Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 20000310

Dossiers: 91-1811-IT-G; 92-1567-IT-G

ENTRE :

Dr BERNARD C. SHERMAN,

appelant/demandeur dans le cadre de la requête,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée/intimée dans le cadre de la requête.

Motifs de l'ordonnance

Bowie, C.C.I.

[1] Le Dr Sherman a interjeté appel devant la Cour des cotisations d'impôt établies à son égard pour les années d'imposition 1985, 1986, 1987 et 1988. Les appels ont été réglés en 1996 et des avis de désistement ont été déposés, mais entre-temps des ordonnances avaient été rendues permettant l'interrogatoire préalable de membres d'un cabinet de comptables agréés, Orenstein & Partners, représenté par deux de ses associés, Albert Title et Peter Browning. Orenstein & Partners s'occupait de la comptabilité de deux sociétés en commandite dans lesquelles l'appelant avait investi beaucoup d'argent à titre de commanditaire. Le seul autre associé était Overseas Credit and Guaranty Corporation (OCGC), le commandité. Un certain nombre de documents (lesquels, par souci de commodité, j'appellerai simplement “ les documents ” ) tirés des dossiers de Orenstein & Partners ont été produits au cours des interrogatoires de MM. Title et Browning. Le Dr Sherman a ensuite intenté une action devant la Cour supérieure de l'Ontario, tel est désormais son nom, et il désire utiliser ces documents au soutien de ses prétentions. Les présentes requêtes visent à obtenir des ordonnances à cette fin.

[2] Il a depuis longtemps été établi dans le droit anglais[1], et, plus récemment, par la plupart des cours supérieures provinciales[2] et la Cour fédérale du Canada[3], que les documents à la production desquelles une personne a été contrainte dans le cadre d'un litige sont reçus par la partie à laquelle ils sont destinés sous réserve d'un engagement implicite de la part de cette partie et de son avocat qu'ils seront utilisés aux seules fins du litige pour lequel ils ont été obtenus. Sous réserve de certaines exceptions clairement définies, toute autre utilisation des documents par la partie qui les reçoit peut soit être assujettie à une ordonnance, soit donner lieu à l'imposition d'une peine pour outrage au tribunal[4]. Cette règle s'applique aussi aux renseignements obtenus de vive voix au cours d'un interrogatoire préalable.

[3] Je ne suis au courant d'aucune affaire dans laquelle s'est posée la question de savoir si la règle de l'engagement implicite s'applique aux documents ou aux autres renseignements produits dans le cadre d'une instance devant la Cour. L'existence de la règle a été reconnue par le juge Bowman, tel était alors son titre, dans l'affaire The Promex Group Inc. c. La Reine[5]. Dans cette affaire, il était toutefois question de documents produits et assujettis à une ordonnance prescrivant qu'ils soient conservées sous pli scellé dans le cadre d'une instance devant la Cour de l'Ontario, qui avait établi que la règle de l'engagement implicite faisait partie intégrante du droit de l'Ontario aux termes de la décision rendue par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Goodman v. Rossi, qui a par la suite été codifiée[6]. Il ne fait toutefois aucun doute dans mon esprit que la règle devrait être appliquée dans notre cour de la même manière qu'elle est appliquée par les autres juridictions, afin d'assurer pareillement la protection des renseignements personnels et l'intégrité de la procédure[7]. Les documents sont donc assujettis à un engagement implicite qui résiste au désistement des appels.

[4] Étant donné que le désistement des appels en l'instance a eu lieu après que les parties furent parvenues à un règlement, les documents n'ont jamais été déposés en preuve ou, par ailleurs, produits dans le cadre d'une audience publique. Sans le consentement de la partie produisant les documents, ceux-ci ne peuvent être utilisés dans le cadre de l'action devant la Cour de l'Ontario que si la présente cour rend une ordonnance libérant le Dr Sherman et son avocat de l'engagement implicite. Aux fins des présentes requêtes, le demandeur a le fardeau de prouver que le préjudice qu'il subira, s'il n'est pas autorisé à produire les documents dans le cadre de l'action devant la Cour de l'Ontario, l'emporte sur le préjudice que la partie produisant les documents, à savoir Orenstein & Partners, subira s'il est autorisé à les utiliser dans le cadre de cette action[8].

[5] Le seul élément de preuve dont je dispose relativement à ces requêtes est la déclaration sous serment de Jennifer Pink. Les paragraphes 5 à 12 de cette déclaration sont ainsi libellés :

[TRADUCTION]

5. Je suis informée par Me D. H. Jack, l'avocat du Dr Bernard Sherman dans le cadre de l'action devant la Cour de l'Ontario, et j'ai tous les motifs de croire, que les documents tirés des dossiers des actions devant la Cour canadienne de l'impôt sont tout à fait pertinents et essentiels au bon déroulement de la procédure devant la Cour de l'Ontario, car ils se rapportent aux activités de Orenstein & Partners, en sa qualité de comptable de la société en commandite, et aux renseignements auxquels elle avait accès à ce titre.

6. Je suis en outre informée par Me D. H. Jack, et j'ai tous les motifs de croire, que Me Jack a demandé à l'avocate des défendeurs, Me Nina Perfetto, de lui remettre un certain nombre de documents tirés des dossiers de Orenstein & Partners, et que Me Perfetto a refusé de produire ces documents pour le motif que Orenstein & Partners n'a plus les documents en sa possession.

7. Je suis en outre informée par Me D. H. Jack, et j'ai tous les motifs de croire, que la position de Me Perfetto dans le cadre de la procédure devant la Cour de l'Ontario est que les défendeurs ne contesteront pas une requête visant à tirer les documents en question des dossiers des actions devant la Cour canadienne de l'impôt. Me Jack m'a informée, et j'ai tous les motifs de croire, que Me Perfetto a expressément déclaré pour le compte des défendeurs que ces derniers ne s'opposeraient pas une requête visant à obtenir l'autorisation de la Cour pour utiliser les documents tirés des dossiers des actions devant la Cour canadienne de l'impôt dans le cadre de la procédure devant la Cour de l'Ontario.

8. Je suis en outre informée par Me D. H. Jack, et j'ai tous les motifs de croire, que dans le cadre de la procédure devant la Cour de l'Ontario, Orenstein & Partners a fait valoir que Revenu Canada, tel était alors son nom, avait pris possession des documents à la suite de l'interrogatoire préalable de MM. Title et Browning pour le compte de Orenstein & Partners.

9. Je suis en outre avisée par Me D. H. Jack, et j'ai tous les motifs de croire, que les documents tirés des dossiers des actions devant la Cour canadienne de l'impôt, lesquelles actions ont été intentées par David C. Nathanson de McDonald & Hayden pour le compte du Dr Sherman, ont été conservés séparément dans les bureaux de McDonald & Hayden et qu'à ce jour ils n'ont pas été utilisés dans le cadre de la procédure devant la Cour de l'Ontario, quoi qu'ils soient accessibles à cette fin si la Cour donne son autorisation.

10. OCGC a cessé d'exister. Son certificat de constitution/fusion a été annulé en application du paragraphe 240(3) de la Business Corporations Act, 1982, au moyen d'une ordonnance datée du 18 mars 1991. A été produite et m'a été montrée, et est annexée sous la cote pièce “ C ” aux présentes, ma déclaration sous serment, une copie conforme d'un avis de dissolution de OCGC daté du 2 avril 1991. En conséquence, OCGC ne peut plus fournir les documents pertinents aux fins de leur utilisation dans le cadre de la procédure devant la Cour de l'Ontario. Comme Orenstein & Partners n'a plus les documents en sa possession, la seule autre source semble être les documents, mentionnés ci-dessus, conservés séparément par McDonald & Hayden.

11. Je ne suis au courant d'aucun préjudice que pourrait subir OCGC si l'ordonnance demandée était rendue, étant donné qu'OCGC a cessé d'exister. En outre, je ne suis au courant d'aucun préjudice que pourrait subir l'Agence des douanes et du revenu du Canada (auparavant appelée Revenu Canada) si l'ordonnance demandée était accordée, étant donné que son action contre le Dr Bernard Sherman a été réglée à tous égards le 13 juin 1996.

12. Les mandants de OCGC, Einar Bellfield et Osvaldo Minchella, ont été condamnés pour fraude par la Cour supérieure de justice de l'Ontario le 9 décembre 1999. Est produite et m'a été montrée, et est annexée sous la cote pièce “ D ” aux présentes, ma déclaration sous serment, une copie conforme de l'acte d'accusation de Einar Bellfield et de Osvaldo Minchella daté du 9 décembre 1999. La condamnation pour fraude se rapportait au fait que OCGC était une opération trompe-l'oeil et non pas l'entreprise qu'elle prétendait être.

[6] Aux paragraphes 5 à 9 de cette déclaration sous serment, la déposante expose les renseignements que lui a fournis Me Jack, lequel a agi comme avocat pour le compte du demandeur dans le cadre de la présente instance. Ces paragraphes revêtent une importance cruciale. Il a été statué à maintes reprises qu'un membre du barreau ne devrait pas comparaître comme témoin et comme avocat dans le cadre de la même instance[9]. Cette règle s'applique, que la preuve soit présentée de vive voix devant la Cour ou au moyen d'une déclaration sous serment[10]; dans ce dernier cas, la règle s'applique lorsque le déposant expose les renseignements fournis par l'avocat, lequel comparaît ensuite comme avocat dans le cadre de la requête[11]. Il est possible de faire exception à cette règle lorsque le contenu de la déclaration sous serment n'est pas contesté[12].

[7] Me Rosen, qui a comparu devant moi pour le compte de Orenstein & Partners et de MM. Title et Browning, et Me Tataryn, qui a comparu pour la Couronne, ont été invités à acquiescer à l'ordonnance demandée, ou, subsidiairement, à consentir à traiter la déclaration sous serment de Jennifer Pink comme un énoncé conjoint des faits aux fins de la requête. Ils ont tous deux refusé d'accéder à l'une ou l'autre des demandes. Cependant, ni l'un ni l'autre ne s'est inscrit en faux contre une partie ou une autre de la déclaration sous serment, qui n'a fait l'objet d'aucun contre-interrogatoire. De même, aucun des deux avocats n'a déposé de déclaration sous serment pour contester les faits énoncés dans la déposition de Mme Pink ou pour compléter ceux-ci. Aucune question de crédibilité ne pouvant se poser dans les circonstances, j'ai donc accepté la déclaration sous serment comme un exposé fidèle des faits, et j'ai autorisé Me Jack à comparaître comme avocat aux fins de l'audition de la requête. Je tiens cependant à préciser que j'ai agi ainsi uniquement parce que les seules parties qui pourraient être concernées par ces documents étaient représentées devant la Cour et que, par l'entremise de leur avocat, elles ont tacitement admis que les faits avaient été exposés de manière exacte et intégrale. Si tel n'avait pas été le cas, j'aurais ajourné l'audition de la requête pour permettre à Me Jack de déposer sa propre déclaration sous serment au soutien de la présente requête et de se faire remplacer par un autre avocat.

[8] La preuve du préjudice que le Dr Sherman pourrait subir s'il n'est pas autorisé à utiliser les documents au soutien de son action devant la Cour de l'Ontario est loin d'être accablante. Cependant, Orenstein & Partners ainsi que MM. Title et Browning n'ont pas contesté la déclaration selon laquelle les documents sont tout à fait pertinents et essentiels au bon déroulement de cette action. De même, ils n'ont pas soutenu que l'ordonnance demandée leur causerait quelque préjudice que ce soit. En outre, mon examen des plaidoiries présentées dans le cadre des présents appels et de l'action devant la Cour de l'Ontario semble confirmer que les documents seraient utiles au déroulement de cette procédure. Une ordonnance sera donc rendue pour libérer le Dr Sherman et son avocat de l'engagement implicite se rattachant aux documents, aux seules fins du bon déroulement de la procédure devant la Cour de l'Ontario. Aucune ordonnance ne sera rendue concernant les dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de mars 2000.

“ E. A. Bowie ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 14e jour de février 2001.

Mario Lagacé, réviseur



[1]               Home Office v. Harman, [1983] 1 A.C. 280.

[2]               Voir Goodman v. Rossi (1995) 24 O.R. (3d) 359 (C.A. de l'Ont.) et les affaires qui y sont citées à la page 372.

[3]               Eli Lilly Co. c. Interpharm Inc., C.A.F., no A-260-93, (1993) 156 N.R. 234, à la page 236.

[4]               Goodman v. Rossi, précitée, à la page 371.

[5]                C.C.I., no 95-1950(IT)G, 24 mars 1998 (98 DTC 1588).

[6]                Règles de procédure civile (Ontario), article 30.1.

[7]               Goodman v. Rossi, précitée, aux pages 368-369.

[8]                Goodman v. Rossi, précitée, aux pages 377-378.

[9]                Stanley v. Douglas [1952] 1 R.C.S. 260, motifs prononcés par le juge Cartwright aux pages 272 à 274 et par le juge Kerwin aux pages 269 et 270; Vandervort c. La Reine, C.C.I., 92-999(IT)G, 21 octobre 1997 ([1998] 1 C.T.C. 2495 (C.C.I.)); Muszka c. Canada, C.A.F., no A-892-92, 15 décembre 1993 ([1994] 1 C.T.C. 365 (C.A.F.)).

[10]              R. v. Deslauriers, (1993) 83 Man.R.(2d) 7 (C.A. Man.).

[11]             R. v. Deslauriers, précitée, à la page 13.

[12]             R. v. Deslauriers, précitée, à la page 13.

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