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Date: 20000630

Dossiers: 98-9304-GST-I; 98-9362-IT-I

ENTRE :

GERARD POWER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] L'appelant a fait l'objet d'une cotisation en vertu de l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu, pour le non-versement de retenues d'impôt sur les chèques de paye d'employés de Vinegar Hill Enterprises Inc. (“ VHE ”), et d'une cotisation en vertu de l'article 323 de la Loi sur la taxe d'accise, pour le non-versement de la taxe sur les produits et services (“ TPS ”) due par VHE lorsque cette dernière a cessé d'être exploitée. Il interjette appel contre ces deux cotisations. Il n'y a aucun différend quant au montant dont VHE est redevable à la Couronne en vertu de chacune des deux lois. La seule question soulevée dans ces appels est de savoir si M. Power a fait preuve d'une diligence raisonnable en sa qualité d'administrateur de VHE, auquel cas il serait en droit de se prévaloir des dispositions d'exemption du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu et du paragraphe 323(3) de la Loi sur la taxe d'accise. Ces deux paragraphes sont libellés quasiment de la même manière, soit :

Loi de l'impôt sur le revenu

227.1(1) Lorsqu'une société a omis de déduire ou de retenir une somme, tel que prévu au paragraphe 135(3) ou à l'article 153 ou 215, ou a omis de remettre cette somme ou a omis de payer un montant d'impôt en vertu de la partie VII ou VIII pour une année d'imposition, les administrateurs de la société, au moment où celle-ci était tenue de déduire, de retenir, de verser ou de payer la somme, sont solidairement responsables, avec la société, du paiement de cette somme, y compris les intérêts et les pénalités s'y rapportant.

[...]

227.1(3) Un administrateur n'est pas responsable de l'omission visée au paragraphe (1) lorsqu'il a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

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Loi sur la taxe d'accise

323.(1) Les administrateurs de la personne morale au moment où elle était tenue de verser une taxe nette comme l'exigent les paragraphes 228(2) ou (2.3), sont, en cas de défaut par la personne morale, solidairement tenus, avec cette dernière, de payer cette taxe ainsi que les intérêts et pénalités y afférents.

[...]

(3) L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

[2] En novembre 1988, la soeur de l'appelant, Sheila Power, avait commencé à confectionner des manteaux et d'autres vêtements en vue de les vendre. Elle exploitait cette entreprise individuelle sous le nom de “ Sheila Sewing Shop ”, à Clarke's Beach (Terre-Neuve). Sheila Power n'a pas témoigné, mais il ressort clairement des dépositions de l'appelant et de son épouse qu'elle n'avait guère le sens des affaires. Son entreprise n'était pas un succès et s'est terminée avec sa faillite, vers la fin de 1992. Non découragée, elle a résolu de se réessayer dans le même type d'entreprise. Elle a découvert qu'elle pourrait obtenir du financement d'un organisme gouvernemental d'aide à la petite entreprise — Enterprise Newfoundland and Labrador (“ ENL ”) — uniquement si son frère se joignait à elle dans le cadre d'une société dont il serait le seul actionnaire et administrateur. Il a accepté de faire cela pour elle, et VHE a été constituée. L'appelant en était le seul actionnaire et administrateur et a fourni à ENL une garantie de prêt de 20 000 $. VHE a acheté le matériel ayant appartenu à Sheila's Sewing Shop, et ENL a consenti un prêt pour d'autre matériel et pour le fonds de roulement.

[3] L'appelant travaille à temps plein comme ingénieur des forages sur des plateformes pétrolières. Au cours de la période à laquelle se rapportent les appels, qui va de la fin de 1992 jusqu'en 1994, il a travaillé principalement au Vietnam, ainsi que dans les pays de l'ancienne Union soviétique. Généralement, il passait quatre à six semaines hors du Canada, revenait pour deux à trois semaines, puis repartait. Selon la pièce A-1, il a passé hors du Canada 247 jours en 1993 et 228 jours en 1994. Lorsqu'il se trouvait hors du Canada, il était pratiquement sans contact avec l'extérieur. Au Vietnam, le mieux qu'il pouvait espérer, c'était un appel téléphonique au Canada par semaine. Ailleurs, la communication était presque impossible.

[4] Dans la nouvelle entreprise, soit VHE, Sheila Power était la principale gestionnaire. Les paragraphes 7 et 8 de chaque avis d'appel se lisent comme suit :

[TRADUCTION]

7. Durant toute la période pertinente, l'appelant travaillait comme entrepreneur indépendant pour des sociétés pétrolières forant des puits de pétrole dans le monde entier. Toutes les décisions quotidiennes étaient laissées à la gestionnaire de VHE, Sheila Power, qui était en fait le seul exploitant de la société.

8. L'appelant jouait un rôle limité dans la société, car Sheila Power s'opposait à toute intervention de M. Power dans les activités de la société. Mlle Power gérait toutes les opérations quotidiennes.

Un directeur, Jeff Atkinson, avait été embauché au début parce qu'il avait une certaine expérience des affaires et jouissait d'une certaine reconnaissance dans la collectivité de Clarke's Beach et des environs. Il travaillait comme directeur général des opérations, tandis que Sheila Power travaillait comme directrice de la production. De temps en temps, il y avait entre trois et six employés pour le travail de production. Après quelques semaines seulement, Jeff Atkinson a démissionné, puis, quelque temps après, une diplômée de fraîche date, Angela Connelly, a été embauchée comme directrice. L'appelant a dit dans son témoignage que, dès le début, sa principale préoccupation était que la TPS et les retenues d'impôt sur le revenu soient versées comme les lois l'exigeaient. Nul doute qu'il avait également certaines préoccupations au sujet de sa garantie de prêt. Vu ses absences du Canada, toutefois, il n'était pas en mesure d'exercer une surveillance étroite ou un contrôle serré sur l'exploitation de l'entreprise. En fait, comme nous le verrons, il n'a exercé que très peu de surveillance et quasiment aucun contrôle.

[5] Entre ses affectations à l'étranger, l'appelant revenait à Terre-Neuve et, avant de repartir, il effectuait au moins une visite d'inspection à l'établissement de la société, situé à Clarke's Beach, soit à environ 100 kilomètres de St. John's. Ce qu'il constatait lors de ces visites à Clarke's Beach devait être décourageant pour lui. Comme je l'ai dit, Jeff Atkinson a quitté l'entreprise après quelques semaines seulement. La première personne à l'avoir remplacé a démissionné avant même de se présenter au travail, et ce n'est qu'ensuite qu'Angela Connolly a été embauchée. L'entreprise a été en difficulté financière dès le début, et l'appelant a témoigné qu'il constatait des foules de problèmes lors de ses visites d'inspection. Il a témoigné que, lors de ces visites, il se préoccupait de savoir si les versements requis en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la Loi sur la taxe d'accise avaient été effectués et, à cette fin, il examinait le carnet de chèques de la société, s'il arrivait à le trouver. Parfois, le carnet de chèques était au bureau de la société et, parfois, il n'y était pas. L'appelant a témoigné qu'il n'y avait pas de série complète de livres qu'il aurait pu examiner et qu'il y avait plutôt, comme il disait, “ des bouts de papier éparpillés un peu partout dans le bureau ”. Quand il interrogeait sa soeur au sujet des versements requis, elle répondait, parfois, qu'il n'y avait pas d'argent pour les faire et, parfois, qu'ils avaient été faits ou le seraient et qu'il n'avait pas à s'inquiéter à cet égard.

[6] Dès le début, l'entreprise a mal été. Les ventes étaient inférieures à ce à quoi on s'était attendu, et Sheila Power avait entrepris d'exécuter des commandes passées à Sheila's Sewing Shop pour lesquelles elle avait déjà été payée et qui n'avaient toutefois pas été livrées. Ainsi, la société exécutait ces commandes sans pouvoir s'attendre à en tirer un revenu.

[7] L'appelant a témoigné qu'il n'avait jamais parlé à Angela Connolly et qu'il ne pouvait déterminer à partir des livres et registres si Revenu Canada avait ou non été payé. Ses relations avec sa soeur s'étaient très vite nettement détériorées, au point où il n'était plus capable de traiter avec elle. Il a témoigné qu'il constatait des foules de problèmes quand il se rendait à Clarke's Beach, qu'il ne savait toutefois pas comment y faire face et qu'il s'était contenté de demander à sa soeur de faire les versements nécessaires à Revenu Canada. De temps en temps, il voyait des lettres de Revenu Canada concernant les comptes et, en 1993, il avait parlé à quelqu'un de Riverside Accounting, soit le cabinet ayant établi la première série d'états financiers pour l'entreprise. Il ne se souvenait toutefois pas de ce qui s'était dit lors de cette conversation. Au cours du contre-interrogatoire, il a témoigné qu'il savait à la fin de 1993 que les versements de retenues d'impôt sur le revenu et de TPS étaient en retard et qu'il n'avait toutefois rien fait à cet égard, si ce n'est obtenir de sa soeur qu'elle lui assure une fois de plus que ces versements seraient effectués.

[8] À la fin de mars 1994, alors que l'appelant était hors du Canada, son épouse, Karen Kennedy, a reçu une copie d'une lettre en date du 17 mars 1994 de W. J. Morrissey, comptable agréé de St. John's, à Ken Martin, de l'Agence de promotion économique du Canada atlantique, soit un des organismes gouvernementaux ayant appuyé VHE financièrement. Cette lettre d'environ quatre pages expose en détail de très sérieux problèmes financiers de VHE. Entre autres choses, elle indique que les fonctions normales de tenue de livres n'étaient pas remplies et qu'il y avait un arriéré d'un peu plus de 5 000 $ quant aux versements de TPS et de retenues d'impôt sur le revenu devant être faits au receveur général. Il est dit ce qui suit aux pages 3 et 4 :

[TRADUCTION]

Gestion

Sheila Power continue à diriger la société sans le concours de l'actionnaire de la société, M. Tony Power [c.-à-d. Gerard Power, l'appelant]. Je suis de plus en plus frustré et mal à l'aise de savoir que Sheila prend des décisions (p. ex. la décision d'utiliser comme fonds de roulement des sommes représentant des obligations législatives) qui pourraient être préjudiciables à M. Tony Power, tant qu'il continue d'être le seul actionnaire.

Une équipe de direction était censée être formée, ce qui n'a pas encore été fait. À ma connaissance, M. Power n'a pas cherché à contacter Sheila Power pour savoir ce qu'il advient de sa société, et Sheila continue à prendre des décisions pouvant avoir des conséquences pour lui. Si la société a quelque chance de devenir prospère, il faut que l'actionnaire principal s'intéresse activement aux affaires de la société ou vende sa participation à quelqu'un qui le fera. La gestionnaire de la société (Sheila Power) et le propriétaire (Tony Power) devraient mettre de côté leurs différends et discuter immédiatement des mesures pouvant être prises à cette fin.

En outre, M. Martin s'était dit préoccupé par le fait que la société utilisait l'arriéré de versements de TPS et de retenues d'impôt sur le revenu comme “ forme très malsaine de fonds de roulement ”.

[9] À ce stade, Karen Kennedy, dont l'époux était parti pour cinq semaines, soit pour une période se situant entre mai et juin, avait pris la situation en main. Elle s'était entretenue par téléphone avec Sheila Power, qui lui avait dit que les versements de TPS et d'impôt sur le revenu avaient été effectués. Mme Kennedy avait vérifié et avait constaté que c'était vrai. Elle était toutefois encore préoccupée au sujet du fonds de roulement et avait rencontré Angela Connolly pour examiner la situation. Subséquemment, elle avait reçu un appel téléphonique d'Angela, qui lui avait dit qu'aucune production ne se faisait et que Sheila Power avait “ perdu le contrôle ”. En juillet, Karen Kennedy avait rencontré Sheila Power et M. Morrissey pour examiner ce qu'il en était. Elle avait essayé de faire en sorte que des représentants d'ENL assistent à cette réunion, mais ils avaient refusé de participer à une réunion avec Sheila Power. Mme Kennedy a témoigné que, à la fin de l'été, elle était convaincue que Sheila Power ne pouvait être crue quand elle disait qu'elle maîtrisait la situation financière. Elle avait demandé à M. Morrissey d'établir des états financiers, ce qu'il a fait, et ces documents ont été examinés au cours d'une réunion tenue le 19 septembre 1994. Ces états indiquaient que, le 31 juillet 1994, l'arriéré de versements de TPS était de 2 313 $ et que l'arriéré de versements de retenues d'impôt était de 6 102 $. Par suite de cette information, Karen Kennedy a pris des mesures pour geler les actifs de l'entreprise, puis, le 28 septembre 1994, elle a fermé l'entreprise.

[10] L'appelant fait valoir qu'il ne devrait pas être considéré comme un administrateur interne, qu'il ne lui était guère possible d'exercer une surveillance et un contrôle sur l'entreprise à cause de ses absences prolongées du Canada et qu'il n'est pas un homme d'affaires d'expérience. Il invoque le fait qu'il avait expliqué à sa soeur qu'il importait d'effectuer en temps opportun les versements de TPS et de retenues d'impôt sur le revenu et qu'il lui avait maintes fois demandé de le faire. Il invoque également les mesures que Karen Kennedy a prises après avoir reçu la copie de la lettre de M. Morrissey, à la fin de mars 1994. Il insiste en outre beaucoup sur le fait que, chaque fois qu'il revenait à St. John's après un séjour à l'étranger, il effectuait au moins une visite d'inspection aux locaux de VHE, à Clarke's Beach, et parfois plus d'une visite.

[11] À mon avis, par ces efforts, l'appelant ne s'est pas acquitté des obligations qui lui incombaient comme seul administrateur de VHE. L'étendue des obligations de l'appelant doit être considérée dans le contexte global de l'entreprise. L'appelant savait que sa soeur avait récemment fait faillite exactement dans le même domaine. Ce facteur et le fait qu'ENL exigeait qu'il soit l'actionnaire et administrateur de la société pour accorder du financement à sa soeur auraient dû l'alerter quant au fait que sa soeur avait besoin de plus qu'une surveillance superficielle dans l'administration des affaires de l'entreprise. Au cours du contre-interrogatoire, il a dit que, dès 1993, il lui était apparu évident que la tenue de livres de VHE était un “ fouillis ” et que les livres n'étaient pas tenus à jour.

[12] L'appelant savait à l'époque de la constitution de VHE qu'il lui serait difficile d'exercer un contrôle efficace, en raison de son programme de voyages à l'étranger. Je n'accepte pas l'allégation selon laquelle cette circonstance excuse le fait qu'il n'a pas exercé de contrôle sur les activités de sa soeur. Comme ses absences étaient prévisibles dès le départ et que Sheila Power avait manifestement besoin d'une surveillance considérable, il s'agit plus d'un aveuglement volontaire de la part de l'appelant que d'une circonstance disculpatoire. Avant la fin de 1993, l'appelant était au courant qu'il y avait un arriéré de versements de TPS et de retenues d'impôt sur le revenu. On pouvait prévoir que, avec des niveaux de ventes insuffisants, le problème se représenterait. L'appelant aurait dû alors prendre des mesures pour remédier à la situation. Tout ce qu'il a fait, c'est de demander maintes fois à sa soeur d'effectuer les versements. À mon avis, c'était insuffisant, et l'appelant n'était pas fondé à compter sur les vagues assurances données par sa soeur, vu le précédent échec commercial et vu les problèmes chroniques existants en matière de trésorerie.

[13] En 1993, lorsqu'il s'est pour la première fois rendu compte du problème, l'appelant aurait pu empêcher que se répètent les omissions de verser la TPS et les retenues d'impôt en faisant en sorte que Karen Kennedy ou une autre personne responsable se charge du compte bancaire de la société. Bien qu'absent du Canada la plupart du temps, il était à St. John's du 19 décembre 1993 au 15 janvier 1994. Il aurait dû alors mettre en oeuvre des mesures de contrôle. Il était également à St. John's entre le 30 avril et le 13 mai 1994, ainsi que du 24 juin au 15 juillet 1994 et du 18 août au 9 septembre 1994. Au cours de l'une quelconque de ces périodes, il aurait pu insister sur l'adoption d'un plan financier destiné à régler le problème relatif au fonds de roulement et aurait pu nommer pour la mise en oeuvre de ce plan un surveillant financier responsable. Au lieu de cela, il a choisi de faire fi du problème. Nul doute qu'il ne lui aurait pas plu d'appliquer de telles mesures à ce que lui et sa soeur considéraient comme l'entreprise de cette dernière. Telle était toutefois la situation dans laquelle l'appelant s'était mis en acceptant d'être le seul actionnaire et administrateur de VHE pour rendre service à sa soeur. Lorsque Karen Kennedy a pris des mesures pour fermer l'entreprise, en août et septembre 1994, elle se trouvait agir trop tard. L'appelant avait alors irrémédiablement omis de s'acquitter de ses obligations législatives envers la Couronne.

[14] Les appels sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 30e jour de juin 2000.

“ E.A. Bowie ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 28e jour de décembre 2000.

Benoît Charron, réviseur

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