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Dossier : 2001-3021(IT)G

ENTRE :

LJP SALES AGENCY INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus les 6 et 7 novembre 2003 à Toronto (Ontario)

Par : L'honorable juge Campbell J. Miller

Comparutions

Avocat de l'appelante :

Me Thomas McRae

Avocate de l'intimée :

Me Marie-Thérèse Boris

____________________________________________________________________

JUGEMENT

          Les appels interjetés à l'encontre des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) pour les années d'imposition 1995, 1996 et 1997 sont admis, avec dépens, et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations, au seul motif que LJP Sales Agency Inc. et Jo-Van Distributors Inc. ne sont pas réputées être des sociétés associées conformément au paragraphe 256(2.1) de la Loi.


Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de décembre 2003.

« Campbell J. Miller »

Juge Miller

Traduction certifiée conforme

ce 24e jour de mars 2004.

Nancy Bouchard, traductrice


Référence : 2003CCI851

Date : 20031201

Dossier : 2001-3021(IT)G

ENTRE :

LJP SALES AGENCY INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Miller

[1]      De prime abord, l'affaire dont je suis saisi concerne l'application des règles techniques sur les sociétés associées. Après avoir entendu les témoins et constaté de première main les souffrances qu'ont endurées, et continuent d'endurer, les Passarello, je vois cependant clairement qu'il s'agit non seulement d'une interprétation objective des règles techniques; il s'agit d'un couple déchiré et de son combat pour rester ensemble. Ce conflit l'a mené à organiser ses activités en sociétés indépendantes, non pas, comme le suggère l'intimée, pour réduire ses impôts avant toute chose, mais uniquement pour empêcher la famille de s'autodétruire.

[2]      La question en litige est de savoir si l'appelante, LJP Sales Agency Inc. ( « LJP » ), société détenue à part entière par Leonard Passarello, et Jo-Van Distributors Inc. ( « Jo-Van » ), société appartenant à 91 p. 100 à l'épouse de M. Passarello, Wendy, et à 9 p. 100 à M. Passarello, sont des sociétés associées. L'intimée soutient qu'elles sont associées conformément au paragraphe 256(2.1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) parce que l'un des motifs principaux de l'existence indépendante des deux entreprises est de réduire le montant des impôts qui seraient autrement payables en vertu de la Loi. Je conclus que même si l'impôt était l'une des préoccupations du conseiller professionnel de l'appelante, la réduction de l'impôt ne constituait pas l'un des motifs principaux de l'existence indépendante des sociétés, et que par conséquent, les sociétés ne sont pas associées conformément au paragraphe 256(2.1).

Faits

[3]      M. et Mme Passarello se sont mariés vers le milieu des années 60. M. Passarello travaillait dans le domaine de la serrurerie. Persuadé qu'il réussirait mieux en se mettant à son compte, il a établi son propre commerce de serrurerie à domicile, mais n'a pas tardé à s'installer dans un magasin. Mme Passarello participait activement aux affaires et dirigeait en fait le magasin pendant que M. Passarello servait la clientèle. L'entreprise était constituée en personne morale sous la raison sociale Supreme Locksmiths Limited ( « Supreme » ).

[4]      Dans les années 70, Mme Passarello a brièvement dirigé une entreprise de systèmes d'alarme sous les auspices de la personne morale Academy Security Systems Ltd. ( « Academy » ). Ce projet a échoué et l'entreprise est restée inactive pendant un certain temps, quoique Mme Passarello ait racheté les parts des autres actionnaires d'Academy jusqu'à ce qu'elle détienne 91 p. 100 d'Academy, tandis que M. Passarello détenait les 9 p. 100 restants. Tout au long des années 70, M. et Mme Passarello ont pris les mesures nécessaires pour obtenir leur diplôme de serrurier. M. Passarello a commencé à prendre une part active aux activités de la American Association of Locksmiths, dont il a fini par devenir le président.

[5]      En 1980, les Passarello ont décidé de construire un centre commercial et d'y transférer les activités de Supreme. Le centre commercial a été construit par Supreme, qui en était propriétaire. Puis, les Passarello ont créé une division de commerce de gros pour les serrures et le stock connexe. En 1982, Academy a été relancée dans ce but et a commencé ses activités sous une nouvelle raison sociale : Jo-Van. Les affaires augmentaient régulièrement, et Academy s/n Jo-Van a bientôt emménagé dans ses propres locaux sur l'avenue Crockford, quoique brièvement avant de s'installer sur une plus grande superficie de l'avenue Warden vers la fin des années 80. L'acquisition de la propriété de l'avenue Warden demeurait un projet coûteux pour Academy s/n Jo-Van, qui a emprunté des sommes considérables à Supreme et à la banque. Mme Passarello dirigeait Academy s/n Jo-Van.

[6]      En 1988, Supreme a reçu de Chubb Securities ( « Chubb » ) une offre qu'elle ne pouvait pas refuser, et ne l'a pas refusée. Elle a vendu son actif commercial à Chubb tout en conservant les biens immobiliers, soit le centre commercial. Supreme a dû changer sa raison sociale, conformément à l'entente conclue avec Chubb, pour devenir la VMP Properties Inc. ( « VMP » ), société dont la seule activité à ce moment-là était la possession du centre commercial.

[7]      Vers le début des années 90, M. Passarello aidait Mme Passarello à administrer Academy s/n Jo-Van dans une certaine mesure, mais je constate que Mme Passarello dirigeait vraiment l'entreprise. Pendant ce temps, M. Passarello s'occupait du centre commercial et travaillait beaucoup pour la American Association of Locksmiths. Sa participation aux activités d'Academy s/n Jo-Van consistait à aider à la promotion des ventes.

[8]      Academy s/n Jo-Van connaissait des difficultés financières avec la banque. La propriété de l'avenue Warden ployait sous le poids d'une hypothèque de 12 p. 100 alors qu'au début des années 90, les taux avaient baissé à 7 p. 100 ou 8 p. 100. La valeur de la propriété avait aussi chuté de moitié. Les Passarello ont tenté de renégocier avec la banque. Selon M. David Fine, leur comptable, si l'entreprise en exploitation avait occupé les locaux d'une société indépendante de la propriété, il est probable qu'ils auraient tout simplement remis la propriété aux mains de la banque. Ils ont cependant fini par trouver de nouveaux capitaux et, sur les conseils de M. Fine, le 1er novembre 1994, Academy s/n Jo-Van a converti ses intérêts, autres que ceux de la propriété, en une nouvelle entreprise, Jo-Van Distributors Inc. La participation des actionnaires dans Jo-Van demeurait identique à celle d'Academy, c'est-à-dire que Mme Passarello détenait 91 p. 100 et M. Passarello, 9 p. 100. À la suite de l'opération, Jo-Van devait 400 000 $ à Academy. M. Fine a décrit cette opération comme une opération de mise à l'abri des créanciers, séparant l'entreprise des biens immobiliers.

[9]      Pour récapituler, d'un point de vue commercial, juste avant mai 1994, M. Passarello détenait toutes les actions de VMP, qui possédait le centre commercial. Son revenu avant impôt en 1994 s'élevait à 116 000 $, dont 68 000 $ représentaient les intérêts et le reste, le loyer. Mme Passarello détenait 91 p. 100 d'Academy, qui continuait sous la raison sociale de Jo-Van et qui a réorganisé ses activités plus tard dans l'année pour permettre à Jo-Van de poursuivre dans la vente de gros, tandis qu'Academy conservait la propriété de l'avenue Warden. M. Fine a témoigné qu'il conseillait chaque année aux Passarello de réduire le revenu de société sous la limite de 200 000 $ des petites entreprises en versant des dividendes exceptionnels. Tout indiquait vers le milieu des années 90 que la fortune souriait à Jo-Van, surtout que ses difficultés financières avec la banque étaient en train de se régler. M. Passarello ne s'occupait plus du commerce de serrurerie Supreme, ralentissait ses nombreuses activités au sein de la American Association of Locksmiths et aidait à promouvoir les ventes d'Academy s/n Jo-Van. M. Passarello voyait bien que Mme Passarello était en passe de voir sa valeur nette augmenter considérablement plus vite que la sienne. La portée de ce fait s'éclaircit lorsqu'on examine la navrante histoire de la dynamique familiale.

[10]     En 1994, le fils et la fille des Passarello avaient 28 et 17 ans respectivement. Les problèmes des Passarello avec leurs enfants ont largement dépassé la préoccupation normale que ressentent les parents à l'égard de leurs enfants devenus de jeunes adultes. Il est inutile d'entrer dans les détails sauf pour souligner que M. Passarello était profondément affecté par leur comportement. M. Passarello a déclaré lors d'un émouvant témoignage qu'il était gêné de ses enfants, car ceux-ci n'avaient aucun respect pour leurs parents ou pour la réputation de la famille. Il estimait qu'ils trompaient Mme Passarello pour arriver à leurs fins. Il se sentait humilié et déçu au point de vouloir les déshériter. Mme Passarello admettait ces problèmes mais alléguait qu'ils étaient toujours ses enfants et qu'elle ne pouvait tout simplement pas les abandonner. À cause de cela, une brouille s'est installée entre les Passarello. Ils ont essayé de prendre conseil, ils ont vu des psychologues et des psychiatres. Ils ont même songé au divorce. Comme l'a raconté M. Passarello, son monde s'écroulait autour de lui.

[11]     M. Passarello s'est adressé à M. Fine pour déterminer comment lui et Mme Passarello pouvaient chacun procéder comme ils le souhaitaient vis-à-vis des enfants. M. Fine connaissait la famille et voyait bien le tourment que les Passarello enduraient. Il a aussi indiqué que selon lui, Mme Passarello ne serait pas disposée à céder des parts d'Academy s/n Jo-Van. Il a donc rédigé ainsi sa recommandation à M. Passarello, dans une note datée du 5 mai 1994[1] :

          [traduction]

Dest. :               Len Passarello

Expéd. :            David M. Fine

Date :                Le 5 mai 1994

Je m'apprête à écrire certains des points dont nous avons parlé le mois dernier lorsque vous avez signé vos déclarations de revenus des particuliers. Vos principales préoccupations étaient les suivantes :

1.          Jo-van est en train de devenir très rentable, et les bénéfices continueront sans doute d'augmenter conformément à la hausse de volume prévue. Vous craignez que Wendy ne devienne beaucoup plus riche que vous. Wendy détient 91 p. 100 de Jo-Van, qui représente la principale source d'argent liquide, et 91 p. 100 d'Academy, qui possède l'édifice situé au 929 Warden. Vous détenez 9 p. 100 de chaque entreprise et 100 p. 100 de VMP, qui possède le centre commercial de Lawrence. Selon vous, cet état de choses n'a aucun sens.

2.          Vous étiez également préoccupé parce que vos enfants se tiennent à l'écart de vous et que vous ne souhaitez pas leur laisser vos biens en héritage, tandis que Wendy est prête à leur laisser les siens.

            Vous sembliez très inquiet parce que vous êtes certain qu'ils auront tôt fait de dilapider leur héritage.

3.          Puisqu'elle exerce un contrôle important sur Jo-Van, Wendy pourrait à sa guise vendre l'entreprise à un tiers et en tirer une somme considérable.

Nous avons envisagé plusieurs options pour résoudre le dilemme :

            1.          Acheter des parts de Wendy - elle a refusé.

                        Cela a provoqué une dispute avec elle; vous n'avez pas voulu pousser plus loin, de crainte que cela n'affecte votre mariage. D'ailleurs, cela ne serait pas une solution s'il vous fallait payer la juste valeur marchande.

2.          Mettre un terme à toute relation avec Jo-Van. Encore là, vous craigniez que cela n'affecte votre mariage.

3.          Constituer votre propre entreprise en société pour reprendre les fonctions de marketing et de vente de Jo-Van contre un pourcentage fixe des ventes de Jo-Van. Cela a pour effet de transférer ce pourcentage de bénéfices de Jo-Van à votre entreprise. Ainsi, à mesure que le volume des ventes de Jo-Van augmentera, les bénéfices et la valeur de votre entreprise augmenteront aussi. De plus, si Wendy décide de vendre ses parts dans Jo-Van, et si elle est d'accord, vous pourriez participer à l'accroissement de valeur de l'entreprise en faisant inclure la vente de vos actions dans la nouvelle entreprise dans la vente des actions de Jo-Van.

            À titre d'exemple, puisque Jo-Van prévoit des volumes annuels supérieurs à sept millions de dollars, les bénéfices de votre entreprise, en supposant un taux de 5 p. 100 des ventes, s'élèveraient à 350 000 $, ce qui serait plus équitable.

            Vous veillerez bien entendu à rédiger votre testament conformément à vos volontés.

Je suis à votre disposition pour discuter de la présente note quand cela vous conviendra.

[12]     M. Passarello a signé son testament en avril 1994 en divisant le reste de ses biens à parts égales entre son petit-fils et des oeuvres de charité. Il est intéressant de souligner la disposition restrictive qui accompagne le legs à son petit-fils[2] :

[traduction]

[...] Si, à ce moment-là, ou s'il a atteint l'âge de trente-cinq (35) ans ou plus à mon décès, il porte encore les prénom et nom officiels de LEONARD MICHAEL JOHN PASSARELLO, qu'il est généralement connu sous ce nom et qu'il n'a été reconnu coupable d'aucun crime grave, il sera en droit de recevoir, tout à fait pour son usage personnel, les biens qui resteront dans la présente fiducie à ce moment-là.

Il est clair que M. Passarello était profondément traumatisé par la dégradation de sa relation avec son fils.

[13]     Dans son testament daté de juin 1994, Mme Passarello divisait ses biens à parts égales entre ses deux enfants.

[14]     Les Passarello ont suivi les conseils de M. Fine, et M. Passarello a constitué LJP en personne morale. Le 1er juin 1994, LJP a conclu une convention d'agence commerciale avec Academy s/n Jo-Van qui, le 1er novembre, a été transférée au nom de Jo-Van dans le cadre de la réorganisation d'Academy s/n Jo-Van. La convention d'agence commerciale prévoyait une commission de 5 p. 100 des recettes nettes d'Academy s/n Jo-Van visant les commandes obtenues par LJP.

[15]     Interrogés séparément au sujet des questions d'impôt dans la création des sociétés indépendantes, M. Passarello a répondu que l'impôt était le dernier de ses soucis et Mme Passarello, qu'elle ignorait tout des épargnes fiscales. Les Passarello laissaient manifestement la planification fiscale aux soins de leur comptable.

[16]     Les rapports étaient tendus entre les Passarello et le sont encore, bien que la répugnance initiale de M. Passarello à participer à la promotion des ventes ait fait place à une attitude plus coopérative. Il assume un rôle qui revenait auparavant à un tiers représentant engagé par Academy s/n Jo-Van. M. Passarello demeure la figure de proue de Jo-Van car, comme l'a déclaré Mme Passarello, M. Passarello est toujours le serrurier bien connu de toute la communauté. De plus, Mme Passarello a admis avec regret que le milieu de la serrurerie semblait préférer faire affaire avec un homme. Si elle demandait conseil à M. Passarello concernant les stocks, elle lui faisait toutefois comprendre très clairement qu'il lui appartenait à elle de décider la quantité de stocks qui serait achetée. J'ai l'impression que le commerce fonctionnait de telle manière que Mme Passarello en était bel et bien la propriétaire, avec M. Passarello comme prête-nom et spécialiste du marketing.

[17]     LJP partageait des locaux avec Jo-Van, quoique l'agence commerciale de M. Passarello soit installée dans une autre partie de l'édifice. Le personnel de LJP et celui de Jo-Van tenaient tous deux le comptoir de vente. Les livres de paie, les comptes bancaires et les téléphones étaient distincts. LJP versait un loyer à Jo-Van. La plupart des dépenses étaient remboursées à LJP, à l'exception du loyer et du salaire de M. Passarello.

[18]     M. Fine a confirmé l'explication des Passarello quant à leurs difficultés et leurs besoins en 1994. Selon lui, en séparant l'important secteur du marketing du reste de l'entreprise, M. Passarello pouvait avoir part au fonds commercial croissant de l'entreprise si elle était vendue ultérieurement. Il a laissé entendre que les autres options restaient limitées, étant donné que Mme Passarello était peu disposée à se défaire de tout pourcentage de participation dans Jo-Van. M. Fine a affirmé qu'il n'a pas fourni d'autres conseils sur les sociétés indépendantes, sauf pour égaliser l'accumulation future des richesses afin que leur distribution aux enfants puisse s'effectuer conformément aux volontés des Passarello. Il a déclaré que l'impôt n'était pas en cause, tout en reconnaissant avoir organisé dans l'ensemble les affaires commerciales des Passarello de façon rentable au point de vue fiscal. Il a décrit cet arrangement comme le moins dommageable sur le plan fiscal.

Analyse

[19]     En l'espèce, la seule question en litige est celle de savoir si le paragraphe 256(2.1) de la Loi s'applique pour que LJP et Jo-Van soient réputées être des sociétés associées. Le paragraphe 256(2.1) est ainsi rédigé :

256(1) Pour l'application de la présente loi, deux sociétés sont associées l'une à l'autre au cours d'une année d'imposition si, à un moment donné de l'année :

           

            [...]

(2.1)      Pour l'application de la présente loi, s'il est raisonnable de considérer qu'un des principaux motifs de l'existence distincte de plusieurs sociétés au cours d'une année d'imposition consiste à réduire les impôts qui seraient payables par ailleurs en vertu de la présente loi ou à augmenter le crédit d'impôt à l'investissement remboursable prévu à l'article 127.1, ces sociétés sont réputées être associées les unes aux autres au cours de l'année.

[20]     Selon moi, le principal motif de l'existence distincte des sociétés était de satisfaire au désir des Passarello de diviser également l'accumulation future de leurs richesses pour pouvoir léguer leurs biens respectifs comme ils l'entendaient, c'est-à-dire ceux de Mme Passarello aux enfants et ceux de M. Passarello à son petit-fils et à des oeuvres de charité, de manière à déshériter ses enfants. On trouve à l'appui le témoignage le plus crédible des Passarello, soit les documents (testaments, convention d'agence commerciale, actes de cession) et le témoignage corroborant de M. Fine. En ce qui concerne M. et Mme Passarello, la séparation des entreprises avait pour unique motif de résoudre le désaccord qui divisait la famille. La séparation des sociétés a permis aux Passarello de conclure une trêve, bien que précaire, et de reprendre leur vie en main.

[21]     Existait-il toutefois un second motif principal de séparer les entreprises, soit celui de réduire l'impôt? Me McRae, avocat de l'appelante, a résolument soutenu qu'il n'existait qu'un seul motif principal et que le témoignage convaincant des Passarello était digne de foi. J'accepte les assertions des deux avocats selon lesquelles la crédibilité est cruciale. Je crois aussi au témoignage des Passarello, mais je considère nécessaire d'examiner les circonstances connexes et les personnes qui ont effectivement conçu l'arrangement, d'autant qu'en l'espèce, il apparaît que les Passarello s'appuyaient entièrement sur leur conseiller professionnel pour leur planification fiscale.

[22]     L'avocate de l'intimée a glané parmi les nombreuses affaires traitant de ce point un certain nombre de circonstances qu'il me faut considérer pour déterminer « s'il est raisonnable de considérer qu'un des principaux motifs » est la réduction de l'impôt. J'étudie cependant ces facteurs dans le contexte de ma conclusion que les Passarello eux-mêmes n'avaient qu'un seul motif de séparer les sociétés. Toutefois, comme l'a souligné Me Boris, avocate de l'intimée, ce motif pourrait être inconscient et pour appuyer cet argument, elle invoque le passage suivant du juge Urie dans l'affaire Levitt-Safety (Eastern) Ltd. et Levitt-Safety Limited c. M.R.N.[3] :

[...] À mon avis, la description des problèmes qu'il a faite est digne de foi et je crois qu'il a pris les mesures en cause pour des raisons d'affaires et personnelles valables. Toutefois, je ne crois pas que ce soit là les seules raisons qui ont motivé les modifications de la structure corporative de son entreprise. À mon avis, la preuve indique également que M. Levitt et ses conseillers ont songé aux importantes économies d'impôt qu'ils allaient réaliser en résolvant les problèmes comme ils l'ont fait, soit en divisant l'entreprise de Safety en trois entités distinctes, non associées les unes aux autres au sens de l'article 39 de la Loi de l'impôt sur le revenu alors en vigueur. Comme l'a déclaré le président Jackett, maintenant juge en chef, dans l'arrêt Holt Metal Sales of Manitoba Limited et autres c. Le ministre du Revenu national (1970) R.C.E. 612, à la p. 622 [79 DTC 6108 aux pages 6111-12] :

Si le dossier pouvait me convaincre que certains de ces motifs, ou leur totalité, ainsi que d'autres motifs qui ont été avancés, ont été suffisamment contraignants, de l'avis de William Holt, et de ses conseillers, pour les obliger à envisager la création des appelantes de préférence à toute autre méthode susceptible de les conduire au même résultat, je pense qu'il me serait alors possible de conclure que la réduction probable des impôts sur le revenu, par la création de trois compagnies au lieu d'une, qui leur permettait de bénéficier du taux de 18 %, n'était pas l'un des « principaux » motifs ayant conduit à cette décision. Il s'est présenté des cas où d'autres considérations imposaient la création de plusieurs corporations et où le bénéfice relatif à l'impôt sur le revenu était seulement accessoire. Par exemple, dans l'affaire Jordans Rugs Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1969 C.T.C. 445 [69 DTC 5290]. Dans notre affaire, cependant, on n'a pas essayé de démontrer que, de l'avis de William Holt et de ses conseillers, le seul moyen de réaliser un ou plusieurs de ces objectifs contraignants (tel que l'attribution de droits réels aux membres de la famille) était la création d'un ensemble de compagnies (et en fait, il existait certainement d'autres méthodes pour réaliser ces objectifs); on ne peut qu'en conclure que la perspective d'une importante réduction annuelle de l'impôt sur le revenu doit avoir été, consciemment ou inconsciemment, l'un des principaux facteurs qui ont poussé William Holt et ses conseillers à choisir cette méthode de réorganisation et de réaménagement des affaires de William Holt de préférence à toute autre solution.

(Non souligné dans l'original.)

[23]     Il est inhabituel pour la cour d'invoquer un motif inconscient d'une personne, surtout lorsque le témoignage de la personne y est si résolument contraire. Les inférences doivent être accablantes pour soutenir un tel argument. Les circonstances de l'affaire Levitt, précitée, n'étaient pas celles d'une famille en ébullition, mais celles d'hommes d'affaires déjà au courant des avantages fiscaux et prenant des décisions opérationnelles calculées. D'ailleurs, la Cour n'a tout simplement pas accepté les affirmations de M. Levitt et a invoqué des circonstances connexes pour conclure que l'impôt était un motif principal. Je suis confronté à une situation considérablement différente. Je vais donc aborder les nombreux facteurs qui, selon Me Boris, sont si convaincants qu'ils permettent de tirer une déduction pouvant l'emporter sur l'affirmation de M. Passarello selon laquelle l'impôt n'était pas un motif principal.

[24]     (i)       Les activités ont-elles changé? Me Boris fait allusion à l'affaire Debruth Investments Ltd. c. M.R.N.[4], dans laquelle, selon le juge Collier, rien n'avait vraiment changé dans le fonctionnement de l'entreprise, et ce fait confirmait le point de vue que la réduction de l'impôt était le motif principal. Cependant, dans cette affaire, une partie du témoignage révélait que l'impôt avait été expressément considéré, ce qui soulevait la possibilité que la réduction de l'impôt ait été l'un des motifs principaux. Le juge Collier examinait les faits objectifs pour confirmer ce but. Dans le cas des Passarello, rien n'indique clairement que l'on ait prêté une attention particulière à l'impôt. En l'occurrence, le fait que les activités de Jo-Van se sont poursuivies à peu près de la même manière après la constitution en personne morale de LJP qu'avant cette constitution ne confirme pas l'existence d'un motif fiscal antérieur. Je prends en note que les deux entités avaient des comptes, des comptes bancaires, des livres de paie et des téléphones distincts, tout en occupant certainement les mêmes locaux. Aux yeux du public, elles semblaient une seule et même société, la société Jo-Van. Même si Jo-Van ne remboursait pas le salaire de M. Passarello versé par LJP et le loyer payé par LJP, elle remboursait la plupart des autres dépenses. On voit donc effectivement à certains signes que les activités n'ont pas changé de façon notable, mais je n'y trouve pas de raison suffisante pour conclure que la réduction d'impôt était au nombre des motifs principaux.

[25]     (ii)       Le rôle de M. et Mme Passarello a-t-il changé? Le rôle de M. Passarello a seulement changé dans la mesure où, en réduisant ses activités au sein de la American Association of Locksmiths et en s'accoutumant à cette nouvelle trêve, il consacrait plus de temps à l'effort de promotion des ventes. Il est demeuré la figure de proue de Jo-Van, en dépit de la structure indépendante de la société. Mme Passarello a poursuivi ses activités à peu près comme auparavant.

[26]     (iii)      Où se situait Academy s/n Jo-Van par rapport à la limite maximale des petites entreprises avant la création de LJP? À la fin de l'exercice terminé le 31 octobre 1993, le revenu avant impôt d'Academy s/n Jo-Van s'établissait à 143 000 $ et à l'exercice suivant, à 185 000 $. La conclusion que Me Boris souhaite me voir tirer de tout cela est claire.

[27]     (iv)      Quelles étaient les autres mesures de planification fiscale de LJP et Jo-Van? Les Passarello ont reconnu que leur comptable réduisait chaque année le revenu en deçà de la limite des petites entreprises grâce au versement de dividendes exceptionnels. Ils se sont adressés à un conseiller fiscal lors de la réorganisation d'Academy pour la mettre à l'abri des créanciers. D'après Me Boris, la fin justifiait tellement les moyens qu'en deux ans, des dividendes de 20 000 $ et de 25 000 $ ont été versés à la fille déshéritée des Passarello. En outre, M. Fine comprenait les conséquences fiscales et fournissait régulièrement des conseils à cet égard. Il est raisonnable, selon Me Boris, qu'il continue de le faire dans la création de LJP, de même qu'il serait raisonnable de penser que les Passarello s'attendent à cela de sa part. Je ne suis pas convaincu que de telles inférences, étant donné le témoignage de première main de M. Fine et des Passarello, permettent de conclure que l'impôt était l'un des motifs principaux. Je suis persuadé que les Passarello pouvaient s'attendre et s'attendaient effectivement à ce que leur conseiller réalise leur objectif principal de façon rentable sur le plan fiscal. Cela n'est certainement pas déraisonnable à la lumière des conseils professionnels reçus précédemment. Pourtant, il faut faire un grand bond en avant pour conclure, à partir de certaines attentes particulières concernant l'efficacité fiscale d'une nouvelle structure dont le principal motif est si clair, que la réduction de l'impôt est l'un des principaux motifs de cette structure. M. Fine n'a pas cité l'impôt comme motif, et encore moins comme motif principal. Il se préoccupait de la famille, et son objectif était de répondre aux besoins de celle-ci. Je demeure persuadé qu'en raison de sa formation et de ses rapports antérieurs avec les Passarello, M. Fine avait bien l'impôt comme mobile, ou comme motif, si l'on veut, pour proposer l'arrangement, mais c'était un motif secondaire, et non principal.

[28]     (v)      L'objectif des Passarello aurait-il pu être atteint par d'autres moyens? Ce facteur est mentionné dans d'autres affaires, par exemple celle de Baycast Products Ltd. and Bay Bronze (1962) Ltd. v. M.N.R.[5]. Dans des circonstances moins tendues, un autre plan ne prévoyant pas la séparation des sociétés aurait peut-être marché. Cependant, la famille était en crise et voulait une résolution. Me Boris a examiné la possibilité d'une réorganisation interne de la société, d'une forme de gel partiel avec M. Fine. Ce dernier est demeuré inflexible en déclarant que Mme Passarello se refusait à toute modification de sa participation dans Jo-Van.

[29]     Me Boris a contesté l'efficacité du plan en soutenant que M. Passarello aurait pu toucher la commission de 5 p. 100 à titre personnel. Elle a aussi maintenu que rien ne garantissait qu'un acheteur acquerrait à la fois Jo-Van et LJP, ce qui ne réaliserait pas le but des Passarello de leur permettre à tous deux de profiter de l'accroissement de valeur du fonds commercial. Je ne suis pas d'accord. Les Passarello avaient le pouvoir de contrôle sur ce qu'ils vendaient. La vente de l'entreprise pourrait éventuellement être structurée de manière à exiger l'achat des deux sociétés, suivant une ventilation appropriée du prix. En outre, que M. Passarello accepte simplement la commission personnellement ne réaliserait pas non plus l'objectif des Passarello à cet égard. La possibilité de vendre le fonds commercial accumulé était essentielle à la recommandation de M. Fine dans sa note de mai 1994.

[30]     M. Fine a déclaré qu'il aurait pu y avoir d'autres stratégies rentables sur le plan fiscal, bien qu'il n'en ait nommé aucune. Étant donné le besoin urgent des Passarello de régler leurs problèmes familiaux, je ne suis pas surpris qu'il n'ait pas entrepris de passer longuement en revue chaque arrangement possible. Il a conçu un plan qui semblait sensé aux Passarello, en conservant à Mme Passarello la même participation dans Jo-Van, en divisant l'accroissement du fonds commercial et en rejetant des mesures plus draconiennes, telles que le divorce. Je ne conclus pas de ces circonstances que l'impôt devait être l'un des motifs principaux.

[31]     (vi)      S'il n'y avait pas eu d'avantage fiscal, le plan aurait-il été adopté de toute façon? Ce critère succinct présenté dans l'affaire Jordans Rugs Ltd. et al. v. M.N.R.[6] est adopté par le juge Mogan dans l'affaire Rosner Management Inc. c. M.R.N.[7]. Il donne lieu à des conjectures mais je n'hésite pas à conclure qu'absolument, d'après les faits, les Passarello auraient séparé les sociétés s'il n'y avait pas eu d'avantage fiscal. Leur principal motif, le seul qui existait pour eux, aurait quand même été accompli. Aucune preuve ne donne à penser que les Passarello aient exigé un arrangement qui devait produire une réduction de l'impôt. Le simple fait d'avoir organisé dans le passé leurs affaires commerciales de façon rentable au point de vue fiscal ne suffit pas pour déduire que l'impôt, dans un contexte aussi chargé d'émotion, était crucial dans cet arrangement. Il ne l'était pas, pas plus qu'il n'était l'un des motifs principaux.

Conclusion

[32]     La présente affaire est une question de fait et d'appréciation de la crédibilité. Je crois que les Passarello ne pensaient pas à réduire l'impôt en divisant l'entreprise en deux sociétés. L'impôt n'était pas un motif pour eux, et encore moins un motif principal, bien qu'ils se soient attendus à ce que M. Fine règle ces considérations fiscales de manière rentable, comme il l'avait fait jusque là. M. Fine n'aurait pas accompli sa tâche vis-à-vis des Passarello s'il n'avait pas pris l'impôt en ligne de compte, mais cette considération était manifestement secondaire par rapport à son désir d'aider la famille à résoudre un dilemme déchirant. Je suis persuadé que la réduction de l'impôt n'était pas l'un des motifs principaux des recommandations de M. Fine. La Couronne voudrait que je conclue, à partir des circonstances connexes que j'ai énumérées, à l'existence d'un motif principal « inconscient » pour réduire l'impôt. Les inférences tirées du fait que les activités se sont poursuivies de la même manière après la constitution en personne morale de LJP, avec M. Passarello qui conservait un rôle dans la vente, combinées à une planification fiscale antérieure efficace, ne suffisent pas à vaincre la réalité qu'il existait un seul motif principal pour l'existence distincte des sociétés.

[33]     Les appels sont admis et la question est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations, au motif que LJP et Jo-Van ne sont pas des sociétés associées. Les dépens sont adjugés à l'appelante.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de décembre 2003.

« Campbell J. Miller »

Juge Miller

Traduction certifiée conforme

ce 24e jour de mars 2004.

Nancy Bouchard, traductrice



[1]           Pièce A-1, onglet 8.

[2]           Pièce A-1, onglet 7, page 2.

[3]           C.F. 1re inst., nos T-765-71 et T-766-71, 17 juillet 1973 (73 DTC 5374).

[4]           C.F. 1re inst., nos T-609-71, T-610-71, T-611-71, T-612-71, 4 mai 1973 (73 DTC 5233).

[5]           69 DTC 267 (Commission d'appel de l'impôt).

[6]           [1969] C.T.C. 445.

[7]           C.C.I., no 90-2274(IT), 18 décembre 1992 (93 DTC 127).

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