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Dossier : 2004-4589(EI)

2004-4590(CPP)

 

ENTRE :

ANDRE GAGNON,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appels entendus le 21 novembre 2005, à Sudbury (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge E.A. Bowie

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelant :

Me Paul Lefebvre

 

Avocat de l’intimé :

Me Charles Camirand

 

JUGEMENT

 

          Les appels interjetés en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l’assurance‑emploi (la « Loi ») et de l’article 28 du Régime de pensions du Canada (le « Régime ») sont rejetés; la décision du ministre du Revenu national rendue à l’égard de l’appel porté devant lui en vertu de l’article 91 de la Loi et la décision du ministre à l’égard de la demande qui lui a été présentée en vertu de l’article 27.1 du Régime sont confirmées.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de février 2006.

 

 

« E.A. Bowie »

Juge Bowie

 

Traduction certifiée conforme

ce 13e jour de juin 2007.

D. Laberge, LL.L.


 

 

 

Référence : 2006CCI66

Date : 20060201

Dossier : 2004-4589(EI)

2004-4590(CPP)

 

ENTRE :

ANDRE GAGNON,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Bowie

 

[1]     Les présents appels sont interjetés en vertu de la Loi sur l’assurance‑emploi[1] (la « Loi ») et du Régime de pensions du Canada[2] (le « Régime »). La même question est soulevée dans chacun des appels. Il s’agit de la question de savoir si certains des individus qui travaillaient effectivement pour l’appelant au cours de la période allant du 1er janvier 2002 au 24 novembre 2003 étaient des employés engagés en vertu d’un contrat de louage de services ou des entrepreneurs indépendants engagés en vertu d’un contrat d’entreprise? Le représentant du ministre du Revenu national a décidé qu’ils étaient des employés. L’appelant a porté les décisions en appel devant le ministre en vertu de l’article 91 de la Loi et de l’article 27 du Régime, et les décisions ont été confirmées. M. Gagnon interjette maintenant appel de ces décisions devant la Cour en vertu de l’article 103 de la Loi et de l’article 28 du Régime.

 

[2]     Les noms des individus dont le statut est en cause dans les présents appels figurent à l’annexe A des présents motifs du jugement.

 

[3]     Cette question a fait couler beaucoup d’encre au cours des 150 dernières années. Dans les provinces de common law du Canada, l’arrêt Sagaz[3] de la Cour suprême du Canada lie les tribunaux de première instance[4]. Comme le juge McGuigan l’a expliqué dans l’arrêt Wiebe Door[5], il incombe au juge de première instance d’examiner avec soin tous les éléments de preuve, puis d’appliquer aux faits le critère à quatre volets qui a été établi au fil des ans et qui a été approuvé dans ces deux affaires. Il faut donc examiner les faits se rapportant au droit de l’employeur prévu dans le contrat de superviser et de contrôler la façon dont le travail est effectué, à la propriété des instruments de travail nécessaires pour faire le travail, et à la possibilité de profit et au risque de perte du travailleur dans le cadre de son travail. Il est également utile de tenir compte du niveau d’intégration du travail dans l’entreprise de l’employeur, mais du point de vue du travailleur, pas de celui de l’employeur. Il faut se rappeler que cet examen sert à décider si le travailleur est un entrepreneur travaillant à son compte ou bien s’il est un employé salarié qui travaille dans l’entreprise d’une autre personne, parce que la Loi vise de manière générale à fournir une assurance aux personnes qui travaillent en vertu d’un contrat de louage de services contre la perte de leur emploi; elle ne vise pas à fournir une assurance aux entrepreneurs qui ne réussissent pas en affaires. L’importance de la distinction, aux fins du Régime, est que les employeurs sont tenus de verser des cotisations pour le revenu de retraite des employés salariés. Il faut donc chercher des indices montrant l’existence d’une entreprise. C’est pour cette raison que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Wiebe Door, et la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Sagaz, ont explicitement approuvé la façon dont le juge Cooke a formulé les critères dans l’affaire Market Investigations[6], où il a posé la question suivante :

 

[TRADUCTION] La personne qui s’est engagée à accomplir ces tâches les accomplit‑elle en tant que personne à son compte?

 

Selon moi, les juges de première instance qui ont à trancher cette question dans un contexte d’emploi dans une province de common law du Canada sont maintenant tenus de poser cette question et d’y répondre.

 

[4]     Lorsqu’il a approuvé la démarche proposée par le juge Cooke, le juge Major a dit ce qui suit dans l’arrêt Sagaz[7] :

 

47        Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui‑même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

 

48        Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.

 

[5]     M. Gagnon a témoigné, comme l’ont fait trois personnes qui ont travaillé pour lui pendant la période visée. Je considère qu’ils étaient tous des témoins dignes de foi et fiables.

 

[6]     Dans le cadre de son entreprise, M. Gagnon effectue l’installation de cloisons sèches dans les nouveaux bâtiments en construction. Cette activité comporte deux fonctions séparées. La première est la pose, qui comprend la coupe des cloisons sèches et la fixation de ces dernières à la charpente du bâtiment. La deuxième est la finition, qui consiste à poser des rubans et à poncer des joints entre les panneaux de façon à obtenir une surface unie sur les murs ou les plafonds. La plupart des travaux de l’appelant sont effectués dans le secteur de la construction de bâtiments résidentiels, mais certains travaux sont effectués dans le secteur de la construction de bâtiments commerciaux. Dans une moindre mesure, l’appelant effectue également l’installation de poteaux métalliques et de barres de soutien en T pour les plafonds suspendus. Il exécute des travaux pour de nombreux entrepreneurs à Sudbury et en périphérie, mais la majorité de ses contrats de construction résidentielle sont conclus avec Delron Construction. Généralement, il obtient des contrats quand un constructeur l’appelle pour lui demander d’installer des cloisons sèches dans plusieurs maisons. Même si la preuve n’était pas très claire, je crois qu’il est juste de dire que, habituellement, aucune date limite n’était établie pour l’exécution des travaux au moment de la conclusion du contrat avec le constructeur. Il était toutefois généralement considéré que les travaux devaient être effectués dès qu’il était raisonnablement possible de le faire, et que, pour la plupart des maisons, il y aurait une date limite tôt ou tard, parce qu’une date serait fixée pour la prise de possession de la maison par l’acheteur et qu’il fallait prévoir un certain temps après l’installation des cloisons sèches pour la peinture et peut‑être également pour d’autres travaux de finition.

 

[7]     M. Gagnon exploitait son entreprise de la façon suivante : s’il n’avait pas beaucoup de travail, il faisait la pose et la finition lui‑même. Toutefois, il avait très fréquemment plus de travail qu’il ne pouvait en faire, et, dans ces cas‑là, il engageait d’autres personnes pour installer les panneaux, les couper et les fixer à la charpente avec des clous ou des vis. Les cloisons sèches ont une longueur de 8, 10 ou 12 pieds, et les panneaux les plus longs sont utilisés pour les plafonds. Un travailleur peut installer seul les panneaux sur les murs, mais il faut deux personnes pour installer les panneaux au plafond. Les travailleurs travaillent donc généralement deux par deux.

 

[8]     M. Gagnon travaille dans l’industrie de la construction dans la région du Grand Sudbury depuis environ 30 ans. Il connaît les entrepreneurs et les hommes de métier de la région. Quand il a besoin d’aide pour l’exécution d’un contrat, il sait qui appeler. Souvent, les poseurs de cloisons sèches qui sont sans travail l’appellent pour lui demander s’il a du travail pour eux. Les gens viennent fréquemment sur les chantiers où il travaille pour lui demander s’il y a des travaux qu’ils pourraient faire. Parfois, un poseur de cloisons sèches qui travaille pour lui a besoin d’assistance et lui recommande quelqu’un pour qu’il puisse l’engager comme assistant. Quand il engage une personne pour travailler pour lui, ou bien deux personnes, étant donné que les travailleurs travaillent généralement deux par deux, c’est pour un travail précis, comme une maison, un nombre précis de maisons ou un projet de construction commerciale.

 

[9]     La façon dont il payait ses travailleurs variait d’un travailleur à l’autre. Certains étaient payés selon un taux horaire, alors que d’autres étaient rémunérés pour du travail à la pièce. Cela dépendait de ce qui avait été négocié entre M. Gagnon et les travailleurs au moment où ces derniers avaient été engagés. Les meilleurs travailleurs et ceux qui étaient les plus expérimentés étaient capables d’obtenir un taux horaire plus élevé, ou, s’ils étaient rémunérés pour du travail à la pièce, un taux plus élevé par pied carré. Certains travailleurs lui envoyaient à la fin de deux semaines de travail une facture comportant un montant précis calculé en fonction du nombre d’heures de travail effectuées, ou bien de la quantité de travail accomplie, et du taux convenu. D’autres comptabilisaient simplement leurs heures de travail et les indiquaient à M. Gagnon, lequel calculait le montant qu’il devait leur payer. L’appelant a dit que certains travailleurs avaient des numéros d’inscription aux fins de la TPS et que d’autres n’en avaient pas. Les travailleurs n’avaient jamais de vacances payées et ils n’étaient jamais rémunérés pour les jours fériés. Il n’y avait pas d’heures de travail fixes, mais il était généralement reconnu que M. Gagnon s’attendait à ce que les travailleurs travaillent environ huit heures par jour, ce qu’ils faisaient. Les travailleurs prenaient parfois une journée de congé pour des raisons personnelles. Quand ils le faisaient, ils téléphonaient normalement à M. Gagnon pour l’informer qu’ils ne seraient pas présents sur le chantier cette journée‑là. À d’autres moments, certains travailleurs étaient prêts à faire des heures supplémentaires ou à travailler la fin de semaine, que ce soit pour faire plus d’argent ou parce qu’il était nécessaire de faire le travail plus rapidement pour que les peintres puissent commencer leur travail, dans les cas où la date de fin des travaux approchait.

 

[10]    Un grand nombre d’éléments de preuve ont été présentés concernant la surveillance et le contrôle ou, plus exactement, concernant l’absence de surveillance et de contrôle, mais aucun des avocats n’a posé de questions aux témoins concernant le droit qu’avait M. Gagnon de surveiller et de contrôler ses travailleurs. Sauf en de très rares cas, les travailleurs que M. Gagnon engageait étaient très expérimentés et compétents, et il pouvait compter sur eux pour que le travail soit fait correctement et en temps voulu, ce qu’il faisait d’ailleurs. Il a indiqué dans son témoignage qu’il disait à tous ceux qui travaillaient pour lui qu’ils auraient la responsabilité de réparer, à leur propre compte, les erreurs commises. Selon la preuve, cela ne s’est avéré nécessaire qu’une seule fois. À cet égard, Bob Pilkey a indiqué dans son témoignage qu’il a supposé qu’il en était ainsi parce c’était la pratique habituelle dans l’industrie pour les travailleurs non syndiqués. Comme il l’a dit : [traduction] « On vous paie pour bien faire votre travail ». Parfois, il s’avérait qu’un des travailleurs engagés par l’appelant ne travaillait pas de façon satisfaisante. Quand cela se produisait, l’appelant ne le renvoyait pas, mais il le payait à la fin des travaux et cessait d’avoir recours à ses services.

 

[11]    Les éléments de preuve présentés au sujet des travailleurs qui avaient recours à des assistants n’allaient pas tous dans le même sens. Un ou deux des travailleurs engageaient des assistants, puis ajoutaient tout simplement les heures de travail des assistants à leurs heures de travail quand ils présentaient leurs factures. Toutefois, dans la plupart des cas, les travailleurs amenaient quelqu’un pour les aider seulement après avoir demandé l’avis de M. Gagnon et avoir obtenu son approbation. L’assistant travaillait alors selon un taux convenu et était payé directement par M. Gagnon. Bob Pilkey était un de ses meilleurs travailleurs. M. Pilkey amenait parfois son fils sur le chantier pour se faire aider et, quand il le faisait, il payait lui‑même son fils. Son fils avait alors 14 ou 15 ans, et, d’après son témoignage, il s’agissait d’un arrangement familial et non pas d’un arrangement commercial. M. Pilkey a indiqué dans son témoignage qu’il ne considérait pas que c’était à lui d’engager des travailleurs, mais, s’il pensait qu’il avait besoin d’aide, par exemple pour des travaux de construction commerciale, il discutait de la question avec M. Gagnon et lui recommandait quelqu’un. Cependant, si la personne recommandée était engagée, c’était M. Gagnon qui était responsable de l’embauche et qui la payait, pas M. Pilkey.

 

[12]    M. Pilkey, comme bon nombre des personnes qui ont travaillé pour M. Gagnon au cours de la période visée, était membre d’un syndicat depuis longtemps. Il travaillait pour M. Gagnon s’il n’y avait pas de travail syndiqué offert et s’il n’était pas admissible aux prestations d’assurance‑emploi. M. Gagnon a indiqué dans son témoignage que plusieurs de ses travailleurs syndiqués quittaient le chantier en plein milieu des travaux s’il y avait une possibilité de travail syndiqué, parce que le travail syndiqué était mieux payé. Rien dans la preuve n’indiquait que les personnes qui travaillaient pour l’appelant occupaient un emploi qui ressemblait de quelque façon à un emploi permanent dans son entreprise, même si certaines personnes, comme M. Pilkey, travaillaient régulièrement pour lui depuis plusieurs années. Il s’agissait toutefois d’un travail occasionnel et ponctuel.

 

[13]    J’examinerai maintenant les divers éléments de ce qu’on appelle le critère à quatre volets.

 

direction et contrôle

 

[14]    Ce qui est important en l’espèce ce n’est pas la question de savoir si l’appelant surveillait et contrôlait les personnes qui travaillaient pour lui, c’est plutôt la question de savoir s’il avait le droit de le faire selon les modalités de l’embauche. La marque distinctive d’un contrat de louage de services a été décrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Québec Asbestos Corporation c. Couture[8] de la manière suivante :

 

[...] le droit de donner [à l’employé] des ordres et des instructions sur la manière de remplir les fonctions qu’il avait acceptées [...]

 

Il est regrettable qu’aucun des avocats n’ait choisi de poser de questions aux témoins concernant le droit qu’avait l’appelant de dire aux travailleurs comment faire leur travail, par opposition à la question de savoir si ce droit était exercé par l’appelant. Cependant, la preuve prise dans son ensemble m’indique qu’il était entendu entre M. Gagnon et les travailleurs qu’il avait effectivement ce droit. Il n’est pas surprenant que ce droit n’ait été exercé que rarement, voire jamais; les personnes qu’il engageait étaient presque toutes très expérimentées et compétentes et elles avaient une bonne éthique du travail. De plus, en raison de la nature du travail, un travailleur expérimenté n’avait pas besoin d’instructions pour bien faire son travail. Les tâches que les travailleurs exécutaient étaient essentiellement les mêmes que les douzaines ou les centaines d’autres tâches qu’ils avaient déjà accomplies. Même le ou les travailleurs moins compétents au sujet desquels j’ai entendu des témoignages n’avaient pas besoin d’être surveillés par l’appelant, parce qu’ils étaient engagés pour travailler avec un poseur de cloisons sèches expérimenté. Toute surveillance directe des travaux par l’appelant aurait tout simplement été superflue et une perte de temps.

 

[15]    L’avocat de l’appelant allègue qu’il est important de noter que M. Gagnon n’exigeait pas que les travailleurs aient un horaire de travail précis et que ceux‑ci pouvaient travailler les journées qu’ils voulaient. Aucune date limite précise n’était imposée. Pris isolément, ce fait peut sembler important, mais, si on le prend dans son contexte, je ne considère pas qu’il permet de déterminer la nature de la relation. Pour M. Gagnon, ce qui était important c’était que le travail soit bien fait — pas qu’il soit fait selon un horaire particulier. Généralement, ses contrats ne comportaient pas de date limite précise, et il ressort des relevés de temps figurant dans l’annexe A‑1 que les travailleurs travaillaient normalement toute la semaine, même s’ils établissaient eux‑mêmes leur horaire de travail. Cela ne me surprend pas, car ils n’auraient pas été payés pour une semaine complète de travail s’ils n’avaient pas travaillé toute la semaine.

 

propriété des instruments de travail

 

[16]    Selon la preuve, les travailleurs étaient censés apporter, et apportaient, les outils à main de base dont ils avaient besoin pour travailler dans l’industrie, comme des perceuses, des échelles, des toupies, des cordeaux à craie, des cloueuses et divers petits outils à main. Si les travailleurs avaient besoin d’un échafaudage, M. Gagnon le fournissait en le louant pendant la durée des travaux. Les cloisons sèches, les clous et toutes les autres fournitures nécessaires étaient fournis par M. Gagnon ou bien par le constructeur, mais pas par les travailleurs.

 

[17]    Il ressort du jugement rendu par lord Wright dans la décision Montreal v. Montreal Locomotive Works[9] que l’importance de la propriété des instruments de travail met en évidence l’investissement qu’un entrepreneur a effectué dans son entreprise. En l’espèce, très peu de capitaux sont investis par l’appelant ou ses travailleurs. Dans un questionnaire qu’il a rempli pour le ministre, M. Gagnon a estimé que la valeur des outils des travailleurs était de 1 000 $. Dans l’arrêt Precision Gutters[10], la Cour d’appel fédérale a considéré que le fait que les travailleurs apportaient leurs propres outils à main était un indice de l’existence d’un contrat d’entreprise. Toutefois, la preuve dont j’ai été saisi en l’espèce démontre clairement que, selon la pratique dans l’industrie, une personne engagée pour un travail syndiqué devait apporter les mêmes outils à main qu’apportaient les travailleurs de M. Gagnon. Par conséquent, je conclus que ce fait n’est d’aucune utilité en l’espèce.

 

possibilité de profit — risque de perte

 

[18]    C’est la possibilité de profit découlant de l’utilisation de capitaux et de l’organisation et de la gestion intelligentes de l’entreprise, ainsi que le risque de perte associé, qui constituent l’essence de l’entrepreneuriat. La situation de travail des travailleurs de M. Gagnon en l’espèce ne correspond que très peu à cette description. Certes, les travailleurs qui sont payés pour du travail à la pièce peuvent faire plus d’argent s’ils travaillent plus rapidement, et ceux qui sont payés à l’heure peuvent gagner davantage d’argent en faisant plus d’heures de travail, mais cela n’est pas de l’entrepreneuriat, c’est simplement faire plus de travail. Il n’y a que M. Gagnon qui peut réaliser des profits grâce à l’organisation et à l’exécution efficaces du travail, ainsi qu’à la négociation adroite des contrats avec les constructeurs et les travailleurs. Il est avancé que le fait que les travailleurs avaient, dans une certaine mesure, la possibilité de négocier leur taux de salaire est un indice de l’existence d’une possibilité de profit. Toutefois, selon la preuve, la possibilité de négociation salariale des travailleurs était essentiellement la même que celle de toutes les personnes occupant un emploi. M. Gagnon était prêt à payer un salaire maximum aux meilleurs travailleurs, comme M. Pilkey, mais il ne versait qu’un salaire minimum à une personne qui n’avait pas ses compétences et son expérience. Denis Roy, par exemple, avait été engagé pour travailler avec son frère, mais ne recevait qu’un salaire minimum parce que c’était tout ce que son travail valait pour l’appelant. Comme dans tous les métiers, ceux qui détiennent un pouvoir de négociation parce qu’ils sont considérés comme des travailleurs qualifiés et consciencieux peuvent obtenir un salaire plus élevé que ceux qui ne sont pas qualifiés ou ceux qui ne sont pas considérés comme des bons travailleurs. Toutefois, cela ne constitue pas de l’entrepreneuriat; cela met seulement en évidence les différentes valeurs de diverses personnes sur le marché du travail.

 

[19]    En outre, les travailleurs n’avaient aucun risque de perte. Ils n’avaient pas d’investissement en jeu. Ils avaient certes des outils, mais il s’agissait seulement des outils dont ils avaient besoin en tant qu’hommes de métier quand ils travaillaient sur un chantier. Ils ne négociaient pas de contrats dont les coûts d’exécution pouvaient être plus élevés que le prix du contrat. Ils ne risquaient pas de se faire poursuivre en justice pour défaut d’exécution d’un contrat. Il n’était pas rare pour eux, ou du moins pour ceux qui étaient moins consciencieux, de partir en plein milieu des travaux s’ils avaient une meilleure offre. S’ils le faisaient, M. Gagnon ne pouvait rien faire, parce qu’ils ne s’étaient pas engagés à exécuter une certaine partie du travail pour un certain prix. Ils offraient leurs services pour une période indéterminée, selon un taux de rémunération horaire fixe ou un taux de rémunération pour du travail à la pièce. M. Gagnon aurait certainement pu renvoyer n’importe quand un travailleur dont le travail était insatisfaisant. Dans son témoignage, il a indiqué qu’il ne l’avait pas fait les rares fois où il aurait peut‑être été approprié de le faire, mais je suis convaincu qu’il a agi ainsi par sentiment d’humanité et non pas en raison du droit régissant les contrats.

 

[20]    En résumé, le droit de contrôler et de diriger la façon dont le travail est exécuté n’est pas un facteur sur lequel j’insiste beaucoup en l’espèce, parce que la preuve n’a pas permis de démontrer de façon utile l’existence du droit, par opposition à l’exercice de ce droit. En outre, la propriété des instruments de travail n’est pas un facteur auquel j’accorderais beaucoup d’importance, et ce, pour les raisons que j’ai données au paragraphe 17 ci‑dessus. Les considérations relatives à la possibilité de profit et au risque de perte militent pour une conclusion selon laquelle ces travailleurs étaient des employés plutôt que des hommes d’affaires indépendants. Rien dans la preuve n’indique que les travailleurs auraient pu engager d’autres personnes pour faire le travail à leur place. Quand les travailleurs engageaient des assistants, la pratique courante était de demander l’avis de M. Gagnon, lequel donnait alors son approbation, engageait l’assistant en tant que son propre employé et le payait directement, sauf dans de très rares cas. Il n’y avait certainement pas de gestion ou d’organisation d’une entreprise en cause dans ce que les travailleurs faisaient. On leur indiquait purement et simplement quel était le travail à faire et ils le faisaient.

 

[21]    L’appelant a naturellement accordé beaucoup d’importance au jugement rendu par le juge suppléant Porter dans l’affaire Capri Interiors Ltd. v. M.N.R.[11], laquelle ressemble en apparence à la présente affaire, car le type de travail dont il était question était l’installation de cloisons sèches. Neuf travailleurs avaient témoigné dans ce cas‑là, et le juge suppléant Porter était manifestement impressionné par le niveau de farouche indépendance qu’ils manifestaient envers l’entrepreneur en chef. Rien dans le témoignage de M. Pilkey, de M. Gervais ou de M. Guy ne me permettrait d’arriver à la même conclusion. Certains des travailleurs de M. Gagnon lui donnaient des factures après avoir multiplié leurs heures de travail, ou bien les pieds carrés de travail effectué, par leur taux de salaire, mais un grand nombre d’entre eux lui indiquaient simplement les heures qu’ils avaient travaillées, ce qui n’est pas ce à quoi on s’attendrait de la part d’une personne travaillant à son compte. Bon nombre des travailleurs dans la décision Capri Interiors avaient un nom commercial et étaient inscrits aux fins de la taxe sur les produits et services (TPS). En l’espèce, seulement M. Boyes avait un numéro d’inscription aux fins de la TPS et ajoutait la TPS à ses factures. Cela aurait certainement été un indice qu’il travaillait à son compte, mais, comme il n’a pas témoigné, il est difficile d’évaluer l’importance de ce fait. Il semble que cela n’avait pas d’importance pour M. Gagnon. Les avocats ont tous les deux fondé leur argumentation sur le fait qu’il ne fallait pas faire de distinction entre les travailleurs. Cela ne me porte donc pas à considérer que ce fait‑là permet de déterminer la nature de l’emploi de M. Boyes. La décision Capri Interiors se distingue également de la présente affaire par l’importance de l’investissement des travailleurs dans leurs outils. Le juge suppléant Porter a conclu qu’au moins un des travailleurs avait des outils dont la valeur s’élevait jusqu’à 10 000 $. Il est bien établi qu’il faut trancher tous les cas de ce type en fonction des faits qui leur sont propres, et les faits de ces deux cas sont très différents.

 

[22]    Selon moi, une personne au courant des faits comme ils ont été présentés dans la preuve dont j’ai été saisi répondrait à la question du juge Cooke par la négative. Ces travailleurs ne travaillaient pas à leur compte. Il s’agissait d’hommes de métier plus ou moins compétents et expérimentés qui travaillaient pour M. Gagnon en tant que main‑d’œuvre temporaire. Certains travailleurs étaient entre deux emplois syndiqués, d’autres étaient tout simplement sans travail quand il les avait engagés, et au moins un était pratiquement inemployable et avait été engagé par l’appelant davantage par geste de charité que pour des raisons commerciales. La double négation figurant aux alinéas 5(2)a) de la Loi et 6(2)b) du Régime montre toutefois clairement que l’emploi occasionnel est assurable et ouvre droit à pension s’il est lié à l’activité professionnelle ou à l’entreprise de l’employeur.

 

[23]    Les appels sont rejetés.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de février 2006.

 

 

 

« E.A. Bowie »

Juge Bowie

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 13e jour de juin 2007.

 

D. Laberge, LL.L.

 


 

 

 

ANNEXE A

 

 

 

Personnes

Période visée

 

Gilles Gervais

1er janvier 2002 – 29 décembre 2003

 

David Boyes

1er janvier 2002 – 29 décembre 2003

 

Armand Guy

1er janvier 2002 – 31 décembre 2002

 

Rene Bouthiliette

1er janvier 2002 – 29 décembre 2003

 

Robert Pilkey

1er janvier 2002 – 29 décembre 2003

 

Gaston Guy

1er janvier 2002 – 29 décembre 2003

 

Roy Totman

1er novembre 2002 – 15 novembre 2002

 

Michael Houle

1er janvier 2002 – 31 décembre 2002

 

Steven Pilkey

1er janvier 2002 – 29 décembre 2003

 

Marcel Roy

1er janvier 2002 – 24 novembre 2003

 

Denis Roy

1er janvier 2002 – 31 décembre 2002

 


 

RÉFÉRENCE :

2006CCI66

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2004-4589(EI) et 2004-4590(CPP)

 

INTITULÉ :

Andre Gagnon c.

Le ministre du Revenu national

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Sudbury (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 novembre 2005

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge E.A. Bowie

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 1er février 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelant :

Me Paul Lefebvre

 

 

Avocat de l’intimé :

Me Charles Camirand

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

Pour l’appelant :

 

Nom :

Me Paul Lefebvre

 

Cabinet :

Weaver Simmons

 

Pour l’intimé :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]           L.R.C. 1996, ch. 23, dans sa version modifiée.

[2]           L.R.C. (1985), ch. C-8, dans sa version modifiée.

[3]           671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983.

[4]           D’autres facteurs entrent en ligne de compte dans la province de Québec, où la question est régie par le Code civil du Québec.

[5]           Wiebe Door Services Ltd. v. M.N.R., 87 DTC 5025.

[6]           Market Investigations Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 (Q.B.D.).

[7]           Précité, aux paragraphes 47 et 48.

[8]           [1929] R.C.S. 166, à la p. 168.

[9]           [1947] 1 D.L.R. 161.

[10]          [2002] CAF 207.

[11]          2004 CCI 23.

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