Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier : 2004-2759(IT)I

ENTRE :

FRANK GIORNO,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Appels entendus à Toronto (Ontario), le 7 février 2005.

Devant : L'honorable juge Gerald J. Rip

Comparutions :

Pour l'appelant :

L'appelant lui-même

Avocat de l'intimée :

Me Craig Maw

JUGEMENT

       Les prétendus appels des cotisations établies en application de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) pour les années d'imposition 2000 et 2001 sont annulés.

       L'appel de la cotisation établie en application de la Loi pour l'année d'imposition 2002 est rejeté.

       Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de mars 2005.

« Gerald J. Rip »

Juge Rip

Traduction certifiée conforme

ce 15e jour de mars 2006.

Christian Laroche, LL.B.


Référence : 2005CCI175

Date : 20050303

Dossier : 2004-2759(IT)I

ENTRE :

FRANK GIORNO,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Rip

[1]      Frank Giorno a interjeté appel de sa cotisation d'impôt pour les années d'imposition 2000, 2001 et 2002 selon l'hypothèse suivante : le paragraphe 118(5) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) porte atteinte aux droits à l'égalité qui lui sont reconnus à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte » ). L'intimée a soulevé une objection préliminaire en vue de faire annuler les appels portant sur les années 2000 et 2001, étant donné que M. Giorno n'avait pas déposé d'avis d'opposition à l'égard de ces années-là comme l'exige l'article 165 de la Loi. Compte tenu des documents mis à ma disposition, j'ai annulé les appels concernant les années 2000 et 2001. J'ai été informé que le délai dans lequel M. Giorno pouvait demander une prorogation de délai en vue de s'opposer aux cotisations concernant les années 2000 et 2001 conformément à l'article 166.1 de la Loi n'était pas encore expiré et j'ai recommandé à M. Giorno de demander sans délai une prorogation.

[2]      M. Giorno et son ex-épouse ont conclu un accord de séparation le 10 janvier 1995. L'appelant affirme que l'accord n'était qu'une entente provisoire destinée à servir de [TRADUCTION] « ligne directrice » et de [TRADUCTION] « point de référence » aux fins des discussions et qu'il ne s'agissait pas d'un accord ayant force obligatoire. Ce n'est pas ce que l'entente prévoit; en effet, il n'y est pas donné à penser qu'il s'agit d'une ligne directrice ou d'un point de référence. Sur la copie qui a été produite à l'instruction figurent des inscriptions manuscrites selon lesquelles il s'agit d'une entente provisoire, mais ces inscriptions ne sont pas parafées et n'indiquent pas par ailleurs que l'ex-épouse de l'appelant souscrit aux notes manuscrites ou convient que l'accord est une entente provisoire, comme l'affirme l'appelant. L'accord prévoit de fait que les parties doivent élaborer un [TRADUCTION] « plan concernant le rôle des parents » . Je conclus que l'accord est ce qu'il est supposé être, entre autres choses, un accord aux fins de la garde et de la pension alimentaire relativement aux enfants issus du mariage.

[3]      Aux termes de l'accord, les parents se sont entendus pour avoir la garde conjointe de leurs deux enfants. M. Giorno a témoigné que les enfants résident chaque année avec lui pendant 182 jours et demi et qu'ils résident chaque année avec leur mère pendant 182 jours et demi. M. Giorno s'est engagé à payer une pension alimentaire pour enfants de 400 $ par mois pour chaque enfant, jusqu'à ce que l'un des événements suivants se produise :

a) l'enfant a atteint l'âge de 18 ans et ne fréquente plus l'école;

b) l'enfant a atteint l'âge de 21 ans;

c) l'enfant occupe une résidence distincte;

d) l'enfant se marie.

[4]      Au moment où M. Giorno et son épouse ont signé l'accord, le 10 janvier 1995, l'alinéa 60b) de la Loi permettait à M. Giorno de déduire de son revenu, et obligeait son épouse à inclure dans son revenu, les montants payés périodiquement à cette dernière pour subvenir aux besoins des enfants. En 1997, les dispositions de l'alinéa 60b) et de l'article 56.1 ont été modifiées, de façon qu'un paiement effectué au titre de la pension alimentaire pour enfants après la « date d'exécution » d'un accord ne pouvait plus être déduit par le payeur. Un accord conclu avant le mois de mai 1997 n'a pas de « date d'exécution » . Toutefois, lorsqu'un accord est conclu avant le mois d'août 1997, il peut avoir une « date d'exécution » après l'année 1997. En pareil cas, la « date d'exécution » serait la première des dates suivantes :

a)        le jour précisé dans un choix conjoint présenté au ministre sur le formulaire prescrit 2;

b)       si l'accord a fait l'objet d'une modification après avril 1997 touchant le montant de la pension alimentaire pour enfants, le jour où le montant modifié est à verser pour la première fois;

c)        si un accord subséquent est établi après avril 1997 et a pour effet de changer le total des montants de pension alimentaire pour enfants, le jour du premier paiement subséquent;

d)       le jour précisé dans l'accord, ou dans toute modification s'y rapportant, pour l'application de la Loi.

[5]      Eu égard aux faits de l'espèce, l'accord du 10 janvier 1995 n'a fait l'objet d'aucune modification, il n'y a pas eu d'accord subséquent, aucune « date d'exécution » n'a été précisée dans un accord et aucune ordonnance judiciaire n'a été rendue en vue de modifier ou de remplacer l'accord initial conclu entre M. Giorno et sa femme à l'époque[1]. M. Giorno avait le droit de déduire de son revenu en l'an 2000 le montant qu'il avait payé à sa femme périodiquement pour subvenir aux besoins des enfants et l'épouse était tenue d'inclure le montant qu'elle avait ainsi reçu dans son revenu pour l'année 2000.

[6]      Toutefois, l'intimée allègue qu'en produisant par voie électronique sa déclaration de revenu de l'an 2000, M. Giorno n'a déduit aucun montant au titre de la pension alimentaire et que, dans le calcul de l'impôt pour l'année, M. Giorno a déduit un crédit d'impôt non remboursable pour l'équivalent du montant pour conjoint. Le ministre a initialement admis la déduction du crédit d'impôt non remboursable pour l'équivalent du montant pour conjoint tel qu'il avait été demandé, mais par la suite, au moyen d'une nouvelle cotisation, il a refusé le crédit d'impôt pour le motif que l'appelant était tenu de verser une pension alimentaire pour enfants à son ex-épouse.

[7]      M. Giorno s'est fondé sur le fait que le ministre lui avait accordé le crédit pour l'équivalent du montant pour conjoint en 1995 et a insisté pour qu'il continue à le faire. Or, chaque année d'imposition est indépendante et la façon dont le fisc considère une demande pour une année donnée ne constitue pas un précédent obligatoire pour les autres années. Le ministre affirme avoir admis la demande, en 1995, parce qu'il ne savait pas que M. Giorno était tenu de payer une pension alimentaire pour enfants cette année-là.

[8]      Quoi qu'il en soit, selon la position prise par l'appelant à l'instruction, le paragraphe 118(5), qui interdit au contribuable de demander le crédit pour l'équivalent du montant pour conjoint lorsqu'il est tenu de payer une pension alimentaire, viole l'article 15 de la Charte, du moins dans le cas où le père ou la mère qui a la garde conjointe et qui paie une pension alimentaire aurait par ailleurs droit au crédit[2].

[9]      Le paragraphe 118(5) prévoit ce qui suit :

Aucun montant n'est déductible en application du paragraphe (1) relativement à une personne dans le calcul de l'impôt payable par un particulier en vertu de la présente partie pour une année d'imposition si le particulier, d'une part, est tenu de payer une pension alimentaire au sens du paragraphe 56.1(4) à son époux ou conjoint de fait ou ex-époux ou ancien conjoint de fait pour la personne et, d'autre part, selon le cas :

No amount may be deducted under subsection (1) in computing an individual's tax payable under this Part for a taxation year in respect of a person where the individual is required to pay a support amount (within the meaning assigned by subsection 56.1(4)) to the individual's spouse or common-law partner or former spouse or common-law partner in respect of the person and the individual

a) vit séparé de son époux ou conjoint de fait ou ex-époux ou ancien conjoint de fait tout au long de l'année pour cause d'échec de leur mariage ou de leur union de fait;

(a) lives separate and apart from the spouse or common-law partner or former spouse or common-law partner throughout the year because of the breakdown of their marriage or common-law partnership; or

b) demande une déduction pour l'année par l'effet de l'article 60 au titre de la pension alimentaire versée à son époux ou conjoint de fait ou ex-époux ou ancien conjoint de fait.

(b) claims a deduction for the year because of section 60 in respect of a support amount paid to the spouse or common-law partner or former spouse or common-law partner.

[10]     La « pension alimentaire » est définie comme suit dans la Loi :

Montant payable ou à recevoir à titre d'allocation périodique pour subvenir aux besoins du bénéficiaire, d'enfants de celui-ci ou à la fois du bénéficiaire et de ces enfants, si le bénéficiaire peut utiliser le montant à sa discrétion et, selon le cas :

means an amount payable or receivable as an allowance on a periodic basis for the maintenance of the recipient, children of the recipient or both the recipient and children of the recipient, if the recipient has discretion as to the use of the amount, and

a) *le bénéficiaire est l'époux ou le conjoint de fait ou l'ex-époux ou l'ancien conjoint de fait du payeur et vit séparé de celui-ci pour cause d'échec de leur mariage ou union de fait et le montant est à recevoir aux termes de l'ordonnance d'un tribunal compétent ou d'un accord écrit;

(a) the recipient is the spouse or common-law partner or former spouse or common-law partner of the payer, the recipient and payer are living separate and apart because of the breakdown of their marriage or common-law partnership and the amount is receivable under an order of a competent tribunal or under a written agreement; or

b) le payeur est le père naturel ou la mère naturelle d'un enfant du bénéficiaire et le montant est à recevoir aux termes de l'ordonnance d'un tribunal compétent rendue en conformité avec les lois d'une province.

(b) the payer is a natural parent of a child of the recipient and the amount is receivable under an order made by a competent tribunal in accordance with the laws of a province.

[11]     Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit ce qui suit :

La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

[12]     Dans ses observations écrites, M. Giorno résume comme suit l'argument selon lequel le paragraphe 118(5) porte atteinte à l'article 15 de la Charte :

[TRADUCTION] La question est en fait la suivante : le père qui a la garde conjointe, qui gagne un peu plus que son ex-épouse et qui a conclu un accord (informel ou judiciaire) en vue du paiement d'une pension alimentaire à son ex-épouse ne peut pas demander la déduction de 6 000 $ connue sous le nom d' « équivalent du montant pour conjoint » , mais son ex-épouse peut le faire.

[13]     Dans l'arrêt Law c. Canada[3], la Cour suprême du Canada a énoncé l'analyse en trois étapes suivante qu'il faut effectuer pour établir si une disposition législative porte atteinte à l'article 15 de la Charte :

A.    La loi contestée:    a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

B.    Le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? et

C.    La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

[14]     L'appelant a fait valoir que l'arrêt qui a par la suite été rendu dans l'affaire B c. Ontario (Commission des droits de la personne)[4], ( « M. B » ), étaye la thèse selon laquelle une personne n'a pas à faire partie d'un groupe identifiable pour que la cour conclue à la discrimination. Cette affaire se rapportait à une plainte entendue par une commission d'enquête désignée conformément au Code des droits de la personne de l'Ontario. Il ne s'agit pas d'une affaire fondée sur la Charte, mais elle est néanmoins intéressante étant donné que la Cour suprême a dit à maintes reprises que les lois sur les droits de la personne sont de nature quasi constitutionnelle. Plus précisément, M. A alléguait avoir été victime de discrimination du fait de son état matrimonial ou de son état familial.

[15]     Dans l'affaire M. B., Monsieur A avait été congédié par D Ltée, dont monsieur B était directeur. Le congédiement était intervenu après que monsieur A eut accusé monsieur B d'avoir abusé sexuellement de sa fille. La Cour d'appel de l'Ontario a statué que le congédiement de monsieur A était fondé sur sa présumée incapacité, en tant que mari et père, d'être un bon employé, compte tenu des accusations portées par sa femme et par sa fille. Le congédiement n'était pas fondé sur le mérite ou sur la conduite et cela constituait de la discrimination, les motifs de distinction illicite énumérés en vertu du Code étant l'état matrimonial et l'état familial. La Cour suprême du Canada a rejeté à l'unanimité le pouvoir qui avait par la suite été porté devant elle, le juge en chef et le juge Gonthier ayant souscrit au jugement quant au résultat, mais ayant rédigé une opinion minoritaire concourante pour des motifs plus circonscrits, à savoir les conclusions tirées par la commission d'enquête.

[16]     Dans l'affaire M. B., l'intimée avait notamment soutenu que, pour qu'une conclusion de discrimination soit tirée, l'intéressé devait appartenir à un sous-groupe identifiable. La majorité de la Cour, composée de sept membres, a rejeté cet argument et a statué, au paragraphe 47, que bien qu'il soit souvent possible d'identifier une catégorie de personnes, vu l'existence de groupes historiquement défavorisés, il ne s'agit pas d'un préalable à toute conclusion de discrimination. M. Giorno cite les remarques incidentes suivantes de la juge Abella, alors juge de la Cour d'appel de l'Ontario, lesquelles ont été citées avec approbation au paragraphe 56 de l'arrêt que la Cour suprême a rendu dans l'affaire M. B. :

[TRADUCTION] La discrimination ne s'exerce pas seulement contre des groupes. Elle touche également les particuliers qui sont défavorisés d'une manière arbitraire pour des motifs tenant à des stéréotypes, indépendamment de la valeur véritable de ces personnes. Bien qu'il soit vrai qu'il y a généralement application de stéréotypes préjudiciables lorsque certaines caractéristiques sont attribuées sur la foi de ce que les membres d'un groupe particulier sont réputés être capables de faire, il ne s'ensuit pas que, dans le contexte d'une plainte, le plaignant doive être classé artificiellement dans une catégorie de nature collective pour qu'une plainte de discrimination présentée en vertu du Code puisse être retenue.

Dans une large mesure, il importe peu qu'un groupe défavorisé puisse être circonscrit à partir des faits de l'espèce. Au paragraphe 5(1) du Code, le législateur a énuméré des motifs, non des groupes. La question est de savoir si une personne a été victime de discrimination fondée sur un motif illicite, et non si elle fait nécessairement partie d'un groupe dont la situation doit être corrigée.

Il ne fait aucun doute que, dans le Code, le législateur a envisagé que l'appartenance d'une personne à un groupe puisse être la source de discrimination fondée sur des caractéristiques qu'on attribue au groupe. Certains des motifs prévus au par. 5(1), par exemple la race, le sexe ou l'origine ethnique, supposent que les membres de certains groupes historiquement défavorisés font face à des obstacles arbitraires. D'autres motifs tels que l'état familial, l'état matrimonial ou l'âge ne soulèvent pas tant la question de savoir si on peut facilement dégager l'existence d'un groupe défavorisé d'une plainte individuelle, que la question de savoir si, indépendamment de son appartenance à un groupe, la personne en cause fait l'objet de stéréotypes ou est arbitrairement défavorisée.

[17]     Compte tenu des remarques susmentionnées, la position prise par M. Giorno, à savoir que l'intéressé n'a pas à appartenir à un groupe identifiable, est sensée. Toutefois, cela ne met pas fin pour autant à l'affaire; il faut encore décider si la disposition contestée constitue de la discrimination à l'endroit de l'appelant selon l'analyse en trois étapes exposée dans l'arrêt Law.

[18]     L'application de l'analyse énoncée dans l'arrêt Law montre que le paragraphe 118(5) crée clairement une distinction, en ce sens qu'aucun crédit pour l'équivalent du montant pour conjoint n'est accordé aux personnes qui paient une pension alimentaire, alors qu'un crédit est accordé aux contribuables qui n'en paient pas.

[19]     Quant à la deuxième étape de l'analyse, la distinction doit être fondée sur une caractéristique personnelle qui constitue un motif énuméré à l'article 15 de la Charte ou un motif analogue. L'appelant affirme que le motif est le suivant : [TRADUCTION] « [...] je suis obligé de payer une pension alimentaire pour enfants aux termes d'un accord » . La lecture du paragraphe 118(5) montre clairement que le crédit d'impôt n'est pas accordé au contribuable qui est obligé de payer une pension alimentaire pour enfants. Or, l'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants n'est pas un motif énuméré à l'article 15 de la Charte. S'agit-il d'un motif analogue ?

[20]     L'avocat de l'intimée m'a référé à la décision que j'ai rendue dans l'affaire Keller c. Canada[5]. Dans cette affaire-là, comme dans le présent appel, la discrimination alléguée était l'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants. En analysant la question de savoir si cela constituait un motif analogue, j'ai cité les remarques suivantes que la Cour suprême du Canada avait faites dans l'arrêt Corbiere c. Canada[6] :

En conséquence, quels sont les critères qui permettent de qualifier d'analogue un motif de distinction? La réponse est évidente, il s'agit de chercher des motifs de distinction analogues ou semblables aux motifs énumérés à l'art. 15 - la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. Il nous semble que le point commun entre ces motifs est le fait qu'ils sont souvent à la base de décisions stéréotypées, fondées non pas sur le mérite de l'individu mais plutôt sur une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l'identité personnelle. Ce fait tend à indiquer que l'objet de l'identification de motifs analogues à la deuxième étape de l'analyse établie dans Law est de découvrir des motifs fondés sur des caractéristiques qu'il nous est impossible de changer ou que le gouvernement ne peut légitimement s'attendre que nous changions pour avoir droit à l'égalité de traitement garantie par la loi. Autrement dit, l'art. 15 vise le déni du droit à l'égalité de traitement pour des motifs qui sont immuables dans les faits, par exemple la race, ou qui sont considérés immuables, par exemple la religion. D'autres facteurs, que la jurisprudence a rattachés aux motifs énumérés et analogues, tel le fait que la décision produise des effets préjudiciables à une minorité discrète et isolée ou à un groupe qui a historiquement fait l'objet de discrimination, peuvent être considérés comme émanant du concept central que sont les caractéristiques personnelles immuables ou considérées immuables, caractéristiques qui ont trop souvent servi d'ersatz illégitimes et avilissants de décisions fondées sur le mérite des individus.

[21]     Dans la décision Keller, j'ai conclu que l'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants n'était pas une caractéristique personnelle immuable, ou considérée immuable. L'appelant affirme que la décision Keller ne correspond plus à l'état actuel du droit, depuis que l'arrêt M. B. a été rendu. Je ne puis souscrire à cette position. Dans l'arrêt M. B., il a été précisé que, pour avoir gain de cause dans une affaire de discrimination, une personne n'a pas à faire partie d'un groupe, qu'il s'agisse d'un groupe qui a historiquement été défavorisé ou d'un autre groupe, mais le droit applicable aux motifs analogues de discrimination n'a pas changé. L'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants n'est pas immuable, en ce sens qu'il serait impossible de la changer. En outre, l'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants peut être fondée sur le revenu du payeur. Or, le revenu ne constitue absolument pas une caractéristique personnelle immuable; il est plutôt fonction de l'activité, du mérite et des circonstances. Comme il a été dit dans la décision Keller, la qualité de parent est peut-être immuable, mais l'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants ne l'est pas.

[22]     Même s'il est parfois possible de dire que l'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants constitue dans certaines circonstances un motif analogue, dans la mesure où il peut s'agir d'une obligation imposée par un tribunal ou par la loi, ce n'est pas ici le cas. Selon la preuve présentée par M. Giorno lui-même, l'accord de séparation était tout simplement cela, un accord. L'obligation de payer une pension alimentaire pour enfants ne découle pas d'une caractéristique personnelle, mais d'un accord entre l'appelant et son ex-épouse.

[23]     Le paragraphe 118(5) ne porte pas atteinte à l'article 15 de la Charte parce que, dans ce cas-ci, il n'y a pas eu discrimination fondée sur une caractéristique personnelle. Je souscris aux commentaires suivants du professeur Hogg :

[TRADUCTION] Parmi toutes les distinctions qui figurent dans les recueils de lois, il doit y en avoir fort peu qui soient fondées sur des motifs énumérés de discrimination et il n'y en a probablement que quelques-unes qui soient fondées sur des caractéristiques personnelles immuables qui seraient considérées comme constituant des motifs analogues aux motifs énumérés. L'interprétation de la discrimination restreignant l'article 15 aux distinctions fondées sur les motifs énumérés ou sur les motifs analogues a eu pour effet d'en réduire considérablement la portée. Toutefois, l'avis, qui a été énoncé d'une façon juste dans l'arrêt Andrews, selon lequel l'interprétation plus stricte de l'article 15 est beaucoup plus conforme à son objet, à savoir remédier aux désavantages imposés par suite des préjugés qui peuvent avoir altéré le processus politique, est fort valable. Les plaintes de traitement inégal qui ne peuvent pas être rattachées à un motif énuméré ou à un motif analogue doivent être adressées aux représentants élus plutôt qu'aux tribunaux judiciaires[7].

[24]     L'appel concernant l'année d'imposition 2002 est rejeté.

       Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de mars 2005.

« Gerald J. Rip »

Juge Rip

Traduction certifiée conforme

ce 15e jour de mars 2006.

Christian Laroche, LL.B.


RÉFÉRENCE :

2005CCI175

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2004-2759(IT)I

INTITULÉ :

Frank Giorno c.

La Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 7 février 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :

L'honorable juge Gerald J. Rip

DATE DU JUGEMENT :

Le 3 mars 2005

COMPARUTIONS :

Pour l'appelant :

L'appelant lui-même

Avocat de l'intimée :

Me Craig Maw

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l'appelant :

Nom :

S/O

Cabinet :

S/O

Pour l'intimée :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada



[1]               Un jugement de divorce a été prononcé le 4 novembre 2002, avec effet rétroactif au 1er mars de cette année-là. Comme M. Giorno l'a déclaré, le jugement ne prévoyait rien au sujet de la pension alimentaire pour enfants.

[2]               Je suis d'accord avec M. Giorno pour dire que le paragraphe 118(5) comporte un élément d'injustice. Le contribuable qui est tenu de payer une pension alimentaire aux termes d'un accord qui comporte une date d'exécution n'a pas droit à un crédit d'impôt pour l'équivalent du montant pour conjoint, même dans le cas où il ne peut pas effectuer de déduction parce qu'il paie la pension alimentaire uniquement pour subvenir aux besoins des enfants. Il est également fort possible que le contribuable ait des enfants d'un second mariage, mais que, parce qu'il paie une pension alimentaire à l'égard des enfants du premier mariage, il ne puisse pas, selon le paragraphe 118(5), demander, dans certaines circonstances, un crédit d'impôt pour l'équivalent du montant pour conjoint à l'égard d'un enfant issu du second mariage.

[3]                [1999] 1 R.C.S. 497.

[4]               [2002] 3 R.C.S. 403.

[5] [2002] A.C.I. no 330.

[6] [1999] 2 R.C.S. 203

[7]               Peter Hogg, Constitutional Law in Canada (feuilles mobiles) Toronto: Carswell, 1997), page 52-36

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.