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                                                                                                      Référence : 2007CCI258

Dossiers : 2006‑1894(CPP)

                                                                                                                     2006‑1893(CPP)

 

                                        COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT

 

AFFAIRE INTÉRESSANT la Loi sur la taxe d’accise

 

ENTRE :

 

1483740 ONTARIO LTD. et FRANK JOSEPH BERTUCCI

 

appelants,

et

 

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

 

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

* * * * *

 

APPEL ENTENDU PAR MONSIEUR LE JUGE WEISMAN

dans les bureaux du Service administratif des tribunaux judiciaires,

 salle d’audience no 6C,

180, rue Queen Ouest

Toronto (Ontario)

le vendredi 30 mars 2007 à 15 h 17

 

* * * * *

 

MOTIFS ORAUX

COMPARUTIONS :

 

Me Frank Bertucci                                                                                         pour les appelants

 

Me Josh Hunter                                                                                                      pour l’intimé

 

                                      A.S.A.P. Reporting Services Inc. 8 (2007)

 

200, rue Elgin, pièce 1004                             130, rue King, bureau 1800

Ottawa (Ontario) K2P 1L5                            Toronto (Ontario) M5X 1E3

(613) 564‑2727                                               (416) 861‑8720

 

 



 

                                                                      (ii)

 

 

 

                                                                  INDEX

 

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Motifs et décision du juge Weisman                                                                                        1

 


 


Toronto (Ontario)

‑‑‑ Les motifs du jugement ont été rendus oralement le vendredi 30 mars 2007, à 15 h 17

LA COUR : J’ai entendu aujourd’hui sur preuve commune deux appels respectivement interjetés par Frank Joseph Bertucci et 1483740 Ontario Limited, société à responsabilité limitée dont M. Bertucci est l’unique actionnaire et administrateur. Ces appels visaient la décision par laquelle l’intimé, le ministre du Revenu national, a décidé que M. Bertucci était un employé de l’entreprise appelante, lié à celle‑ci du 1er janvier 2002 au 31 décembre 2003 par un contrat de louage de services, et que les deux appelants étaient par conséquent tenus de cotiser au Régime de pensions du Canada.

Pour régler la question, il faut examiner dans son ensemble la relation existant entre les parties et trancher le point essentiel en l’espèce qui est de savoir si l’appelant, M. Bertucci, effectuait son travail pour la société à dénomination numérique en tant qu’entrepreneur travaillant à son compte ou en tant qu’employé de l’entreprise.

Les témoignages que j’ai entendus en l’espèce doivent être évalués à la lumière du critère à quatre volets formulé dans l’affaire Wiebe Door Services v. M.N.R., 87 DTC 5025, confirmée par les arrêts 671122 Ontario Limited c. Sagaz Industries Canada, [2001] 2 R.C.S. 983, et Precision Gutters Ltd. c. Canada, [2002] A.C.F. no 771 (C.A.F.), puis développé dans les arrêts Légaré c. Canada, [1999] A.C.F. no 878 (C.A.F.), et Pérusse c. Canada, [2000] A.C.F. no 310 (C.A.F).

Les quatre volets du critère ainsi dégagé sont le contrôle, la propriété des instruments de travail, la possibilité de profit et le risque de perte.

En ce qui concerne l’aspect contrôle, M. Bertucci reconnaît qu’en tant qu’unique administrateur, unique actionnaire et unique travailleur de la société à responsabilité limitée, il était en mesure d’exercer un contrôle sur sa propre activité, ce qui ferait de lui un employé.

La question de la propriété des instruments de travail se présente en l’espèce sous un jour inhabituel étant donné que la société appelante, qui a engagé l’appelant, M. Bertucci, ne possédait aucun instrument de travail. En effet, un nombre considérable d’instruments de travail dont M. Bertucci avait besoin pour effectuer le travail était fourni à la société à responsabilité limitée par Postes Canada afin d’être mis à la disposition des employés et entrepreneurs indépendants travaillant pour la société.

Ces instruments de travail comprenaient un bureau de poste, des chariots de tri, des cases en métal pour ranger le courrier, les sacs postaux des facteurs et les bacs dans lesquels le courrier était entreposé en cours de route.

L’appelant, M. Bertucci, fournissait pour sa part un véhicule qui revêtait, comme instrument de travail, une grande importance vu l’étendue de son circuit postal à Maple (Ontario). En effet, il lui fallait accomplir ce circuit non pas à pied mais en voiture.

C’est également lui qui fournissait le téléphone cellulaire lui servant dans son travail. Les coûts mensuels du véhicule et du téléphone cellulaire s’élevaient à environ 350 $.

D’un strict point de vue, on peut donc dire que la société appelante ne fournissait aucun des instruments de travail, ce qui indiquerait normalement que c’est l’appelant, M. Bertucci, qui fournissait les outils nécessaires à son travail et ce qui ferait de lui un entrepreneur indépendant.

Cela constitue à mon avis une interprétation trop restrictive de la règle de droit. Le critère pour déterminer s’il s’agit d’un entrepreneur indépendant est celui de savoir si la personne a les instruments de travail nécessaires à son accomplissement.

                                          Sans pousser trop loin l’analyse de l’origine des instruments de travail en question, il est évident que M. Bertucci ne possédait pas tous les outils qu’exigeait son travail.

                                          J’estime par conséquent que le facteur instruments de travail porterait à conclure au statut d’employé.

Précisons, en ce qui concerne la possibilité de profit, que la société appelante touchait 2 600 $ par mois pour assurer la livraison du courrier, de colis, de brochures et de matériel publicitaire.

La société versait à M. Bertucci 2 400 $ par mois pour effectuer ce travail.

Il ressort de la preuve que M. Bertucci était libre d’engager des auxiliaires et, selon les règles régissant le bureau de poste de Maple, étroitement contrôlé et auquel était associé M. Bertucci, celui‑ci devait être lui‑même présent au moins trois mois par année.

Cela veut dire que, neuf mois par année, il pouvait engager pour faire le travail des entrepreneurs indépendants qui toucheraient moins que les 2 400 $ que lui versait mensuellement la société appelante et garder pour lui la différence.

Tout cela est lié au fait que l’appelant n’était pas tenu d’accomplir lui‑même le travail.

Au cours de la période en cause, il pouvait également, à titre personnel, faire des offres de service sur des circuits postaux situés dans d’autres municipalités telles que Richmond Hill et Woodbridge. Là encore, il pouvait, pour une somme inférieure à celle que lui versait Postes Canada, engager d’autres personnes pour faire le travail, la différence constituant son bénéfice.

Troisièmement, lorsqu’il en avait le temps, M. Bertucci se proposait pour aider d’autres livreurs de courrier malades ou en vacances, augmentant d’autant ses bénéfices.

L’avocat du ministre a soutenu que, pendant la période en question, M. Bertucci n’a en fait engagé personne pour effectuer les livraisons et n’a pas demandé à Postes Canada de lui confier d’autres circuits.

Mais ce qui importe au point de vue du droit, ce n’est pas de savoir si l’appelant a effectivement fait des bénéfices, mais s’il avait la possibilité d’en faire. Et ce facteur porte donc à penser que l’appelant était un entrepreneur indépendant.

Pour ce qui est du risque de perte, lorsqu’il était malade ou en vacances, M. Bertucci devait engager quelqu’un pour effectuer les livraisons à sa place et il versait 100 $ à 110 $ par jour aux personnes ainsi engagées.

M. Bertucci a volontiers reconnu que lorsqu’il engageait une personne pour au moins un mois, il pouvait négocier un tarif plus bas.

Étant donné que le courrier est livré, en moyenne, 23 fois par mois, les coûts de remplacement, ne serait‑ce qu’à 100 $ par jour, seraient de 2 300 $ par mois, plus 350 $ de frais fixes chaque mois pour le véhicule et le téléphone cellulaire, ce qui donne une somme dépassant les 2 400 $ versés à M. Bertucci par la société appelante, et ce qui fait que M. Bertucci risquerait donc de perdre 250 $ par mois.

Ce facteur porte, lui aussi, à conclure que M. Bertucci était bien un entrepreneur indépendant.

L’examen de ces quatre facteurs ne sert qu’à mieux comprendre la nature juridique de la relation existant entre les parties.

Cependant, M. Bertucci n’a jamais perçu de la société la TPS au titre de ses services, ce qui porte à croire qu’il était donc un employé.

Citons ici un passage de la décision rendue par la Cour du Banc de la Reine d’Angleterre dans l’affaire Ready Mixed Concrete v. Minister of Pensions, [1968] 1 All E.R. 433 (C.B.R.) :

[traduction]

La liberté de faire un travail, de ses propres mains ou par l’entremise d’une autre personne, est incompatible avec un contrat de louage de services.

M. Bertucci avait cette liberté, ce qui porterait à penser qu’il était un entrepreneur indépendant.

Troisièmement, M. Bertucci a très spontanément déclaré [traduction] « J’ai l’esprit d’entreprise. » Cela cadre bien avec le passage suivant tiré de l’arrêt Wolf c. Canada, [2002] A.C.F. no 375, de la Cour d’appel fédérale, au paragraphe 118 :


Nous sommes en présence ici d’un type de travailleur qui a choisi d’offrir ses services à titre d’entrepreneur indépendant et non pas d’employé et d’un type d’entreprise qui choisit des entrepreneurs indépendants au lieu de prendre des employés. Le travailleur sacrifie délibérément sa sécurité d’emploi en échange de la liberté [...]

Puis, parlant du genre de travailleur qui choisit d’offrir ses services en tant qu’entrepreneur et non comme employé, la Cour ajoute au paragraphe 120 de ce même arrêt :

Si l’on devait mentionner des facteurs particuliers, je nommerais le manque de sécurité d’emploi, le peu d’égard pour les prestations salariales, la liberté de choix et les questions de mobilité.

Enfin, j’en viens, dans mon analyse de la relation existant entre les parties, à l’intention de ces dernières.

Mentionnant l’arrêt Royal Winnipeg Ballet c. Canada, [2006] A.C.F. 339, le juge Noël s’est prononcé en ces termes :

[...] À mon avis il s’agit d’un cas où la qualification que les parties ont donnée à leur relation devrait se voir accorder un grand poids [...] Mais, dans une issue serrée comme en l’espèce, si les facteurs pertinents pointent dans les deux directions avec autant de force, l’intention contractuelle des parties et en particulier leur compréhension mutuelle de la relation ne peuvent pas être laissées de côté.


Il est manifeste que M. Bertucci, et donc la société à responsabilité limitée, avait l’intention d’être un entrepreneur indépendant. Lorsque l’application du critère à quatre volets aboutit à un résultat équivoque, ce qui est le cas en l’espèce – le critère du contrôle et celui de la propriété des instruments de travail tendent à faire de l’appelant un employé tandis que le critère de la possibilité de profit et celui du risque de perte portent à conclure qu’il est un entrepreneur indépendant – il convient d’accorder un grand poids à l’intention des parties, qui, en l’espèce, donne à penser que M. Bertucci est un entrepreneur indépendant.

J’aimerais faire quelques commentaires sur les facteurs possibilité de profit et risque de perte.

On pourrait penser que si un travailleur a, dans son travail, à la fois la possibilité de réaliser des profits et le risque de subir des pertes, ce qui est le trait essentiel d’une entreprise commerciale, il est vraisemblable que ce travailleur en question est un entrepreneur indépendant exploitant sa propre entreprise.

                                          Face à la situation inverse, c’est‑à‑dire celle d’un travailleur qui n’avait ni possibilité de profit ni risque de perte, la Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt City Water International Inc. c. Canada, [2006] A.C.F. no 1653, que les travailleurs en cause étaient des entrepreneurs indépendants, estimant que le critère à quatre volets dégagé dans l’affaire Wiebe et l’intention des parties n’étaient pas déterminants.

                                          Il incombait à l’appelant de réfuter les hypothèses formulées par le ministre dans sa réponse à l’avis d’appel.

Or, on constate, à la lecture du paragraphe 12 de la réponse du ministre, où figure la principale hypothèse retenue par celui‑ci, que les postulats fondant l’argumentation du ministre ne tiennent pas compte des éléments essentiels du critère à quatre volets, à savoir le contrôle, la possibilité de profit et le risque de perte, et ne font qu’évoquer de façon tout à fait superficielle la question de la propriété des instruments de travail.

Ces hypothèses n’étayent donc pas la décision du ministre, qui est objectivement déraisonnable. J’estime que M. Bertucci, en travaillant comme facteur, exploitait sa propre entreprise.

Les deux appels seront par conséquent accueillis et les deux décisions du ministre seront annulées.

Je vous remercie de votre participation à l’audience et je vous souhaite une excellente journée.

‑‑‑ L’audience est levée à 15 h 34.

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour d’octobre 2007.

 

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


 



RÉFÉRENCE :

2007CCI258

 

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR :

2006‑1894(CPP) et

2006‑1893(CPP)

 

INTITULÉ :

1483740 Ontario Ltd. et

Frank Joseph Bertucci

c.

Le ministre du Revenu national

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mars 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT EXPOSÉS ORALEMENT :

L’honorable juge suppléant N. Weisman

 

 

DATE DU JUGEMENT ORAL :

Le 30 mars 2007

                                                              

 

COMPARUTIONS :

 

Représentant de l’appelant :

M. Frank Joseph Bertucci

 

Avocat de l’intimé :

Me Josh Hunter

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat de l’appelant :

 

Nom :

 

Cabinet :

 

 

Pour l’intimé:

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

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