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Dossier : 2006-2770(IT)G

ENTRE :

SUCCESSION HENRI COUPAL,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

____________________________________________________________________

Appel entendu le 3 juillet 2008, à Montréal (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Lucie Lamarre

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelante :

Me Louis Frédérick Côté

Avocat de l'intimée :

Me Simon Nicolas Crépin

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

        L'appel de la cotisation établie en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu à l'égard de l'année d'imposition 2000 est admis, avec dépens selon le tarif régulier prévu aux Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale), et la cotisation est déférée au ministre du Revenu national pour nouvelle cotisation et nouvel examen sur la base que le gain en capital imposable de 49 607 $ ajouté au revenu de l'appelant pour l'année d'imposition 2000 doit être retranché de son revenu.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juillet 2008.

 

 

« Lucie Lamarre »

Juge Lamarre


 

 

 

 

Référence : 2008 CCI 411

Date : 20080710

Dossier : 2006-2770(IT)G

ENTRE :

SUCCESSION HENRI COUPAL,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

La juge Lamarre

 

[1]              L’appelante en appelle d’une cotisation établie par l’Agence du Revenu du Canada (« ARC ») par laquelle on lui a imputé la réalisation d’un gain en capital imposable de 49 607 $ au cours de l’année d’imposition 2000, par suite de la disposition par feu Henri Coupal d’un immeuble situé au 230 à 234 rue Ostiguy, à Chambly en faveur de son fils, Jean‑François Coupal, pour la somme de 150 000 $. La disposition de cet immeuble a eu lieu le 20 juillet 2000 et l’intimée soutient, qu’à cette date, la juste valeur marchande s’établissait à 240 000 $.

 

[2]              L’ARC s’appuie donc sur l’alinéa 69(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR ») pour invoquer que le produit de disposition est réputé être égal à la juste valeur marchande, ce qui entraîne l’imposition du gain en capital qui fait l’objet du présent appel.

 

[3]              L’alinéa 69(1)b) se lit comme suit :

 

ARTICLE 69 : Contreparties insuffisantes

 

(1) Sauf disposition contraire expresse de la présente loi :

 

[...]

 

b)         le contribuable qui a disposé d’un bien en faveur :

 

(i) soit d’une personne avec laquelle il avait un lien de dépendance sans contrepartie ou moyennant une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande de ce bien au moment de la disposition,

(ii) soit d’une personne au moyen d’une donation entre vifs,

(iii) soit d'une fiducie par suite de la disposition d'un bien qui n'a pas pour effet de changer la propriété effective du bien;

 

est réputé avoir reçu par suite de la disposition une contrepartie égale à cette juste valeur marchande;

 

[4]              Tout le débat se situe autour de la question de savoir si Henri Coupal a vendu la propriété à son fils Jean‑François à sa juste valeur marchande au moment de la disposition. Ce dernier prétend que oui puisqu’il a payé une somme équivalant à 10 000 $ de plus que l’évaluation municipale.

 

[5]              L’intimée soutient que cette juste valeur marchande s’établissait plutôt à 240 000 $ au moment de la vente. Elle s'appuie sur sept transactions immobilières qui ont eu lieu en juillet 2000 sur des propriétés avoisinant ou se situant dans la même zone que la propriété qui nous concerne, pour un prix moyen de 20‑22 $ le pied carré. Si l’on applique ce prix moyen de 20‑22 $ le pied carré à notre propriété, on arrive à une valeur de 240 000 $. Les sept ventes en question ont toutes été faites en faveur de Provigo Ltée (« Provigo »), qui avait l’intention de construire un marché d'alimentation Maxi dans cette zone, ce qui fut fait en 2002.

 

[6]              La preuve ne révèle pas que feu Henri Coupal a reçu une offre d’achat de Provigo pour sa propriété à quelque moment précédant la vente à son fils. Le fils a reçu un an plus tard une option d’achat non signée d’un dénommé Robert Mongeau, lequel apparemment agissait comme prête‑nom pour Provigo, pour la somme de 275 000 $ (pièce A‑1, onglet 6), laquelle option d’achat ne fut jamais concrétisée puisque Jean‑François Coupal n'y a pas donné suite et que ledit M. Mongeau n'a plus donné signe de vie.

 

[7]              Jean‑François Coupal a expliqué que la propriété en question est une propriété à quatre logements où il est né et dans laquelle il a toujours habité un des logements. Les autres logements sont loués. L’immeuble en question a été construit par son père en 1954 et a toujours été bien entretenu depuis. En 1993, la ville de Chambly a désigné la zone dans laquelle se trouve la propriété comme une zone commerciale, les immeubles à vocation résidentielle ne pouvant garder cette vocation que selon des droits acquis. La propriété est située sur une petite rue tranquille, encadrée toutefois de deux artères commerciales à proximité.

 

[8]              En mars 2000, Jean‑François Coupal a offert à son père de lui acheter sa propriété, ce dernier étant devenu plus âgé. Il a vérifié le prix de vente d’immeubles résidentiels similaires dans la région, et a réalisé que le prix de vente moyen se situait à environ 10 000 $ en dessous de l’évaluation municipale. Il a donc offert 10 000 $ de plus que l’évaluation municipale (laquelle s’établissait alors selon lui à 139 900 $[1]) soit 150 000 $, pour s’assurer de ne pas créer d’injustice vis‑à‑vis de sa sœur et de son frère. Il a financé 75% de l’achat auprès de la Caisse populaire Desjardins, laquelle n’a pas requis d’évaluation spécifique. Jean‑François Coupal a expliqué qu’il avait acheté cette propriété car elle représentait un bon fonds de pension pour lui, les logements ayant toujours été lucratifs dans le passé, et de plus il avait un attachement familial particulier pour cette propriété.

 

[9]              Son père est décédé au mois de décembre 2000 à l’âge de 83 ans.

 

[10]         Jean‑François Coupal dit que ni son père ni lui ne se sont faits offrir par Provigo un prix d’achat pour la propriété en 2000.

 

[11]         En avril 2001, son oncle, Hercule Coupal, son voisin immédiat, a reçu une offre d’achat de Provigo, qu’il a acceptée. L’oncle a vendu sa propriété le 17 avril 2001 pour la somme de 210 000 $, représentant un prix de 20,68 $ le pied carré. Quant à Jean‑François Coupal, il a reçu, comme mentionné précédemment, une option d’achat de Provigo en 2001, mais celui‑ci n’y a jamais donné suite et Provigo n’a plus manifesté d’intérêt par après. M. Coupal a expliqué que cette option était assortie de plusieurs conditions contraignantes. Ainsi, Provigo requérait le droit prioritaire d’acquérir la propriété sur une période de six mois, demandait à M. Coupal d’expulser tous les locataires à ses frais, et s’arrogeait un accès à l’immeuble pour en faire l’inspection, y prendre des mesures, faire des excavations, à 48 heures d’avis. Cette option d’achat est restée lettre morte, M. Coupal n’étant de toute façon pas intéressé à vendre. D'ailleurs, Jean‑François Coupal est toujours propriétaire de cette propriété aujourd'hui, y habite un des logements et loue les trois autres.

 

[12]         L’appelante a fait témoigner son expert, M. Jean‑Luc Bélanger, évaluateur agréé, lequel a établi la valeur marchande de la propriété à 148 000 $ au 20 juillet 2000. Pour ce faire, il a inspecté la propriété, regardé le secteur environnant, examiné la réglementation de zonage en vigueur afin de déterminer l’usage le plus profitable de la propriété à la date de l’évaluation. Selon lui, l’usage résidentiel était l’usage le plus profitable de ladite propriété au moment de l’évaluation. En effet, selon lui, même si la ville de Chambly a décidé en 1993 de vouloir transformer la zone dans laquelle se trouve la propriété en zone commerciale restreinte (autorisant ainsi la restauration, les services récréatifs, professionnels, financiers et techniques, l’hébergement, les communications et l’enseignement selon le Règlement de zonage que l’on retrouve au rapport d’expert de l’appelante, pièce A-2, p. 7), il reste encore plusieurs propriétés résidentielles en bon état, dont la propriété sous étude. En 2000, et même encore aujourd’hui, nous dit M. Bélanger, le secteur n’était et n’est pas mûr pour l’usage exclusivement commercial. C’est encore très viable pour des gens qui ont des droits acquis et qui veulent encore y résider. Selon lui, il va falloir passer par un « balayage industriel » pour éliminer totalement le résidentiel de cette zone. L’arrivée de Provigo est dans la continuation du projet de commercialisation de la zone, mais pas significatif de la fin de l’usage résidentiel. À son avis, la viabilité économique d’une conversion de la propriété vers un usage commercial reste à démontrer. La vocation résidentielle est encore la plus appropriée pour cette propriété.

 

[13]         Ayant ainsi déterminé que l’usage le plus profitable était encore un usage résidentiel, M. Bélanger a estimé la valeur de la propriété en utilisant deux méthodes, soit la méthode du coût et la méthode de comparaison. Il a conclu à une valeur de 148 000 $ au 20 juillet 2000, soit 12,84 $ le pied carré.

 

[14]         Pour faire son évaluation selon la méthode de comparaison, il a reconnu qu’il y avait peu de transactions similaires entre particuliers dans la même période à proximité de notre propriété. Il a dit que ce n’était pas un marché en ébullition. Il en a retracé trois dont une en décembre 1998 et les deux autres ont eu lieu en février et mai 2000. Dans les trois cas il s’agissait de triplex, dans des zones résidentielles.

 

[15]         Quant à la méthode du coût, il en arrive à une valeur de 162 000 $. Il explique la différence entre cette valeur et la valeur de comparaison établie à 148 000 $, par la désuétude économique, et c’est pourquoi il retient cette dernière valeur.

 

[16]         De son côté, l’expert de l’intimée, M. André Verreault, est d’avis que l’usage le plus profitable de la propriété est un usage commercial et non résidentiel, puisque la propriété se situe dans une zone devenue commerciale depuis 1993. Il le croit d’autant plus, depuis l’arrivée de Provigo.

 

[17]         Il n’a utilisé que la technique de comparaison pour faire son évaluation. Il n’a retenu que les ventes des terrains adjacents ou à proximité de la propriété sous étude, qui ont été vendus à Provigo. Toutes ces ventes ont eu lieu en juillet 2000, soit de façon concomitante avec la vente qui nous concerne. Des sept ventes analysées, il en a éliminé deux qui ont été faites à un prix très élevé par rapport aux autres et une, qui elle, a été vendue à un prix beaucoup plus bas. Il a donc retenu la médiane des quatre autres ventes pour en arriver à un prix moyen de 20 à 22 $ le pied carré, ce qui pour notre propriété donne une valeur de 240 000 $. Il n’a pas analysé deux autres ventes à Provigo en 2001.

 

[18]         Il a reconnu que Provigo avait fait toutes ces acquisitions de propriétés dans un contexte d’assemblage, dans le but d’acquérir 250 000 pieds carrés de terrain pour la construction de son Maxi.

 

[19]         Provigo devait acquérir plusieurs propriétés dans un court laps de temps pour pouvoir réaliser son projet. Bien qu'il n'y ait aucune preuve que Henri Coupal ou son fils ait reçu une offre d’achat de Provigo en 2000, M. Verreault a considéré que cette dernière effectuait une rafle dans le coin, et que la propriété de M. Coupal aurait très bien pu faire l’objet d’une vente à Provigo, à un taux de 20-22 $ le pied carré.

 

[20]         La cour arrière de la propriété de M. Coupal est devenue adjacente au Maxi. La maison voisine de Jean-François Coupal, qui appartenait à son oncle Hercule, a été vendue en 2001 à Provigo. Mais tel ne fut pas le cas de notre propriété.

 

[21]         L’expert de l’appelante observe de vives réserves vis-à-vis la position prise par l’expert de l’intimée. M. Bélanger soutient que Provigo constitue un acheteur spécial, dans des circonstances spéciales. Selon lui, toutes les transactions réalisées par Provigo ne sont pas représentatives de la juste valeur marchande de la propriété dans le contexte d’un marché libre et ouvert à la concurrence en 2000. A son avis, nul autre que Provigo ne pouvait accepter de payer ce prix. M. Coupal n’ayant pas fait partie de la manne qui passait, ne pouvait prétendre vendre sa propriété pour 240 000 $. Il explique que Provigo avait un intérêt particulier de s’approprier les propriétés acquises, et qu’elle devait donc convaincre les propriétaires des immeubles situés dans le périmètre visé de vendre. Le seul moyen pour Provigo de les convaincre était d’offrir un prix que ces propriétaires ne sauraient autrement obtenir pour leur bien sur le marché normal. Ainsi, pour arriver à ses fins, Provigo s’est vue dans l’obligation de verser des primes aux propriétaires des immeubles convoités, qu’un autre acheteur ne serait pas obligé de débourser en temps normal, laquelle prime devrait contenir tous les frais de relocalisation du vendeur. M. Bélanger a donné l’exemple de deux transactions effectuées par Provigo où cette dernière a dû acquérir un deuxième terrain appartenant au vendeur du terrain qui intéressait Provigo, (lequel deuxième terrain n’était d’aucune utilité pour Provigo) afin que le vendeur accepte de vendre le premier terrain, qui lui, était convoité par Provigo. Dans un des cas, le deuxième terrain fut acheté par Provigo en 2000 pour la somme de 210 000 $, soit à un taux de 62,19 $ le pied carré et revendu en 2002, pour 50 000 $, soit à un taux de 14,80 $ le pied carré. Dans le deuxième cas, le deuxième terrain fut acheté par Provigo en juillet 2000 pour 225 000 $ et revendu en 2002 pour 200 000 $, soit pour un prix beaucoup plus réaliste de 10,00 $ le pied carré. M. Bélanger explique qu’à la même époque, un terrain commercial à l’état vacant dans la ville de Chambly, transigé librement, commandait une valeur unitaire variant entre 3,00 $ et 6,00 $ le pied carré. Quant on regarde le plan du périmètre dans lequel est venu s’installer Provigo, sous la bannière Maxi, à l’annexe A du rapport de l’expert de l’appelante (pièce A-2), on voit que ce ne sont pas tous les terrains avoisinants à notre propriété qui ont été acquis par Provigo. Plusieurs terrains, dont celui de l’appelante, ne font pas partie du giron de Provigo. Les ventes à Provigo ont toutes été faites dans un cadre d’assemblage, et celles‑ci ne peuvent donc être retenues dans l’évaluation de la juste valeur marchande.

 

[22]         M. Bélanger remet aussi en question le prix moyen de 20-22 $ le pied carré établi par l’expert de l’intimée pour les ventes faites à Provigo. M. Bélanger calcule plutôt le prix moyen à 15 $ le pied carré, toutes propriétés confondues. M. Verreault a tenu compte seulement des ventes de propriétés résidentielles à Provigo, et a ignoré les ventes qui provenaient des municipalités, pour établir son taux moyen à 20-22 $. Or, ce qui intéressait Provigo, c’était le terrain, pas les immeubles bâtis ou les propriétés locatives. Il n’y avait donc pas raison de faire une telle sélection. S’il est vrai que la municipalité a vendu un terrain à un prix grandement escompté, puisqu’il y allait de son intérêt de vendre à Provigo, qui était source d’une économie future pour la ville, il est aussi vrai de dire que certains particuliers ont vendu à des prix exagérément élevés car cette fois, c’était de l’intérêt de Provigo de faire l’acquisition. C’est pourquoi, il n’est pas réaliste d’établir un prix moyen des ventes à Provigo à 20-22 $ en ne tenant compte que des ventes résidentielles.

 

Arguments des parties

 

[23]         L’appelante soutient qu’il faut établir la juste valeur marchande de la propriété et non ce qu’elle valait pour Provigo, si cette dernière avait voulu acquérir la propriété.

 

[24]         S’il est vrai que la propriété se situe dans une zone devenue commerciale depuis 1993, on ne peut ignorer le fait que la propriété se situe sur une petite rue qui est demeurée en partie résidentielle, et que les gens qui y résident y trouvent encore leur compte. L’arrivée de Provigo ne change en rien le style résidentiel de ceux qui ont gardé leur propriété.

 

[25]         Le prix payé par Provigo pour les propriétés avoisinantes n’est pas représentatif de la juste valeur marchande dans un marché libre, dans des conditions normales. Provigo était un acheteur particulier dans un contexte spécifique.

 

[26]         Quant à l’option d’achat présentée à Jean‑François Coupal en 2001 pour 275 000 $, d’une part, personne n’y a donné suite, et d’autre part, toutes les conditions y assorties faisaient en sorte que Provigo accepterait de payer une prime au-delà de la juste valeur marchande d'où le prix de 275 000 $ offert. Cette option d’achat ne peut être révélatrice de ce qu'était la juste valeur marchande de la propriété en 2000.

 

[27]         Quant à l’intimée, elle indique que la propriété de M. Coupal se situait dans le quadrilatère visé par Provigo. Dans ce contexte, elle venait de prendre de la valeur par rapport à d’autres propriétés plus éloignées. Selon l’intimée, Henri Coupal a fait le choix de vendre à son fils, mais il aurait tout aussi bien pu vendre à Provigo. L’avocat de l’intimée pose la question à savoir, Henri Coupal aurait-il accepté de vendre à un tiers pour 150 000 $ en sachant qu’il pouvait vendre à bien plus haut prix à Provigo? Il soutient qu’on ne peut ignorer l’existence d’un acheteur spécial dans l’évaluation de la juste valeur marchande. Il cite le paragraphe 43 de l’affaire Morneau c. Canada, [1998] A.C.I. no 680 (QL), 98 DTC 2199 (CCI) :

 

43        Puisque dans notre droit le concept de valeur marchande suppose un marché ouvert et non restreint, il est également faux de prétendre que l'on peut refuser de tenir compte de la valeur qu'aurait un bien pour un acheteur potentiel qui désire l'utiliser à des fins différentes sous prétexte qu'il est le seul à vouloir l'utiliser à ces fins, qu'il n'y a pas de concurrence sur le marché à cet égard et que cette valeur est ainsi purement subjective. C'est là ignorer une partie de la réalité avec la conséquence que l'exercice d'évaluation devient hautement théorique, sans relation avec les circonstances précises du cas sous étude et donc très contestable.

 

[28]         Dans notre cas spécifique, l’intimée soutient que la vente entre personnes liées avait plutôt la connotation d’une valeur sentimentale, à un prix en deçà de la juste valeur marchande. À ce titre, il remet en doute les ventes comparables utilisées par l’expert de l’appelante. Elles étaient toutes situées dans des zones résidentielles, et il s’agissait de triplex alors que la propriété sous étude est un quadruplex situé dans une zone commerciale. Il considère que la valeur établie par son expert est plus adéquate puisque basée sur des ventes concurrentes dans le même secteur, dans un marché relativement libre, non forcé comme dans un cas d’expropriation.

 

Analyse

 

[29]         La définition de la juste valeur marchande acceptée par les tribunaux a été reprise par le juge Joyal de la Cour fédérale du Canada, division de première instance, dans l'affaire Dominion Metal & Refining Works Ltd. v. Canada, [1986] F.C.J. No. 318 (QL), 86 DTC 6311, à la page 6314, citée par l'avocat de l'intimée (pages 8, 9 et 10 de la traduction française) :

 

            [...] Voici comment celle‑ci a été définie dans l'affaire Minister of Finance v. Mann Estate, [1972] 5 W.W.R. 2327 (C.S.C.‑B.), conf. [1973] C.T.C. 561 (C.A.C.‑B.), conf. [1974] C.T.C. 222 (C.S.C.) :

 

[TRADUCTION] [...] le prix le plus élevé exprimé en argent qu'un vendeur disposé à vendre peut obtenir pour son immeuble sur un marché libre de toutes restrictions d'un acquéreur bien informé et disposé à acheter, avec lequel il n'a aucun lien de dépendance.

 

            Le juge Cattanach a développé le sens de cette expression dans Succession Henderson et The Bank of New York c. M.R.N., (1973) 73 D.T.C. 5471. Dans cette affaire concernant la Loi fédérale sur les droits successoraux, S.R.C. 1952, chap. 89, le juge a affirmé ce qui suit (page 5476) :

 

            La Loi ne donne aucune définition de l'expression « juste valeur marchande »; celle‑ci a été définie de diverses façons, généralement selon ce qu'avait à l'esprit la personne cherchant à formuler la définition. Je ne crois pas nécessaire d'essayer de donner une définition précise de cette expression telle qu'employée dans la Loi; il suffit, me semble‑t‑il, de dire qu'il y a lieu de donner à ces mots leur sens ordinaire. Dans son sens courant, me semble‑t‑il, cette expression désigne le prix le plus élevé que le propriétaire d'un bien peut raisonnablement s'attendre à en tirer s'il le vend de façon normale et dans le cours ordinaire des affaires, le marché n'étant pas soumis à des pressions inhabituelles et étant constitué d'acheteurs disposés à acheter et des vendeurs disposés à vendre, qui n'ont entre eux aucun lien de dépendance et qui ne sont en aucune façon obligés d'acheter ou de vendre. J'ajouterais que cet exposé succinct de mon point de vue sur le sens à donner à l'expression « juste valeur marchande » comprend ce que j'estime être l'élément essentiel, soit un marché libre de toutes restrictions, où le prix est établi par le jeu de la loi de l'offre et de la demande entre des acheteurs et des vendeurs avertis et désireux d'acheter et de vendre. On voit que la définition donnée de l'expression « juste valeur marchande » est également applicable à l'expression « valeur marchande ». D'ailleurs, il n'est pas sûr, que l'emploi du mot « juste » ajoute quoi que ce soit aux mots « valeur marchande ».

 

            Plus loin, le juge Cattanach a quelque peu mitigé ses propos concernant la redondance créée par le mot « juste » dans la définition de « juste valeur marchande ». Il a repris le commentaire suivant du juge Mignault dans Untermeyer Estate v. Attorney‑General for British Columbia, (1929) R.C.S. 84 :

 

[TRADUCTION]        On doit peut‑être se demander si le mot « juste » ajoute quelque chose au sens des mots « juste valeur marchande », sauf peut‑être que la valeur marchande [il était question d'actions émises dans le public] doit offrir une certaine constance et ne pas résulter d'une forte hausse passagère ou d'une panique soudaine du marché.

 

[J'ai ajouté les caractères gras.]

 

[30]         Avant de donner la définition de juste valeur marchande, le juge Joyal reconnaissait la théorie de « l'acheteur particulier » qui tient compte de la prime que l'acheteur particulier est prêt à verser en plus de la juste valeur marchande (page 6314 et page 8 de la traduction française). Il faisait ainsi une distinction entre la notion de juste valeur marchande et la valeur pour l'acheteur particulier.

 

[31]         Le juge Joyal citait plus loin l'affaire Inland Revenue Commissioners v. Clay  et Inland Revenue Commissioners v. Buchanan, [1914] 3 K.B. 466 (C.A.), dans laquelle on reconnaissait l'existence de spéculateurs prêts à verser un montant supérieur à la valeur normale dans l'intention de revendre à profit à un acheteur particulier. Autrement dit, la connaissance du besoin particulier d'un acheteur spécial pouvait avoir une influence sur le prix du marché si d'autres personnes entraient en concurrence pour tenter d'acquérir la propriété à un prix inférieur à celui que, selon elles, l'acheteur particulier serait disposé à verser (voir l'extrait du juge Swinfen Eady, cité par le juge Joyal à la page 6315 et à la page 12 de la traduction française).

 

[32]         Par ailleurs, le juge Joyal reconnaît que les faits survenus après la date d'évaluation peuvent être considérés aux fins du processus d'évaluation. Puisque la valeur aux fins fiscales est déterminée en général sur un marché « théorique », il est possible de tenir compte d'une vente réelle postérieure à la date d'évaluation pour déterminer si l'évaluation était raisonnable (à la page 6318 et page 21 de la traduction française).

 

[33]         Dans la présente instance, les ventes retenues par l'expert de l'intimée sont le fruit d'un acheteur particulier (Provigo) sur le marché, qui a gonflé le prix au point de donner une valeur spéciale aux terrains ainsi acquis. Par contre, lorsque Provigo elle‑même a voulu se départir de deux de ces terrains, moins de deux ans après, elle a vendu à un prix nettement dégonflé, s'apparentant au prix payé par Jean‑François Coupal pour acquérir la propriété de son père. Le prix payé par Provigo dans son projet d'assemblage de 250 000 pieds carrés, était nettement spéculatif, beaucoup plus élevé que celui que l'acheteur ordinaire était prêt à payer pour le même bien.

 

[34]         Dans l'affaire Morneau, également citée par l'avocat de l'intimée, notre Cour devait déterminer si l'actionnaire de la société qui avait acheté sa propriété, avait bénéficié d'un avantage en vertu du paragraphe 15(1) de la LIR. Dans cette affaire, le ministre du Revenu national soutenait que la société avait versé à l'actionnaire un prix trop élevé par rapport à la juste valeur marchande de la propriété. Dans ce cas‑là, c'était la société qui était l'acheteur particulier puisqu'elle avait besoin du terrain de l'actionnaire pour ses fins commerciales, et avait fait une offre à ce dernier à un prix lui permettant de se relocaliser ailleurs, offre qui fut acceptée. Le juge Dussault, de notre Cour, avait conclu que l'actionnaire n'avait tiré aucun avantage au sens du paragraphe 15(1) de la LIR de la vente de sa propriété à la société, puisque non seulement ce dernier ne s'était pas enrichi par cette vente, mais au contraire s'était appauvri dans toute cette transaction.

 

[35]         En obiter dictum, le juge Dussault se prononçait sur le concept de valeur marchande en présence d'un acheteur particulier. En sus du passage cité plus haut par l'avocat de l'intimée (par. 43), il disait également que l'on ne saurait ignorer l'intérêt particulier qu'un acheteur potentiel pouvait avoir d'acquérir un bien pour une valeur supérieure à ce que d'autres serait prêts à payer compte tenu des circonstances spéciales dans lesquelles il se trouve et de l'utilisation qu'il entend faire du bien (par. 44).

 

[36]         Il faut bien se remettre dans le contexte. Dans l'affaire Morneau, la Cour se prononçait sur la valeur du bien pour l'acheteur spécial. La Cour a reconnu une valeur plus élevée pour cet acheteur. En ce sens, cela rejoint ce que disait le juge Joyal, dans Dominion Metal & Refining Works Ltd. précitée, lorsqu'il faisait une distinction entre la juste valeur marchande et la valeur plus élevée pour l'acheteur spécial. Par ailleurs, le juge Dussault concluait ainsi au paragraphe 46 dans Morneau :

 

[...] C'est lorsque les intérêts d'un vendeur peuvent se concilier avec ceux d'un acheteur, fut‑il spécial, après compromis de part et d'autre selon les forces de chacun, qu'un prix négocié et finalement accepté peut être considéré comme représentant une valeur qui est celle qui pourrait être obtenue sur le marché.

 

[37]         Dans le cas présent, on ne peut parler des intérêts du vendeur qui peuvent se concilier avec ceux d'un acheteur spécial après compromis de part et d'autre selon les forces de chacun, puisque à la date d'évaluation, Provigo n'avait montré aucun intérêt pour la propriété. On ne peut parler d'un prix négocié et finalement accepté entre M. Coupal et Provigo, qui aurait été le même prix négocié entre deux particuliers. A preuve, quand Provigo a revendu deux des terrains acquis à des acheteurs ordinaires, Provigo n'a pas vendu à une valeur moyenne marchande supérieure au prix payé par Jean‑François Coupal pour acquérir la propriété de son père.

 

[38]         Quant à la théorie des spéculateurs qui auraient été prêts à verser un montant plus élevé dans le but de revendre à profit à Provigo, on fait face ici à un exercice un peu trop théorique pour se rapprocher de la réalité. Aucune preuve de l'existence de tels spéculateurs n'a été faite. Si Jean‑François Coupal avait acheté de son père dans le but de spéculer, il aurait donné suite, il me semble, à l'option d'achat présentée en 2001 par un prête-nom de Provigo. Il l'a tout simplement ignorée. Finalement, l'évaluation de l'expert de l'intimée est basée sur le fait que la valeur la plus profitable de la propriété était commerciale. La preuve a révélé qu'il reste encore plusieurs propriétés résidentielles dans le secteur et que ce dernier est zoné commercial restreint. Ce zonage permet très bien la cohabitation du résidentiel et du commercial, tel qu'il est autorisé par la ville. Je conclus donc que l'évaluation de l'expert de l'intimée n'est pas réaliste.

 

[39]         Je considère que l'expert de l'appelant est beaucoup plus convainquant lorsqu'il dit qu'une telle propriété ne se vendrait jamais pour 240 000 $ dans un marché normal. Il est clair selon la preuve que le passage de Provigo a gonflé les prix de façon provisoire, et cela seulement pour ceux qui ont été dans sa ligne de mire. Pour les autres, je suis d'accord avec l'expert de l'appelant que la valeur de leurs propriétés n'a pas augmenté de façon outrancière. M. Bélanger a utilisé des ventes dans des secteurs résidentiels pour faire son évaluation. Celle‑ci est vérifiée par l'évaluation obtenue par la technique du coût qui est légèrement plus élevée. L'expert explique la différence par la désuétude économique, et cette explication est satisfaisante. Cette valeur représente, selon moi, le prix le plus élevé que M. Coupal pouvait raisonnablement s'attendre à en tirer dans le cadre d'une vente normale dans le cours ordinaire des affaires, en faisant abstraction des pressions inhabituelles soumises par Provigo dans le cadre de son projet d'assemblage.

 

[40]         Pour ces raisons, je suis d'accord avec l'évaluation de 148 000 $ retenue par l'expert de l'appelant. L'appel est admis avec dépens, selon le tarif régulier prévu aux règles de la Cour, et la cotisation est déférée au Ministre pour nouvelle cotisation et nouvel examen sur la base que le gain en capital imposable de 49 607 $ ajouté au revenu de l'appelant pour l'année d'imposition 2000 doit être retranché de son revenu.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juillet 2008.

 

 

« Lucie Lamarre »

Juge Lamarre


 

 

 

RÉFÉRENCE :                                  2008 CCI 411

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :      2006-2770(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              SUCCESSION HENRI COUPAL c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 le 3 juillet 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L'honorable juge Lucie Lamarre

 

DATE DU JUGEMENT :                   le 10 juillet 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelante :

Me Louis Frédérick Côté

Avocat de l'intimée :

Me Simon Nicolas Crépin

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour l'appelante:

 

                     Nom :                            Me Louis Frédérick Côté

 

                 Cabinet :                           Spiegel Sohmer Inc.

                                                          Montréal (Québec)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                         Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 



[1]           Je note que selon le rapport d'expert produit par l'appelante sous la pièce A‑2, l'évaluation municipale pour l'année du rôle 1999‑2001 serait plutôt de 120 800 $ (p. 11 du rapport), donc déjà 30 000 $ de moins que le prix offert par Jean-François pour acheter la propriété.

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