Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Référence : 2008CCI562

 

Dossiers : 2007-4193(EI);

2007-4196(CPP)

 

ENTRE :

 

10TATION EVENT CATERING INC.,

 

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

 

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

CERTIFICATION DE LA TRANSCRIPTION DES

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Que la transcription certifiée ci‑jointe de mes motifs du jugement rendus oralement à l’audience à Toronto (Ontario), le 28 août 2008, soit versée au dossier.

 

 

« N. Weisman »

           Juge suppléant Weisman

 

Signé à Toronto (Ontario), ce 22e jour d’octobre 2008.

 

Traduction certifiée conforme

ce 10e jour de novembre 2008.

 

Alya Kaddour‑Lord, traductrice

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

       

Nos des dossiers de la Cour : 2007-4193(EI);

                                                                                                                    2007-4196 (CPP)

 

                                        COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT

 

ENTRE :

 

 

                                       10TATION EVENT CATERING INC.,

 

                                                                                                                               appelante,

                                                                       et

 

 

                                   LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

 

                                                                                                                                     intimé.

 

                                         TRANSCRIPTION DU JUGEMENT

                             RENDU PAR L’HONORABLE JUGE WEISMAN

               dans la salle d’audience 6C du Service administratif des tribunaux judiciaires,

                                        180, rue Queen Ouest, Toronto (Ontario),

                                                        le jeudi 28 août 2008.

 

COMPARUTIONS :

 

Me Howard J. Alpert                                                                            Pour l’appelante  

 

Me Justin Kutyan                                                                                  Pour l’intimé

 

 

Étaient également présents :

 

M. William O’Brien                                                                              Greffier‑audiencier            

Mme Shirley Sereney                                                                                Sténographe judiciaire   

  

                                       A.S.A.P. Reporting Services Inc. 8 2008

 

200, rue Elgin, bureau 1105                           130, rue King Ouest, bureau 1800

Ottawa (Ontario)  K2P 1L5                           Toronto (Ontario)  M5X 1E3

613-564-2727                                                  416-861-8720


                                                                                  Toronto (Ontario)

--- L’audience débute le jeudi 28 août 2008, à 14 h.

LE JUGE WEISMAN :  Il s’agit d’appels concernant 91 personnes ayant travaillé dans l’industrie de la restauration en 2005. Cette année‑là, ces personnes ont été embauchées par 10Tation Event Catering Inc. comme serveurs, barmans, chefs des cuisines, premiers chefs et superviseurs.

Le ministre a conclu que les travailleurs en question avaient été engagés en vertu de contrats de louage de services et a établi à l’égard de 10Tation des évaluations dans lesquelles il lui a demandé de payer des arriérés de cotisations qu’elle serait tenue de payer en vertu du Régime de pensions du Canada et de la Loi sur l’assurance‑emploi.

10Tation et l’ensemble des 91 travailleurs interjettent à présent appel de ces évaluations, au motif que les travailleurs étaient des entrepreneurs indépendants engagés en vertu de contrats d’entreprise et, par conséquent, qu’ils n’occupaient pas un emploi assurable ou ouvrant droit à pension pendant l’année en cause.


Quatre travailleurs ont témoigné au cours de la présente audience : Lyndsy Deshima, serveuse; Anouk Bikkers, serveuse et superviseure occasionnelle; Richard Peters, chef des cuisines; et Fabio Ferrero, également serveur. Les parties ont convenu que leurs témoignages s’appliquent également à l’ensemble des 91 travailleurs, étant donné qu’ils étaient tous soumis aux mêmes conditions d’emploi dans le cadre de leur relation avec 10Tation.

Afin de trancher la question dont la Cour est saisie en ce qui a trait au statut des 91 travailleurs, question que les cours ont diversement qualifiée d’importante, de centrale et d’essentielle, je dois examiner la relation globale que les parties entretenaient ainsi que l’ensemble des éléments qui entraient dans le cadre des opérations. À cette fin, les éléments de preuve devront être analysés à la lumière du critère à quatre volets énoncé en guise de lignes directrices par lord Wright dans l’arrêt Montreal (City) v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161, et adopté par le juge MacGuigan de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. v. The Minister of National Revenue (1986), 87 DTC 5025.

Ces quatre lignes directrices concernent le contrôle que le payeur exerce sur le travailleur, la question de savoir qui du travailleur ou du payeur est propriétaire des instruments de travail nécessaires à l’accomplissement des tâches du travailleur, et les possibilités de profit et les risques de perte du travailleur du fait de ses liens avec le payeur.


Si on se tourne d’abord vers le critère du contrôle qu’un payeur a le droit d’exercer sur le travailleur, la preuve montre que 10Tation n’engageait que des travailleurs expérimentés afin de s’assurer de fournir à ses clients la meilleure qualité de service possible. Cela implique que les travailleurs concernés étaient tous des professionnels expérimentés, qui savaient bien comment s’acquitter de leurs diverses tâches au cours des réceptions, que celles‑ci soient grandes ou petites, formelles ou informelles, qu’on y serve les repas à table ou sous forme de buffets.

Les réceptions n’avaient pas lieu dans les bureaux et cuisines de 10Tation, où la nourriture était cuisinée et apprêtée, et les travailleurs choisis pour orchestrer un événement donné étaient sélectionnés parmi ceux dont le nom figurait sur une liste établie par 10Tation grâce à la publicité et au bouche à oreille. Les travailleurs pouvaient choisir d’accepter ou de refuser les offres de travail qui leur étaient faites. Ils avaient tous fixé les tarifs horaires auxquels ils étaient prêts à offrir leurs services, en fonction de leur niveau d’expertise et de leur expérience, et plusieurs d’entre eux ont témoigné qu’ils ne travailleraient pas pour un salaire inférieur.


10Tation avisait les travailleurs par courriel de la date et de l’endroit auxquels auraient lieu les réceptions, ainsi que de l’heure à laquelle elles commenceraient. Les travailleurs arrivaient en avance pour installer les tables requises et poser les nappes, allumer les bougies, ouvrir les bouteilles de vin, préparer le café et faire le nécessaire afin que la réception se déroule sans heurt.

L’un d’entre eux était nommé superviseur le temps de l’événement et, pour cela, recevait une prime de 5 $ l’heure, en sus du tarif horaire normal reçu pour assurer le service aux tables, tenir le bar ou remplir ses autres tâches habituelles. Même s’il en portait le titre, je ne pense pas que le travailleur en question remplissait la fonction de superviseur. En fait, il assignait simplement l’ensemble des tâches à accomplir aux autres travailleurs, qui s’en acquittaient ensuite, sans instructions ni supervision. On leur disait quelles étaient les tâches à accomplir, mais non comment les accomplir.

Cet élément est significatif parce que, comme l’a reconnu l’avocat de l’intimé, dans l’arrêt Regina v. Walker (1858), 27 L.J.M.C. 207, le baron Bramwell a déclaré :

[traduction]

« Un mandant a le droit d’indiquer au mandataire ce qu’il doit faire, mais le commettant a non seulement ce droit, mais aussi celui de dire comment la chose doit être faite. »


Ce critère traditionnel a été affiné au cours des dernières années, en commençant, je crois, par l’arrêt Wiebe Door Services lui‑même, où on a reconnu que du fait des exigences de l’économie moderne, on pouvait se trouver en présence d’employés experts, hautement qualifiés, dont les compétences étaient tellement étendues que leurs superviseurs étaient incapables de leur dicter la manière d’accomplir leur travail. En droit moderne, on peut considérer que quelqu’un est employé même si son superviseur est seulement qualifié pour lui dire quoi faire, et non comment le faire.

La jurisprudence opère une distinction entre les emplois « normaux » et les emplois exigeant des connaissances professionnelles hautement spécialisées. Dans le premier cas, pour qu’on considère qu’il y a relation employeur-employé, il est nécessaire que le superviseur ait non seulement le droit de donner des instructions quant à ce qui doit être fait, mais également quant à la façon de le faire. Dans le second cas, le fait que le superviseur soit seulement en mesure de dire quoi faire est suffisant. Dans ce dernier cas, s’il ne s’agit pas de services « normaux », mais de services offerts par des professionnels hautement qualifiés, cela suffit pour que le travailleur soit considéré comme un employé.


En l’espèce, je conclus que les 91 travailleurs occupaient tous un emploi « normal », par opposition à un emploi exigeant des connaissances hautement spécialisées, comme celles des spécialistes des technologies de l’information, dont l’expertise est tellement étendue qu’elle empêche un superviseur de leur donner des instructions. En l’espèce, les superviseurs étaient choisis parmi les travailleurs, et ils étaient donc parfaitement qualifiés pour donner des instructions non seulement sur ce qui devait être fait, mais également sur la façon de le faire. Par conséquent, en l’espèce, pour que ces travailleurs puissent être considérés comme des employés, je devrais conclure que leur superviseur, s’ils en avaient un, avait non seulement le droit de leur donner des directives quant à ce qui devait être fait, mais également quant à la façon de le faire.

Dans l’arrêt Livreur Plus Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.), [2004] A.C.F. n° 267, au paragraphe 41, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée en ces termes :

« […] Ce sont là, avec la faculté de refuser ou d'accepter des offres de services, des facteurs que cette Cour a retenus comme indices d'un contrat d'entreprise ou de services plutôt que de travail. […] »


Il s’agit bien évidemment d’un énoncé pertinent, et j’ai tenu à le citer aujourd’hui entre tous parce que la preuve dont je suis saisi montre clairement que ces travailleurs étaient libres d’accepter ou de refuser n’importe quel projet, comme ils en ont d’ailleurs témoigné l’un après l’autre. Selon l’extrait de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale que je viens de citer, une telle situation correspond davantage à une relation entrepreneur indépendant/mandant‑mandataire qu’à une relation employeur‑employé.

Je reconnais que 10Tation avait certainement le droit de renvoyer ou de rayer de sa liste les travailleurs récalcitrants, qui se présentaient au travail en état d’ébriété, qui arrivaient constamment en retard ou qui causaient beaucoup de dégâts, mais à mon avis, même s’il s’agissait de contrôle, il n’était pas plus étroit que celui que 10Tation pouvait exercer sur un entrepreneur indépendant.

Dans le même ordre d’idées, l’avocat de l’intimé a attiré l’attention de la Cour sur des éléments de contrôle précis, qui sont ressortis de la preuve en l’espèce, à savoir qu’on attendait des travailleurs qu’ils arrivent si possible jusqu’à deux heures en avance à une réception afin de tout mettre en place. En outre, j’ajoute qu’ils devaient s’habiller en noir ou en blanc, en fonction de la réception ou de l’occasion.


Même s’il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un élément de contrôle, je me suis demandé s’il est impératif qu’un travailleur ne soit assujetti à aucun contrôle pour pouvoir être considéré comme un entrepreneur indépendant, ou si la Cour doit plutôt mettre en balance les éléments qui indiquent l’existence d’un contrôle et ceux qui dénotent une absence de contrôle, et je conclus que le second cas de figure se conforme davantage au droit.

Même si ces deux exigences imposées aux travailleurs pourraient bien constituer du contrôle, elles sont tellement minimes que, quand on se demande s’il existait un lien de subordination entre 10Tation et les 91 travailleurs, lesdites exigences sont loin d’instaurer le lien de subordination que la jurisprudence qualifie d’élément de contrôle. Je pense que cette notion particulière vient de l’article 2099 du Code civil du Québec, et je la trouve personnellement très utile lorsqu’il s’agit d’étudier le facteur du contrôle et de distinguer un employé d’un entrepreneur indépendant.

Selon moi, l’absence de surveillance et de contrôle, le droit de refuser des affectations et le fait que tous les travailleurs négociaient leurs tarifs horaires indiquent qu’ils n’avaient pas de lien de subordination avec 10Tation, mais qu’ils étaient des entrepreneurs indépendants pendant l’année en cause.

Si on se penche maintenant sur le deuxième volet défini dans l’arrêt Wiebe Door, soit la propriété des instruments de travail, il pourrait être approprié à ce stade d’expliquer pourquoi il s’agit d’un paramètre important.


La jurisprudence indique que ce volet est lui aussi étroitement lié à l’élément de contrôle. Si le payeur fournit les instruments de travail, il a alors le droit de dicter la façon d’utiliser les instruments en question. Réciproquement, si c’est le travailleur qui fournit les instruments, le payeur n’exerce pas cet élément de contrôle.

En quelques mots, les 91 travailleurs fournissaient leurs propres instruments de travail en l’espèce. Il s’agissait de chemises et de pantalons noirs et blancs, de chaussures, de briquets pour allumer les bougies, d’épingles pour fixer les nappes et de tire‑bouchons pour ouvrir les bouteilles de vin. Les barmans apportaient leur propre matériel pour le bar, comme M. Ferrero; ce matériel incluait les tamis, les agitateurs à martini et d’autres articles du même ordre.

Je conclus que tous les autres instruments étaient loués soit par 10Tation, soit par le client qui organisait la réception, mais qu’ils étaient en fin de compte payés par le client. En fait, dans les cas où 10Tation louait les instruments, la facture envoyée au client était majorée du montant des locations. Les articles loués étaient très variés, allant des tables et des chaises aux candélabres, en passant par les plateaux de service, les ustensiles et les table-plateaux.


Encore une fois, l’avocat de l’intimé a fait allusion aux fours et aux fourneaux utilisés par les chefs sur place. L’exemple qui est ressorti de la preuve concerne le cas du Distillery District, où on a mis à la disposition de 10Tation une pièce vide pour préparer le repas. Par conséquent, 10Tation a fourni ou loué les fourneaux.

Lorsqu’elle est saisie d’une situation où les travailleurs fournissent les instruments dont les travailleurs œuvrant dans la même catégorie d’emploi ont normalement besoin, et où le payeur fournit les instruments lourds, comme les fourneaux nécessaires aux travailleurs pour accomplir leurs tâches, la Cour peut s’inspirer de l’affaire Precision Gutters. Je fais référence à l’arrêt Precision Gutters Ltd. c. Le ministre du Revenu national, [2002] A.C.F. n° 771, dans lequel les travailleurs étaient des installateurs de gouttières. On avait besoin d’un équipement relativement lourd afin de fabriquer les gouttières à partir de l’aluminium brut, l’essentiel de la fabrication étant fait sur le lieu de travail. La question à trancher, la même que celle qui se pose en l’espèce, était : le payeur fournit-il les instruments de travail, ce qui ferait en sorte que les travailleurs soient des employés et non des travailleurs indépendants? Dans l’affaire Precision Gutters, les travailleurs fournissaient leurs propres perceuses et mèches, scies et lames, contreplaqué, courtes échelles, leviers, galons de mesure et marteaux.

Au paragraphe 25 de l’arrêt, la Cour d’appel fédérale a déclaré :


« Il a été jugé que si les instruments de travail appartenaient au travailleur et qu'il était raisonnable que ceux-ci lui appartiennent, ce critère permet de conclure que la personne est un entrepreneur indépendant même si l'employeur présumé fournit des outils spéciaux pour l'entreprise en cause. […] »

Par conséquent, je conclus qu’en ce qui concerne la propriété des instruments de travail, les faits de l’affaire Precision Gutters sont identiques aux fait de l’espèce. Les 91 travaileurs fournissaient à leurs propres frais les instruments qu’on s’attendait à ce qu’ils possèdent. Même si 10Tation fournissait quelques outils de grande taille, d’après l’arrêt Precision Gutters, le facteur de la propriété des instruments de travail indique que les travailleurs étaient des entrepreneurs indépendants.

Cela m’amène à parler des possibilités de profit et des risques de perte. À l’instar de l’avocat de l’intimé, je trouve qu’il est pratique, compte tenu des faits particuliers de l’espèce, d’examiner ces deux volets en même temps.


Encore une fois, l’arrêt Precision Gutters comporte des indications utiles dans le passage figurant au paragraphe 27, à la page 9 :

« Selon moi, la capacité de négocier les modalités d'un contrat suppose une chance de bénéfice et un risque de perte de la même manière que permettre à une personne d'accepter ou de refuser du travail suppose une chance de bénéfice et un risque de perte. […] ».

Dans un seul paragraphe, la Cour d’appel fédérale a succintement résolu deux des énigmes factuelles qui se posent dans la présente affaire.

Les travailleurs ici présents avaient tout à la fois la possibilité de refuser quelque affectation que ce soit et de négocier leur tarif horaire. Je le répète, certains d’entre eux était indépendants au point de pouvoir dire qu’ils ne travailleraient pas pour un salaire horaire inférieur à une certaine somme, 20 $ dans un cas, et je crois 18 $ dans un autre.


En toute franchise, si je n’étais pas lié par l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Precision Gutters, je me pencherais sur la question de savoir si les 91 travailleurs avaient vraiment quelque possibilité de profit ou risque de perte que ce soit dans le cadre de leur relation de travail avec 10Tation. Il est vrai que plus ils travaillaient, servaient et tenaient le bar, plus ils gagnaient de l’argent, comme il est vrai qu’ils pouvaient travailler pour plus d’un seul traiteur au cours d’une même journée, mais on pourrait se poser la question à laquelle l’avocat de l’intimé a bien voulu s’efforcer de répondre : s’agit-il ici de profits ou d’une simple augmentation de la rémunération?

À ma connaissance, la première affaire dans laquelle une telle distinction a été soulevée est l’arrêt Hennick c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.), [1995] A.C.F n° 294, rendu par la Cour d’appel fédérale. La cause concernait une professeure de piano du Royal Conservatory. La cour de première instance avait conclu que la professeure pouvait gagner davantage d’argent si elle faisait plus d’heures, et, par conséquent, qu’elle avait la possibilité de réaliser un profit. Cette décision a été infirmée par la Cour d’appel fédérale, qui a établi une distinction entre le fait de toucher une rémunération plus élevée et celui de réaliser un profit. C’était le Royal Conservatory qui était en position de faire des profits ou d’entregistrer des pertes, et non la personne qui gagnait davantage d’argent du fait qu’elle travaillait pendant de plus longues heures, ou celle qui était payée à la pièce et qui gagnait davantage d’argent en produisant plus de pièces.


À mes yeux, le terme de « profit » signifie la différence entre le revenu d’entreprise et les dépenses d’entreprise. En l’espèce, un problème se pose, à savoir que si on examine les déclarations de revenu produites par les quatre travailleurs qui ont témoigné, on constate qu’ils n’ont engagé presque aucune dépense d’entreprise, et par conséquent, qu’ils n’ont couru que très peu de risques de perte.

Je constate d’abord que sur l’ensemble des travailleurs, aucun d’entre eux ne pouvait vivre des revenus bruts gagnés auprès de 10Tation pendant l’année 2005. Par exemple, M. Peters, un des témoins, a gagné un revenu d’entreprise total de 3 669,68 $, mais a dépensé 4 000 $ pour une voiture et 3 000 $ pour des déplacements. Aucune de ces dépenses n’est comparable au genre de dépenses que 10Tation a selon moi dû engager : les coûts fixes se rapportant au loyer, au véhicule utilisé pour le transport des aliments, aux salaires des employés inscrits sur la liste de paie, autant d’investissements dans l’entreprise que je qualifierais de considérables.


Le formulaire T4A de Mme Deshima pour l’année 2005 montre qu’elle a gagné 406,85 $ auprès de 10Tation. Par ailleurs, ses dépenses se sont élevées à 4 573 $, étant essentiellement constituées d’un loyer de 3 120 $. Elle a dépensé 318 $ en publicité, 200 $ en droits d’adhésion, 210 $ en frais d’assurance, 62 $ en frais de bureau, 100 $ en fournitures, et finalement 400 $ en téléphone. Ces dépenses sont nettement différentes des dépenses d’entreprise engagées par le payeur, 10Tation. Comme il a été admis, la principale source de revenu de Mme Deshima venait des cours de shiatsu qu’elle donnait.

De façon analogue, la principale source de revenu de Mme Bikkers venait de son travail d’illustratrice. En ce qui concerne son revenu d’entreprise, il était de 3 467,69 $ pour 2005, par rapport à des dépenses s’élevant à 6 574 $, dépenses liées essentiellement à son travail d’illustratrice : 1 000 $ en fournitures, 125 $ en publicité et 1 500 $ en téléphone. Elle a effectué d’autres dépenses, mais je ne vois vraiment pas l’intérêt d’entrer dans de tels détails.

Enfin, M. Ferrero a gagné un revenu d’entreprise s’élevant à 7 695 $, et, encore une fois, il s’agissait d’une somme qui ne lui aurait pas suffi pour subvenir à ses besoins. Il a engagé des dépenses de 2 688 $, qui, prises individuellement, étaient toutes inférieures ou égales à 500 $. Ces dépenses avaient été engagées entre autres choses pour des réparations, des repas, un bureau, une voiture, un téléphone, du perfectionnement professionnel, des cadeaux et des billets. Il a fini l’année avec un revenu d’entreprise net de 2 934,86 $.


Il est clair que les quatre travailleurs tenaient beaucoup à être considérés comme des travailleurs indépendants, parce que cela leur permettrait de déduire les frais admissibles en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, et ce, même s’il ne s’agissait pas vraiment de dépenses d’entreprise ayant un lien avec l’industrie de la restauration, à l’exception des vêtements blancs et noirs et des instruments de travail mineurs tels que des épingles, des briquets et des tire‑bouchons. Il est clair qu’il est en fait surtout question de leurs véhicules, de leurs bureaux à domicile, de leurs fournitures et de leurs factures de téléphone. S’ils peuvent légitimement les déduire d’une source de revenu quelconque, qu’il en soit ainsi.

Quelle que soit ma décision, je ne sais vraiment pas s’il revient au ministre d’établir une nouvelle cotisation et de refuser la déduction des dépenses en question pour le motif qu’il ne s’agit pas de dépenses effectuées dans le but de tirer un revenu de l’exploitation d’une entreprise. Je ne formulerai aucun commentaire, mais je m’interroge à ce sujet.

La question de l’existence des possibilités de profit et des risques de perte est, tout comme une bonne partie de ce domaine du droit, compliquée. Il y a deux autres facteurs que, par souci d’équité, je voudrais porter à votre attention.

En me fondant sur l’arrêt Precision Gutters, j’ai conclu qu’il y avait des possibilités de profit et des risques de perte pour l’ensemble des 91 travailleurs. Même si j’avais tiré la conclusion inverse, le résultat du présent appel serait le même parce que la preuve tendrait toujours à démontrer qu’ils étaient des entrepreneurs indépendants du fait que les facteurs de contrôle et de propriété des instruments de travail indiquent bien qu’ils étaient des entrepreneurs indépendants.


Même si j’avais conclu que les facteurs relatifs aux possibilités de profit et aux risques de perte indiquaient que les travailleurs étaient des employés, nous nous retrouverions dans une situation où, sur les quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Wiebe Door, deux facteurs indiquent qu’ils sont des employés, à savoir le contrôle et la propriété des instruments de travail, et deux indiquent qu’ils sont des entrepreneurs indépendants, à savoir l’absence de possibilités de profit et de risques de perte. En de telles circonstances, quand les facteurs énoncés dans l’arrêt Wiebe Door ne donnent pas de résultats concluants, nous devons nous en remettre aux instructions données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Le Royal Winnipeg Ballet, selon lesquelles l’intention des parties revêt une plus grande importance dans un tel contexte.

La référence de l’arrêt Le Royal Winnipeg Ballet est 2006 CAF 87. Je reprendrai simplement les extraits présentés par l’avocat de l’intimé. Dans les commentaires formulés au paragraphe 81 de l’arrêt Le Royal Winnipeg Ballet, le juge Desjardins me recommande d’agir de la manière suivante dans les cas où l’intention des parties revêt une plus grande importance en raison du résultat équivoque obtenu après application des critères énoncés dans l’arrêt Wiebe Door :

« […] le juge de la Cour canadienne de l’impôt aurait dû prendre acte du témoignage non contredit relatif à l’interprétation commune des parties selon laquelle les danseurs […] »

 Dans cette affaire, et les travailleurs en l’espèce. « […] étaient des entrepreneurs indépendants et se demander ensuite, en se fondant sur les facteurs de l’arrêt Wiebe Door, si cette intention avait été réalisée. […] »

En appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Wiebe Door et en examinant l’intention des parties, qui ont toutes signé la même entente, je conclus qu’il existait une entente mutuelle entre les parties voulant que les travailleurs soient des entrepreneurs indépendants. Cet élément revêt une grande importance. Même si j’avais conclu que les travailleurs n’avaient aucune possibilité de profit et ne couraient aucun risque de perte, je devrais tout de même conclure qu’ils étaient des entrepreneurs indépendants.


On arrive à la même conclusion en se fondant sur une source différente. L’affaire City Water International Inc. c. Sa Majesté la Reine, 2006 CAF 350, était intéressante parce que les travailleurs concernés n’avaient absolument aucune possibilité de profit et ne couraient absolument aucun risque de perte. Même si le bon sens veut que l’essence même d’une entreprise réside dans les possibilités de profit et les risques de perte, la Cour d’appel fédérale a néanmoins conclu que ces travailleurs étaient des entrepreneurs indépendants parce que les parties avaient exprimé une intention commune en ce sens.

En résumé, les quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Wiebe Door sont tous équivoques; deux font pencher la balance d’un côté, deux de l’autre, et j’ai déjà dit quel devait être le résultat en pareilles circonstances.

Je dois également examiner la relation globale entre les parties. Je ne devrais pas vraiment m’exprimer de cette manière. Les quatre lignes directrices énoncées dans l’arrêt Wiebe Door ne sont que des lignes directrices visant à définir la relation globale entre les parties. C’est là mon but premier. On peut faire quelques commentaires au sujet de la relation globale.

Mme Deshima a fait une déclaration pertinente : [traduction] « J’ai choisi de travailler pour des traiteurs et non plus pour des restaurants en raison de la flexibilité des horaires de travail. Ma charge de travail n’est pas garantie. Je n’ai aucune sécurité d’emploi. »


Cette déclaration, laissez‑moi vous dire qu’elle a attiré mon attention parce qu’il semblait presque que Mme Deshima récitait un passage de l’arrêt Wolf c. Canada, [2002] 4 C.F. 396, rendu par la Cour d’appel fédérale. Je ne reproduirai pas mot pour mot l’extrait de l’arrêt Wolf en question, mais la Cour d’appel fédérale a déclaré au paragraphe 120 que les entrepreneurs indépendants privilégiaient la possibilité de déduire les dépenses admissibles et la mobilité au détriment de la sécurité d’emploi et de la possibilité de toucher des prestations salariales.

Je ne pense pas avoir besoin de m’étendre davantage sur la question de la relation globale entre les parties.

Dans ce type d’affaire, il appartient à l’appelante de réfuter les hypothèses énoncées par le ministre dans la réponse à l’avis d’appel, lesquelles hypothèses sont réputées vraies jusqu’à preuve du contraire. Cet argument juridique est étayé par les quatre arrêts suivants, qui ont été rendus par la Cour d’appel fédérale : Elia c. Canada (Ministre du Revenu national), [1998] A.C.F. n° 316, Le Livreur Plus Inc., précité, National Capital Outaouais Ski Team c. Canada (Ministre du Revenu national), [2008] A.C.F. n° 557, et finalement Dupuis c. Canada (Ministre du Revenu national), [2003] A.C.F. n° 1410.


J’ai moi‑même interrogé Mme Bikkers au sujet des hypothèses litigieuses énoncées dans la réponse à l’avis d’appel du ministre; dans son cas, il s’agissait des hypothèses 25g), i), m) et n). Je suis certain que ce sont les mêmes hypothèses qui seront en cause dans tous les appels. Mme Bikkers est parvenue à les réfuter. Les hypothèses restantes ne suffisaient pas à étayer les décisions du ministre. Je m’exprime en ces termes parce qu’il restait une hypothèse qui n’avait pas été réfutée, et il s’agissait de l’hypothèse 25p), voulant que les travailleurs doivent fournir leurs services en personne.

Selon l’arrêt Canada (Procureur général) c. Jencan Ltd., [1997] A.C.F. n° 876, rendu par la Cour d’appel fédérale, la Cour doit décider, dans le cas où certaines hypothèses du ministre sont réfutées, si les autres hypothèses suffisent à étayer la décision du ministre. En l’espèce, ce n’est clairement pas le cas.

En écoutant les témoins déposer sous serment pour la première fois, j’ai découvert de nouveaux faits dont le ministre n’avait pas connaissance auparavant, à moins que les faits connus aient été mal compris ou appréciés, voire mal interprétés par le ministre, dont je trouve par conséquent les décisions objectivement déraisonnables. Je conclus que les quatre appelants qui ont officiellement déposé des avis d’appel, et en fait l’ensemble des 91 travailleurs concernés, travaillaient à leur propre compte, que ce soit comme serveurs, barmans, chefs des cuisines ou premiers chefs.


En conséquence de quoi, les dix appels dont je suis saisi sont tous accueillis. Les 91 travailleurs n’occupaient pas un emploi assurable ou ouvrant droit à pension pendant la période en cause. Les décisions du ministre sont annulées.

Maîtres, je vous remercie de vos excellents exposés. Vous avez été tous les deux très diligents, vous étiez très bien préparés et vous m’avez été d’une grande assistance.

L’audience est terminée.

LE GREFFIER :  L’audience de la Cour canadienne de l’impôt est maintenant levée.

--- L’audience prend fin à 14 h 56.


 

 

Traduction certifiée conforme

ce 10e jour de novembre 2008.

 

Alya Kaddour‑Lord, traductrice


 

RÉFÉRENCE :

2008CCI562

 

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :

2007-4193(EI)

2007-4196(CPP)

 

INTITULÉS :

10Tation Event Catering Inc.

et Le ministre du Revenu national

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

Les 27 et 28 août 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge suppléant N. Weisman

 

DATE DU JUGEMENT RENDU ORALEMENT :

 

Le 28 août 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Howard J. Alpert

 

Avocat de l’intimé :

Me Justin Kutyan

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pour l’appelante :

 

Nom :

Me Howard J. Alpert

Cabinet :

Alpert Law Firm

Toronto (Ontario)

 

Pour l’intimé :

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

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