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Dossier : 2009-2494(IT)G

ENTRE :

10737 NEWFOUNDLAND LIMITED,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus le 10 février 2011, à Montréal (Québec)

 

Devant : L’honorable juge en chef Gerald J. Rip

 

Comparutions :

 

Avocats de l’appelante :

Me Wilfrid Lefebvre

Me Vincent Dionne

Avocats de l’intimée :

Me Natalie Goulard

Me Pierre Cossette

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          Les appels interjetés des cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 1999, 2000 et 2004 sont accueillis, avec dépens, et les cotisations sont renvoyées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation, étant entendu que l’appelante a subi une perte en capital admissible dans son année d’imposition 2002 et qu’elle peut procéder au report rétrospectif de cette perte sur ses années d’imposition 1999 et 2000 et au report prospectif d’une partie de cette perte sur son année d’imposition 2004.

 


Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de juillet 2011.

 

« Gerald J. Rip »

Juge en chef Rip

Traduction certifiée conforme

ce e jour de septembre 2011.

 

 

 

 

 

François Brunet, réviseur


 

 

 

 

 

Référence : 2011 TCC 346

Date : 20110711

Dossier : 2009-2494(IT)G

ENTRE :

10737 NEWFOUNDLAND LIMITED,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge en chef Rip

 

[1]              L’appelante, 10737 Newfoundland Limited, interjette appel de cotisations d’impôt sur le revenu relatives aux années 1999, 2000 et 2004 et dans lesquelles le ministre du Revenu national (le « ministre ») a refusé la perte en capital admissible que l’appelante a déduite dans son année d’imposition 2002 à l’égard d’une disposition d’« actions échangeables » en échange d’actions d’une société étrangère. Les pertes en capital admissibles ont été appliquées en 2002 et reportées rétrospectivement sur 1999 et prospectivement sur 2004. Le ministre a invoqué ce que l’on appelle généralement les règles sur la « minimisation des pertes » qui figurent aux paragraphes 40(3.3), (3.4) et (3.5) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi  ») pour refuser la perte en capital. Ces règles diffèrent la constatation des pertes en capital.

 

[2]              Une « action échangeable » a été décrite comme suit : [traduction] « une action d’une société canadienne […] qui, de pair avec un certain nombre de droits accessoires, reproduit le plus fidèlement possible les aspects économiques (et, dans une certaine mesure, les droits juridiques des détenteurs) d’une action d’une autre société »[1].

 

[3]              Un autre auteur a expliqué qu’il est particulièrement approprié de recourir aux actions échangeables quand une société non résidente – une « société acheteuse étrangère » – souhaite faire l’acquisition dans certaines circonstances d’actions d’une société résidant au Canada. [traduction] « L’objet principal de [l’utilisation d’actions échangeables] du point de vue fiscal canadien est d’offrir aux actionnaires résidant au Canada de [la société résidant au Canada] la possibilité d’offrir leurs actions […] en échange d’actions échangeables émises par [la société résidant au Canada] […], et ce, d’une manière qui offre aux actionnaires vendeurs résidant au Canada la possibilité d’obtenir une disposition à imposition différée (c’est-à-dire, un transfert) de ces actions aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu. Les actions en question peuvent être échangées contre des actions de la société acheteuse étrangère et, du point de vue économique, sont censées équivaloir à des actions de cette société.[2] »

 

[4]              Les actions échangeables d’une société canadienne sont habituellement créées au moment de la restructuration du capital de cette société, par la conversion des actions ordinaires en actions échangeables, dans une proportion d’une action échangeable pour une action de la société acheteuse étrangère contre laquelle l’action échangeable sera, à terme, échangée. Les actions de la société acheteuse étrangère qui sont échangées contre les actions échangeables de l’actionnaire représentent le paiement fait pour l’acquisition des actions de la société canadienne.

 

[5]              La condition de base de l’action échangeable est généralement le droit de son détenteur d’exiger que l’action échangeable de la société résidant au Canada soit encaissée par anticipation (c’est-à-dire, rachetée) par la société canadienne pour un nombre égal d’actions de la société acheteuse étrangère, ou que cette dernière achète les actions échangeables en donnant en paiement un nombre égal de ses propres actions. Les droits et les conditions des actions échangeables et les conventions d’entreprise concernant l’opération décrivent le processus par lequel l’ancien actionnaire de la société résidant au Canada devient l’actionnaire de la société acheteuse étrangère.

 

[6]              En 2002, l’appelante a disposé d’un certain nombre d’actions échangeables de Newbridge (les « actions échangeables ») et, en retour, a acquis des actions appelées « Alcatel American Depositary Shares » (les « actions Alcatel ADS » ou les « actions ADS ») dans le délai de 61 jours que prescrivent les alinéas 40(3.3)b) et c). Le prix de base des actions échangeables, pour l’appelante, était supérieur à la valeur des actions ADS au moment de la disposition des actions échangeables et, de ce fait, l’appelante a essuyé une perte en capital. Lors de l’examen des faits menant à la disposition, le ministre a exprimé l’avis que l’appelante, à titre de détentrice des actions échangeables, avait le droit de racheter les actions échangeables pour des actions ADS. Il a conclu que l’appelante avait acquis un bien – les actions ADS – qui était identique aux actions échangeables au sens de l’alinéa 40(3.3)b) de la Loi, citant le paragraphe 40(3.5), et il a refusé la perte conformément à l’alinéa 40(3.4)a) de la Loi.

 

[7]              L’appelante soutient que les actions échangeables et les actions ADS ne sont pas des biens identiques au sens de l’alinéa 40(3.3)b) de la Loi, mais les actions de deux entités juridiques différentes et distinctes. Une action échangeable, a soutenu l’avocat de l’appelante, n’est pas un « droit d’acquérir » une action ADS au sens de l’alinéa 40(3.5)a) de la Loi. L’appelante dit qu’elle n’a pas disposé d’un « droit d’acquérir » les actions ADS; elle a disposé d’actions échangeables. De ce fait, l’alinéa 40(3.5)a), qui présume que le « droit d’acquérir un bien » est identique au bien, ne vise pas les faits de l’espèce.

 

[8]              Les éléments de preuve sont tirés de l’« exposé conjoint partiel des faits » qui suit[3] :

 

[traduction]

Fusion de Newbridge et d’Alcatel

 

1.         Le 23 février 2000, Newbridge Networks Corporation (« Newbridge ») a conclu avec Alcatel, une société régie par la loi française, une convention de fusion aux termes de laquelle Alcatel deviendrait, sous réserve de certaines conditions, la détentrice indirecte de la totalité des actions ordinaires de Newbridge[4]. Avant la fusion, Newbridge et Alcatel n’étaient pas « affiliées » aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

2.         La fusion a eu lieu le 25 mai 2000, selon les conditions d’un plan d’arrangement agréé par un tribunal (l’« arrangement »)[5].

 

3.         Les conditions de l’arrangement accordaient aux actionnaires de Newbridge l’option de recevoir, en contrepartie de leurs actions ordinaires :

 

a.         soit 0,81 action « Alcatel American Depositary Share » (action « Alcatel ADS ») pour chaque action ordinaire de Newbridge; soit

 

b.         soit 0,81 action échangeable de Newbridge (et certains droits accessoires) pour chaque action ordinaire de Newbridge;

 

c.         soit une combinaison des deux options qui précèdent.

 

4.         Aux termes de l’arrangement, les faits suivants, notamment, sont survenus :

 

a.         le capital-actions autorisé de Newbridge a été restructuré au moyen de la création d’une nouvelle catégorie d’actions, à savoir les actions échangeables;

 

b.         chaque action ordinaire de Newbridge (autre que celles détenues par les « actionnaires dissidents »[6] ou par Alcatel ou l’une quelconque de ses sociétés affiliées) a été transformée en 0,81 action échangeable;

 

c.         Newbridge a émis une action ordinaire à Alcatel Holdings Canada Corp. (« Alcatel Holdings »), une société qui était indirectement la propriété exclusive d’Alcatel;

 

d.         chaque action échangeable (autre que celles que les détenteurs ont décidé de conserver en tant que telles) a été transférée par son détenteur à Alcatel Holdings en échange d’une action Alcatel ADS;

 

e.         chaque action échangeable détenue par Alcatel Holdings a ensuite été transférée par cette dernière à Newbridge en échange du nombre d’actions ordinaires de Newbridge égal à un divisé par le rapport d’échange (0,81).

 

5.         À la conclusion de l’arrangement, Alcatel Holdings détenait la totalité des actions ordinaires émises et en circulation de Newbridge. Les anciens détenteurs d’actions ordinaires de Newbridge qui avaient décidé de recevoir des actions échangeables détenaient la totalité des actions échangeables émises et en circulation.

 

Actions échangeables

 

6.         Les actions échangeables (de pair avec certains droits auxiliaires) étaient, du point de vue économique, censées équivaloir aux actions Alcatel ADS, sauf que les détenteurs des actions échangeables n’ont pas le droit d’assister ou de voter à une assemblée des actionnaires d’Alcatel (mais ils ont le droit d’en être avisés).

 

7.         Les détenteurs des actions échangeables ont le droit de recevoir de Newbridge, sous réserve du droit applicable, des dividendes qui, du point de vue économique, équivalent aux distributions payées sur les actions d’Alcatel ADS et découlent de dividendes déclarés sur les actions d’Alcatel.

 

8.         Les actions échangeables sont sujettes à rajustement ou à modification advenant un fractionnement d’actions ou un autre changement apporté au capital d’Alcatel, de manière à préserver le rapport de un à un entre les actions échangeables et les actions Alcatel ADS.

 

9.         La circulaire d’information de la direction de Newbridge, qui décrit l’arrangement, prévoit que [traduction] « [l] les actions échangeables peuvent être échangées en tout temps, dans une proportion d’un à un, contre des actions Alcatel ADS au choix du détenteur ».

 

10.       Les détenteurs d’actions échangeables ont le droit en tout temps, sous réserve de l’exercice, par Alcatel Holdings, de son « droit de demande d’encaissement par anticipation », d’exiger que Newbridge rachète une partie ou la totalité des actions échangeables inscrites à leur nom (les « actions encaissées par anticipation »). Si Alcatel Holdings exerce son « droit de demande d’encaissement par anticipation », plutôt que ce soit Newbridge qui rachète les actions échangeables, Alcatel Holdings achète au détenteur les actions encaissées par anticipation.

 

11.       Que les actions échangeables soient rachetées par Newbridge ou achetées par Alcatel Holdings, le montant payé par action est égal au « cours du marché » d’une action Alcatel ADS et il est intégralement satisfait par la délivrance au détenteur, par Newbridge ou Alcatel Holdings, d’un certificat représentant une action Alcatel ADS pour chaque action échangeable (de pair avec le plein montant de tous les dividendes déclarés et impayés sur l’action échangeable).

 

12.       Si, par suite d’exigences en matière de solvabilité ou du droit applicable, Newbridge n’est pas autorisée à racheter la totalité des actions encaissées par anticipation offertes par un détenteur, Newbridge ne rachètera que les actions encaissées par anticipation qui ne seraient pas contraires au droit applicable, et Alcatel Holdings est tenue d’acheter les actions encaissées par anticipation qui ne sont pas rachetées.

 

Les opérations

 

13.       Le 11 mai 2000, 3507271 Canada Inc. et 100935 Canada Ltd., qui détenaient des actions ordinaires de Newbridge par l’entremise d’une société de portefeuille (3748278 Canada Inc.), ont transféré à Newbridge la totalité de leurs actions émises et en circulation de 3748278 Canada Inc. en échange de nouvelles actions ordinaires de Newbridge émises à partir de son capital‑actions. 3507271 Canada Inc. et 100935 Canada Ltd. ont reçu, en échange de leurs 83 160 690 et 401 189 070 actions de 3748278 Canada Inc., 136 329 et 657 687 actions ordinaires de Newbridge, respectivement.

 

14.       3507271 Canada Inc. et 100935 Canada Inc. ont toutes deux décidé de recevoir des actions échangeables en contrepartie de leurs actions ordinaires de Newbridge et, en fait, elles ont reçu 110 426 et 532 726 actions échangeables, respectivement.

 

15.       L’échange d’actions ordinaires de Newbridge contre des actions échangeables n’a pas été une opération imposable pour 3507271 Canada Inc. et 100935 Canada Inc., au sens du paragraphe 86(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

16.       Le 29 juin 2000, l’appelante a acheté 110 426 actions échangeables de 3507271 Canada Inc. À cette époque, la juste valeur marchande de ces 110 426 actions échangeables était de 10 253 054 $, le capital libéré de 965 073 $ et le prix de base rajusté de 8 084 278 $. L’opération a été menée au moyen d’un transfert en application du paragraphe 85(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu en échange d’un montant convenu de 8 084 278 $. La contrepartie donnée par l’appelante a été de 100 actions de son capital-actions.

 

17.       Le 29 juin 2000, l’appelante a acheté 532 726 actions échangeables de 100935 Canada Inc. À cette époque, la juste valeur marchande de ces 532 726 actions échangeables était de 49 463 609 $, le capital libéré de 4 655 766 $ et le prix de base rajusté de 37 097 707 $. L’opération a été menée au moyen d’un transfert en application du paragraphe 85(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu en échange d’un montant convenu de 37 994 120 $. La contrepartie donnée par l’appelante a été de 100 actions de son capital‑actions. L’opération a donné lieu à un gain en capital de 896 413 $.

 

18.       Le 30 septembre 2002, l’appelante a disposé de 342 652 actions échangeables en demandant que Newbridge rachète les actions, comme le prévoyait l’arrangement. À cette époque, chacune des 342 652 actions échangeables avait un prix de base rajusté de 71,64 $ et une juste valeur marchande de 3,71 $.

 

19.       Le même jour, l’appelante a fait l’acquisition de 342 652 actions d’Alcatel ADS, conformément aux droits que lui conférait l’arrangement, et elle a continué à détenir ces actions pendant les 30 jours suivant la disposition des actions échangeables. L’appelante détenait encore les actions d’Alcatel ADS à la fin de l’année d’imposition 2002.

 

20.       Les actions échangeables constituaient une immobilisation de l’appelante.

 

21.       L’appelante n’était pas une personne « affiliée » à Alcatel aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

Traitement fiscal

 

22.       Dans sa déclaration de revenus pour 2002, l’appelante a déclaré une perte en capital de 23 276 350 $ sur la disposition des actions échangeables. Des pertes en capital nettes de 2 820 801 $ et de 10 413 407 $ ont été reportées rétrospectivement à ses années d’imposition 1999 et 2000, respectivement. Une perte en capital nette de 11 $ a été reportée prospectivement à son année d’imposition 2004.

 

23.       Le ministre du Revenu national a établi la cotisation de l’appelant en se basant sur le fait que, aux termes du paragraphe 40(3.4) de la Loi de l’impôt sur le revenu, est suspendue la constatation de la perte en capital subie par l’appelante sur la disposition de ses actions échangeables dans l’année d’imposition 2002. Le ministre a par la suite rejeté le report rétrospectif/prospectif de la perte en capital que l’appelante avait déclarée[7].

 

Dispositions législatives applicables

 

[9]              Voici les passages pertinents des paragraphes 40(3.3), (3.4) et (3.5) :

 

(3.3) Le paragraphe (3.4) s’applique lorsque les conditions suivantes sont réunies :

 

 

(3.3) Subsection 40(3.4) applies when

 

a) une société, une fiducie ou une société de personnes (appelées « cédant » au présent paragraphe et au paragraphe (3.4)) dispose d’une immobilisation, sauf un bien amortissable d’une catégorie prescrite, en dehors du cadre d’une disposition visée à l’un des alinéas c) à g) de la définition de « perte apparente » à l’article 54;

(a) a corporation, trust or partnership (in this subsection and subsection 40(3.4) referred to as the “transferor”) disposes of a particular capital property (other than depreciable property of a prescribed class) otherwise than in a disposition described in any of paragraphs (c) to (g) of the definition “superficial loss” in section 54;

 

b) au cours de la période qui commence 30 jours avant la disposition et se termine 30 jours après cette disposition, le cédant ou une personne affiliée à celui-ci acquiert le même bien ou un bien identique (appelés « bien de remplacement » au présent paragraphe et au paragraphe (3.4));

 

(b) during the period that begins 30 days before and ends 30 days after the disposition, the transferor or a person affiliated with the transferor acquires a property (in this subsection and subsection 40(3.4) referred to as the “substituted property”) that is, or is identical to, the particular property; and

 

c) à la fin de cette période, le cédant ou une personne affiliée à celui-ci est propriétaire du bien de remplacement.

 

(c) at the end of the period, the transferor or a person affiliated with the transferor owns the substituted property.

 

(3.4) Lorsque le présent paragraphe s’applique par l’effet du paragraphe (3.3) à la disposition d’un bien, les présomptions suivantes s’appliquent :

 

(3.4) If this subsection applies because of subsection 40(3.3) to a disposition of a particular property,

 

a) la perte du cédant résultant de la disposition est réputée nulle;

[…]

(a) the transferor’s loss, if any, from the disposition is deemed to be nil, and

[…]

 

(3.5) Les présomptions suivantes s’appliquent dans le cadre des paragraphes (3.3) et (3.4) :

 

(3.5) For the purposes of subsections 40(3.3) and 40(3.4),

 

a) le droit d’acquérir un bien (sauf le droit servant de garantie seulement et découlant d’une hypothèque, d’une convention de vente ou d’un titre semblable) est réputé être un bien qui est identique au bien;

 

[…]

(a) a right to acquire a property (other than a right, as security only, derived from a mortgage, hypothec, agreement for sale or similar obligation) is deemed to be a property that is identical to the property;

 

[…]

 

[10]         Il n’est pas controversé entre les parties que la « [disposition] d’une immobilisation » dont il est question à l’alinéa 40(3.3)a) est celle des actions échangeables, c’est-à-dire le résultat qui a eu lieu quand l’appelante a demandé à Newbridge d’encaisser par anticipation les actions échangeables. Cependant, l’appelante s’oppose à la thèse du ministre portant que, dans le délai de 61 jours que prévoit l’alinéa 40(3.3)b), l’appelante a acquis un bien qui était identique aux actions échangeables, car une action échangeable de Newbridge ne peut être identique à une action Alcatel ADS.

 

Thèses de l’appelante

 

[11]         C’est à bon droit que Me Lefebvre fait valoir que, en général, une action d’une société n’est pas identique à celle d’une autre société. Le fait que les actions puissent avoir la même équivalence sur le plan économique ne fait pas d’elles des actions identiques. D’ailleurs, il serait exceptionnel qu’une action d’une société soit identique à celle d’une autre. Une action du Canadien Pacifique évaluée à 60 $ n’est pas identique à une action de la Banque de Montréal évaluée à 60 $. Les valeurs pécuniaires des actions peuvent être identiques, mais les droits, les conditions et les restrictions concernant les différentes actions, sans compter l’actif sous-jacent de l’entreprise qu’exploite chacune des sociétés, peuvent être différents. En revanche, on peut concevoir qu’une action privilégiée d’une société, convertible en une action ordinaire de cette société, peut être identique à l’action ordinaire si le prix, les droits de vote, les dividendes et les autres droits sont les mêmes. En l’espèce, nous comparons une action avec droit de vote d’une entreprise à une action sans droit de vote d’une autre, par exemple. Ne serait-ce du paragraphe 40(3.5), tous conviendraient qu’une action Alcatel ADS n’était pas identique à une action échangeable de Newbridge.

 

[12]         L’avocat de l’appelante a fait référence au paragraphe 40(3.3) et soutenu que même si l’alinéa a) visait les faits en litige, c’est-à-dire si l’appelante avait disposé des actions échangeables de Newbridge, les alinéas b) et c) ne jouent pas, car, durant le délai de 61 jours, l’appelante n’avait pas acquis un bien identique aux actions échangeables de Newbridge et, à la fin de ce délai de 61 jours, elle ne possédait pas un bien substitué ou identique. Ce que sa cliente a acquis, a-t-il soutenu, était des actions Alcatel ADS en vertu du droit d’encaissement par anticipation, mais ce dont elle a disposé était des actions de Newbridge : il s’agit là des actions de deux sociétés différentes qui ne sont pas identiques.

 

[13]         Le fait générateur, c’est-à-dire la disposition d’une immobilisation aux fins de l’alinéa 40(3.3)a), n’était pas, selon l’appelante, la disposition du droit d’acquérir des actions, mais la disposition d’actions de Newbridge. Le droit d’acquérir des actions ADS faisait partie intégrante des actions échangeables de Newbridge. Il est soutenu avec insistance que ce dont l’appelante avait disposé était les actions échangeables, et non pas le droit d’acquérir des actions ADS. L’acheteur des actions échangeables – Alcatel (ou Newbridge) – était tenu de payer pour chaque action échangeable une action Alcatel ADS, dont la valeur était la même que celle d’une action échangeable.

 

[14]         Si je comprends bien l’analyse de l’alinéa 40(3.5)a) proposée, ce texte n’est qu’explicatif du paragraphe 40(3.3). Il est soutenu que, par exemple, quand une personne a le droit d’acquérir une action de BCE Inc., cela signifie qu’aux fins du paragraphe 40(3.5), le droit d’acquérir l’action de BCE est un bien qui est identique aux actions de BCE. En l’espèce, cependant, le droit d’acquérir des actions d’Alcatel ADS réside dans les actions échangeables de Newbridge, un bien qui n’est identique à aucune action d’Alcatel ADS.

 

[15]         Me Lefebvre a soutenu que l’alinéa 40(3.5)a) concerne l’application de l’alinéa 40(3.3)b), à savoir que, d’après les faits de la présente espèce, si les actions échangeables de Newbridge [traduction] « conféraient d’une certaine façon le droit d’acquérir d’autres actions de Newbridge, alors […] [l’alinéa 40(3.3)b) et le paragraphe 40(3.5)] entreraient en jeu et s’appliqueraient ». Cependant, [traduction] « le droit était celui d’acquérir une action ADS… et [l’alinéa 40(3.3)] b) ne peut donc en aucune manière jouer ».

 

[16]         L’avocat de l’appelante a invoqué une jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, l’arrêt La Reine c. Cascades Inc.[8] à l’appui de sa thèse selon laquelle le droit d’acquérir des actions ADS est identique aux actions ADS, mais cela ne les rend pas identiques aux actions échangeables. En particulier au paragraphe 32 de cet arrêt, où le juge d’appel Nadon a fait les observations suivantes :

 

[…] En effet, il est nécessaire de consulter les alinéas 40(3.5)a) et b) pour comprendre la signification d’un « bien identique », une expression qui est mentionnée, mais non définie à l’alinéa 40(3.3)b). Les alinéas 40(3.5)a) et b) indiquent que le droit d’acquérir un bien est réputé être un bien qui est identique au bien lui-même, d’une part, et qu’une action d’une société qui est acquise en échange d’une autre action est réputée être un bien identique à l’autre action, d’autre part. 

 

[17]         Selon l’avocat de l’appelante, l’aspect important de l’alinéa 40(3.5)a) est le fait que l’option – le droit d’acquisition – est identique au bien lui-même. De l’avis de l’appelante, le paragraphe 40(3.5) n’a donc pas pour effet d’amener le paragraphe 40(3.3) à transformer [traduction] « subitement » en biens identiques les actions échangeables de Newbridge et les actions Alcatel ADS. Le bien qui est identique aux actions Alcatel ADS est le droit d’acquérir les actions ADS, pas les actions échangeables de Newbridge. Selon l’avocat de l’appelante, le juge Nadon a déclaré que l’objet de l’alinéa 40(3.5)a) est de [traduction] « donner de la substance [à l’alinéa] 40(3.3)b) et l’interpréter ».

 

Thèses de l’intimée

 

[18]         L’intimée a fait valoir qu’en fin de compte, le 30 septembre 2002, l’appelante s’est retrouvée dans la même situation qu’au début : elle détenait le même nombre d’actions Alcatel ADS que celui des actions échangeables de Newbridge qu’elle détenait au départ. Pendant toute la période en cause, tant les actions ADS que les actions échangeables avaient la même valeur économique. De l’avis de l’intimée, l’appelante n’a disposé de rien; il n’y a pas eu de perte véritable. Elle a simplement échangé une participation indirecte dans Alcatel contre une participation directe dans Alcatel.

 

[19]         Selon l’avocate de l’intimée, l’objet du paragraphe 40(3.3), est de refuser une perte que subit un contribuable lorsqu’il dispose d’un bien au sein d’un groupe de sociétés affiliées ou qu’il dispose de son bien en échange du même bien ou d’un bien identique; dans un tel cas, a-t-elle déclaré, il n’y a pas réellement eu de perte véritable : l’appelante a acquis un bien réputé identique aux actions échangeables.

 

[20]         L’avocate de l’intimée a expliqué que lorsqu’un ancien détenteur d’actions ordinaires de Newbridge a reçu des actions échangeables au moment du remaniement du capital de Newbridge, le paragraphe 86(1) de la Loi a donné lieu au report de l’impôt à payer sur n’importe quel gain réalisé. Quand les actions échangeables sont ensuite échangées contre des actions ADS, a-t-elle déclaré, s’il survient une perte au moment de la disposition des actions échangeables, cette perte n’est constatée qu’au moment où les actions ADS, le bien identique selon elle, sont vendues à des personnes non affiliées à l’appelante. C’est l’application des paragraphes 40(3.3) et (3.4) qui se traduit par le rejet de la perte immédiate résultant de la disposition des actions échangeables contre les actions ADS.

 

[21]         L’avocate de l’intimée a fait valoir que, même si les actions échangeables et les actions ADS ne sont pas identiques, la disposition déterminative qui figure au paragraphe 40(3.5) les rend fictivement identiques. Comme elles ne sont pas identiques, la loi les rend identiques. Les actions échangeables sont assorties du droit d’acquérir les actions ADS, comme l’exige le paragraphe 40(3.5); [traduction] « c’est exactement ce que sont les actions échangeables : le droit d’acquérir les actions Alcatel ADS », a fait valoir l’avocate de l’intimée, et elles sont donc réputées identiques aux actions Alcatel ADS. Elle a soutenu que quand l’appelante a acheté les actions échangeables en 2000, elle [traduction] « achetait en fait… des actions Alcatel ». Le détenteur d’une action échangeable pouvait en tout temps exiger de l’échanger contre une action ADS.

 

[22]         Il n’est pas controversé que les dispositions des paragraphes 40(3.3), (3.4) et (3.5) doivent faire l’objet d’une interprétation textuelle, au regard de leur contexte, c’est-à-dire de l’économie générale de la Loi elle-même. Comme la juge en chef et le juge Major l’ont observé dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada[9] :

 

10        Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, paragraphe 50.  L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble.  Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation.  Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important.  L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

[23]         Dans l’arrêt Cascades[10], la Cour d’appel a procédé à l’analyse textuelle du paragraphe 40(3.5) ainsi que des paragraphes 40(3.3) et (3.4) et a conclu :

 

[…] si l’on considère l’esprit général de la Loi et des dispositions en question, il faut considérer que celles-ci établissent une règle sur la minimisation des pertes. Comme le souligne Gerald D. Courage dans son article Utilization of Tax Losses and Debt Restructuring, 2006 Ontario Tax Conference, (Toronto; Canadian Tax Foundation, 2006), 9 :1-86, à la page 2 :

 

[traduction]

[…] la Loi contient un certain nombre de règles dites de « minimisation des pertes » qui s’appliquent lorsqu’il est survenu un transfert de biens assorti d’une perte subie au sein d’un groupe à actionnariat restreint défini par une loi. Bien que le transfert puisse par ailleurs être traité comme une réalisation suffisante de façon à pouvoir constater la perte, cette dernière est néanmoins refusée jusqu’à ce que le bien (ou, dans certains cas, le bien reçu en échange au moment du transfert) soit transféré à l’extérieur du groupe; c’est à ce moment que survient concrètement la réalisation « véritable » de la perte, par le groupe, aux fins de l’impôt.

 

[24]         À l’évidence, l’avocate de l’intimée rejette la thèse défendue par son confrère portant qu’il était pertinent que les actions échangeables de Newbridge n’étaient pas identiques aux actions Alcatel ADS. L’alinéa 40(3.5)a), a-t-elle déclaré, élimine toute pertinence de ce genre en présumant que deux biens habituellement non identiques sont identiques. Elle a cité l’arrêt R. c. Verrette[11], où le juge Beetz a expliqué :

 

[…] Une disposition déterminative est une fiction légale; elle reconnaît implicitement qu’une chose n’est pas ce qu’elle est censée être, mais décrète qu’à des fins particulières, elle sera considérée comme étant ce qu’elle n’est pas ou ne semble pas être. Par cet artifice, une disposition déterminative donne à un mot ou à une expression un sens autre que celui qu’on leur reconnaît habituellement et qu’il conserve là où on l’utilise; elle étend la portée de ce mot ou de cette expression comme le mot « comprend » dans certaines définitions; cependant, en toute logique, le verbe « comprend » n’est pas adéquat et sonne faux parce que la disposition crée une fiction.

 

[25]         Il est soutenu que le sens ordinaire des mots « le droit d’acquérir un bien » (« a right to acquire a property ») à l’alinéa 40(3.5)a) est fort large et n’est limité que par son contenu. Les seuls mots qui restreignent la portée de ces mots sont ceux qui sont figurent juste après, entre parenthèses :

 

(sauf le droit servant de garantie seulement et découlant d’une hypothèque, d’une convention de vente ou d’un titre semblable)

(other than a right, as security only, derived from a mortgage, hypothec, agreement for sale or similar obligation)

 

[26]         À l’appui de sa thèse, l’avocate de l’intimée a fait référence aux commentaires de la professeure Sullivan sur l’argument de [traduction] « l’exclusion implicite »[12] :

 

[traduction]

Il est possible d’invoquer l’existence d’une exclusion implicite chaque fois qu’il y a  des motifs de croire que, si le législateur avait voulu viser un élément particulier dans la disposition législative en question, il aurait mentionné expressément cet élément. À cause de cette expectative, le fait que le législateur n’a pas mentionné l’élément en question devient un motif pour inférer que cet élément a été délibérément exclu. Même s’il n’y a pas d’exclusion expresse, elle est implicite. Comme le juge d’appel Laskin l’a déclaré de manière succincte : « une exclusion législative peut être implicite lorsqu’une référence expresse est prévue mais absente »[13] […]

 

 

[27]         La professeure Sullivan explique que :

 

[traduction]

[…] [l]orsqu’une disposition fait expressément état d’un ou de plusieurs éléments, mais qu’elle ne dit rien d’autres éléments qui sont comparables, on présume que son silence est délibéré et reflète l’intention d’exclure les éléments qui ne sont pas mentionnés. Comme l’a expliqué le juge d’appel Noël dans l’arrêt Canada (Société canadienne de perception de la copie privée) c. Canadian Storage Media Alliance, au sujet d’une série d’exceptions expresses : « si la loi assortit une règle générale d’une (ou de plusieurs) exceptions, on ne peut inclure dans cette loi des exceptions qui ne s’y trouvent pas. La raison d’être de ce principe est que le législateur a pris la peine de se pencher sur la question et qu’il a précité les exceptions qu’il souhaite apporter au principe général »[14].

 

[28]         De l’avis de l’avocate de l’intimée, ce n’est donc que le droit d’acquérir un bien indiqué entre guillemets qui ne serait pas réputé être un bien identique au bien et qui serait assujetti à l’alinéa 40(3.5)a). Tous les autres droits d’acquérir un bien sont réputés être un bien identique au bien. Le droit d’acquérir les actions ADS est un droit rattaché aux actions échangeables et il entre manifestement dans les prévisions de la disposition et est identique aux actions ADS.

 

[29]         Comme l’a dit l’avocate de l’intimée, l’intention du législateur par l’adoption de l’alinéa 40(3.5)a) était d’inclure les droits d’acquérir un bien pour qu’ils soient identiques au bien à acquérir. Au vu des faits de l’espèce, il existe une action, l’action échangeable, qui comporte le droit d’acquérir un bien, l’action Alcatel ADS, et une fois qu’une personne acquiert l’action ADS, cette dernière et l’action échangeable sont réputées être des biens identiques. Cette interprétation, a ajouté l’avocate de l’intimée, est raisonnable et analogue à la règle d’échange d’une action contre une action dont il est question à l’alinéa 40(3.5)b).

 

[30]         Lorsqu’on interprète une fiction juridique telle qu’une disposition déterminative, a soutenu l’avocate de l’intimée, c’est sa portée et non sa force qu’il faut interpréter; une fois que les faits entrent dans les prévisions d’une disposition, la disposition déterminative s’applique. En l’espèce, le libellé est clair – il existe un droit d’acquérir un bien et le droit est réputé être identique au bien. Tel est l’objet de l’alinéa 40(3.5)a), soutient avec insistance l’avocate de l’intimée. La règle de minimisation des pertes que comporte la disposition est ce que la Cour d’appel fédérale a reconnu la jurisprudence Cascades.

 

Analyse

 

[31]         En l’espèce, il faut rechercher si, durant le délai de 61 jours que prévoit l’alinéa 40(3.3)b), soit l’appelante soit une personne affiliée à cette dernière a acquis un bien identique aux actions échangeables et si l’une ou l’autre de ces personnes était propriétaire de ce bien identique à la fin du délai de 61 jours. Nul doute que l’appelante a disposé des actions échangeables; la question fondamentale qui se pose est de savoir si l’appelante a également disposé du droit d’acquérir les actions ADS.

 

[32]         La création des actions échangeables avait pour but de faciliter l’acquisition, par Alcatel, des actions de Newbridge que détenaient des résidents du Canada de manière à ce que ces derniers puissent différer les gains en capital résultant de la disposition de leurs actions en faveur d’Alcatel. Cela faisait partie d’un montage fiscal approprié, visant à faciliter l’exécution d’une opération commerciale entre les actionnaires résidant au Canada d’une société canadienne et une société étrangère.

 

[33]         Il est constant que, pour l’application de l’alinéa 40(3.3)a) de la Loi, l’appelante a disposé d’une immobilisation. Leur différend porte sur la question de savoir si ce bien était les actions échangeables de Newbridge, auquel cas les appels seront accueillis, ou s’il s’agissait également de la disposition d’un « droit d’acquérir un bien » pour l’application de l’alinéa 40(3.5)a), auquel cas les appels seront rejetés.

 

[34]         Le juge Farwell a défini l’action dans l’arrêt Borland's Trustee c. Steel[15] :

 

[traduction]

L’action est la participation de l’actionnaire dans l’entreprise qui se mesure par une somme d’argent, pour une question de responsabilité en premier lieu, et de participation en second lieu, mais qui consiste en une série de conventions réciproques que concluent tous les actionnaires entre eux, conformément à […] la Companies Act […]

 

Le contrat que contiennent les statuts constitutifs est l’un des attributs originaux de l’action. Elle n’est pas une somme d’argent […] mais une participation qui se mesure par une somme d’argent et qui se compose de divers droits contenus dans le contrat, dont le droit à une somme d’argent d’un montant supérieur ou inférieur.

[Non souligné dans l’original.]

 

[35]         Cette définition a reçu l’aval de la Chambre des lords par l’arrêt IRC v. Crossman[16]. Cette affaire portait sur une question d’évaluation d’actions. Aux termes de la législation en matière de droits de succession, l’Internal Revenue Commissioner (l’« IRC ») était tenu d’imposer les droits fondés sur la valeur du bien sur le marché libre. Toutefois, le bloc d’actions en question comportait un droit de préemption prépondérant – avant que les actions puissent être vendues sur le marché libre, il fallait qu’elles soient offertes à certains actionnaires à un prix fixé en deçà de la juste valeur marchande. L’IRC soutenait que la valeur des actions devait être déterminée en fonction des taux sur le marché libre. La Chambre des lords a rejeté cette thèse. Les lords ont conclu de manière unanime que l’on ne pouvait pas faire abstraction du droit de préemption. À la page 66, le lord Russell a fait les observations suivantes :

 

[traduction]

[L]’action de la société à responsabilité limitée […] est la participation d’une personne dans cette société, et cette participation se compose de droits et d’obligations qui sont définis dans la Companies Act ainsi que par l’acte et les statuts constitutifs de la société. La vente de l’action est la vente de la participation ainsi définie […]

 

[36]         Et, à la page 67 :

 

[traduction]

[S]i le bien en question est cet ensemble de droits et d’obligations que l’on appelle l’action de la société à responsabilité limitée, l’ensemble dans son intégralité doit certainement être l’objet de la vente, et non une partie seulement de cet ensemble. L’exigence selon laquelle le bien doit être vendu sur le marché libre ne peut changer la nature ou le caractère du bien qui est mis en vente.

 

[37]         À la page 69, le lord MacMillan a observé :

 

[traduction]

[D]ans le cadre de la loi, les droits et les obligations rattachés à l’action peuvent varier considérablement. Mais ils ne peuvent pas exister indépendamment des caractéristiques inhérentes avec lesquelles cette action a été créée.

 

[38]         Au Canada, la définition consacrée par la jurisprudence Borland's Trustee a été approuvée par le juge LaForest, s’exprimant en dissidence dans l’arrêt McClurg c. Canada[17]. Antérieurement, dans l’arrêt Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement)[18], le juge LaForest a fait les observations suivantes :

 

[…] Une action n'est pas un bien pris isolément. Il s'agit plutôt d'un « ensemble » de droits et d'obligations étroitement liés entre eux. Une action n'est pas une entité indépendante des dispositions légales qui régissent sa possession et son échange. Ces dispositions représentent ses éléments constitutifs. […] Une « action », et donc un « actionnaire », sont des notions inséparables de l'ensemble des droits et des responsabilités créé par la Loi. Ni le texte de loi, ni la common law, ni le bon sens ne permettent de croire que l'ensemble en question peut être morcelé au gré de la Couronne. Cette dernière ne peut choisir les dispositions qui font son affaire, en laissant de côté celles qui ne lui plaisent pas. Si elle agissait de la sorte, elle se trouverait à définir une entité qui est une création d'une loi fédérale. Ce qu'a obtenu la Caisse, c'est un tout indivisible.

 

[39]         À l’action échangeable était rattaché un droit qui permettait à l’appelante de recevoir une action Alcatel ADS en tout temps dans le délai de cinq ans défini dans l’exposé conjoint partiel des faits. Ce droit faisait partie de l’ensemble des droits rattachés à l’action échangeable. Même si l’appelante ne faisait rien relativement à l’échange de ces actions échangeables, elle aurait fini par détenir des actions Alcatel ADS à l’expiration du délai de cinq ans. Il est évident qu’à titre de détentrice des actions échangeables, l’appelante pouvait exercer le droit d’acquérir des actions Alcatel ADS. La thèse de l’intimée selon laquelle le droit d’encaissement par anticipation a préséance sur tous les autres droits rattachés à une action échangeable semble incompatible avec cette jurisprudence. Selon les décisions Borland's Trustee, Crossman et Sparling, précitées, l’action doit être considérée comme un ensemble de droits différents. En mettant l’accent sur le droit d’encaissement par anticipation, l’intimée, peut-on dire, suggère l’existence d’un bien distinct que le contribuable ne possédait pas. L’intimée tente d’exclure d’une manière fragmentaire ce qui sied à ses arguments.

 

[40]         L’intimée soutient que les actions échangeables étaient essentiellement, pour les actionnaires de Newbridge, le moyen d’acquérir des actions Alcatel ADS quand bon leur semblait dans le délai de cinq ans, tout en bénéficiant des mêmes avantages que les actionnaires d’Alcatel. L’avocate de l’intimée semble soutenir que l’action échangeable n’était pas vraiment une action. Il ne faut pas perdre de vue qu’il existait un lien juridique entre l’appelante et Newbridge, un lien entre actionnaire et société.

 

[41]          Dans l’arrêt Shell Canada[19], la juge McLachlin (aujourd’hui juge en chef) a fait les observations suivantes :

 

39.       Notre Cour a statué à maintes reprises que les tribunaux doivent tenir compte de la réalité économique qui sous-tend l’opération et ne pas se sentir liés par la forme juridique apparente de celle-ci : Bronfman Trust, précité, aux par. 52 et 53, le juge en chef Dickson; Tennant, précité, au par. 26, le juge Iacobucci. Cependant, deux précisions à tout le moins doivent être apportées. Premièrement, notre Cour n’a jamais statué que la réalité économique d’une situation pouvait justifier une nouvelle qualification des rapports juridiques véritables établis par le contribuable. Au contraire, nous avons décidé qu’en l’absence d’une disposition expresse contraire de la Loi ou d’une conclusion selon laquelle l’opération en cause est un trompe-l’œil, les rapports juridiques établis par le contribuable doivent être respectés en matière fiscale. Une nouvelle qualification n’est possible que lorsque la désignation de l’opération par le contribuable ne reflète pas convenablement ses effets juridiques véritables : Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298, au par. 21, le juge Bastarache.

 

40.       Deuxièmement, la jurisprudence fiscale de notre Cour est bien établie : l’examen de la « réalité économique » d’une opération donnée ou de l’objet général et de l’esprit de la disposition en cause ne peut jamais soustraire le tribunal à l’obligation d’appliquer une disposition non équivoque de la Loi à une opération du contribuable. Lorsque la disposition en cause est claire et non équivoque, elle doit simplement être appliquée : Continental Bank, précité, au par. 51, le juge Bastarache; Tennant, précité, au paragraphe 16, le juge Iacobucci; Canada c. Antosko, [1994] 2 R.C.S. 312, aux pages 326, 327 et 330, le juge Iacobucci; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, au par. 11, le juge Major; Alberta (Treasury Branches) c. M.R.N., [1996] 1 R.C.S. 963, au par.15, le juge Cory.

 

[42]         L’appelante était une actionnaire véritable de Newbridge; elle détenait des actions échangeables, avec tous les droits et toutes les obligations qui s’y rattachaient. Dire que la contribuable a disposé d’un « droit d’acquérir » les actions Alcatel ADS, en faisant abstraction du fait que ce droit était rattaché aux actions échangeables, équivaudrait à qualifier de façon différente le lien juridique entre l’appelante à titre d’actionnaire de Newbridge et Newbridge elle-même.

 

[43]         Selon l’intimée, étant donné qu’une action échangeable était équivalente, sur le plan économique, à l’action ADS, l’appelante n’a rien gagné ni rien perdu sur le plan économique quand elle a échangé les actions échangeables contre des actions ADS et, de ce fait, elle n’a pas vraiment subi une perte. Il s’agit là d’un argument simpliste. Dans n’importe quelle opération où l’on négocie le prix à la juste valeur marchande d’un bien, on peut dire que l’acheteur et le vendeur échangent des biens d’une valeur équivalente; dans l’opération, ni l’un ni l’autre n’est perdant ni gagnant sur le plan économique. Cependant, lorsqu’une partie reçoit pour un bien moins que ce qu’elle a payé pour l’obtenir, cette partie subit une perte économique, et c’est ce qui s’est produit ici. L’appelante a disposé des actions échangeables à un prix inférieur à leur prix de base.

 

[44]         L’alinéa 40(3.5)a) présume que « le droit d’acquérir un bien » est un bien identique au bien en question. Cette disposition vise « le droit d’acquérir un bien » et le bien proprement dit. En d’autres termes, ce qui est présumé comme identique est « le droit d’acquérir le bien » et le bien acquis lui-même. En l’espèce, le bien particulier dont il y a eu disposition à l’alinéa 40(3.3)a) n’est pas « le droit d’acquérir un bien », mais un tout autre bien, les actions échangeables. L’appelante a acquis les actions ADS parce qu’elle a disposé des actions de Newbridge, avec tous les droits et toutes les conditions qui s’y rattachaient. La disposition déterminative que comporte l’alinéa 40(3.5)a) ne peut jouer car les biens qu’elle présume être identiques ne sont pas présents.


 

[45]         Les appels sont accueillis avec dépens.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de juillet 2011.

 

 

« Gerald J. Rip »

Juge en chef Rip

 

Traduction certifiée conforme

ce  jour de septembre 2011.

 

 

 

 

 

François Brunet

 

 


 

 

 

RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 346

 

NO DE DOSSIER DE LA COUR :      2009-2494(IT)G

 

INTITULÉ :                                       10737 NEWFOUNDLAND LIMITED c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 10 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge en chef Gerald J. Rip

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 11 juillet 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l’appelante :

Me Wilfrid Lefebvre

Me Vincent Dionne

 

 

Avocats de l’intimée :

Me Natalie Goulard

Me Pierre Cossette

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                          Nom :                      Me Wilfrid Lefebvre

 

                          Cabinet :                  Ogilvy Renault

                                                          Montréal (Québec)

 

       Pour l’intimée :                            Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           Steve Suarez et Pooja Samtani, « Using Exchangeable Shares in Inbound Canadian Transactions », 2007, 48:13, Tax Notes Int'l 1281.

[2]           Geoffrey S. Turner, « Exchangeable Shares: Achieving Deferral in a Cross-Border Acquisition », document présenté à la Tax Smart Strategies for M&A Conference, tenue les 10 et 11 juin 1999 (Toronto : L’Institut canadien, 1999), à la page 1.

[3]           Il n’y a pas eu d’autres éléments de preuve; l’exposé conjoint partiel incluait la totalité des faits.

[4]           Les pièces jointes à l’exposé des faits ne sont pas incluses dans les présents motifs.

[5]           Le certificat d’arrangement, les clauses d’arrangement et le plan d’arrangement ont été établis sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, tous en date du 25 mai 2000; l’arrangement concernant Newbridge Networks Corporation et Alcatel [traduction] « Avis d’une assemblée spéciale des détenteurs de titres et circulaire d’information de la direction de Newbridge Networks Corporation » sont datés du 10 avril 2000.

[6]           Les actionnaires inscrits de Newbridge qui n’ont pas souscrit à la résolution relative à l’arrangement et qui ont donc eu le droit de se faire payer la juste valeur des actions ordinaires de Newbridge qu’ils détenaient.

[7]           Avis de cotisation daté du 18 mai 2006 pour l’année d’imposition terminée le 20 décembre 1999; avis de cotisation daté du 25 mai 2006 pour l’année d’imposition terminée le 20 décembre 2000; avis de cotisation daté du 25 mai 2006 pour l’année d’imposition terminée le 20 décembre 2004; avis de ratification daté du 16 juin 2009.

[8]           La Reine c. Cascades Inc., 2009 CAF 135, [2010] 1 CTC 1, 2009 DTC 5093(fr.) 2009 DTC 5139 (angl.).

[9]           Hypothèques Trustco Canada c. La Reine, [2005] 2 R.C.S. 601, [2005] 5 CTC 215, 2005 DTC 5523, au paragraphe 10. Voir aussi les observations du juge Lebel dans l’arrêt Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715 (C.S.C.), aux paragraphes 21, 22 et 23.

[10]          Précité, note 8, au paragraphe 34.

[11]          R. c. Verrette, [1978] 2 R.C.S. 838, [1978] A.C.S. no 40 (QL); à la page 845.

[12]          Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (LexisNexis 2008), aux pages 243 et 244.

[13]          University Health Network c. Ontario (Minister of Finance), [2001] OJ 4485 (QL), 2002 DTC 6817, au paragraphe 31.

[14]          Canada (Société canadienne de perception de la copie privée) c. Canadian Storage Media Alliance, 2004 CAF 424, 247 DLR (4th) 193, au paragraphe 96.

[15]          Borland's Trustee c. Steel, [1901] 1 Ch. 279, à la page 288.

[16]          IRC v. Crossman, [1937] AC 26.

[17]          McClurg c. Canada, [1990] 3 RCS 1020, [1991] 1 CTC 169, 91 DTC 5001, au paragraphe 52.

[18]          Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement), [1988] 2 RCS 1015, 55 DLR 63 (4th) 63, au paragraphe 23.

[19]          Shell Canada ltée c. Canada, [1999] 3 RCS 622, [1999] 4 C.T.C. 313, 99 DTC 5669, aux paragraphes 39 et 40.

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