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Dossier : 2008-2482(IT)G

ENTRE :

1207192 ONTARIO LIMITED,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu les 1er et 2 décembre 2010, à Toronto (Ontario).

 

 

Devant : L’honorable juge B. Paris

 

Comparutions :

 

Avocats de l’appelante :

Me Matthew G. Williams

Me Mark A. Barbour

Avocates de l’intimée :

Me Marta E. Burns

Me Margaret McCabe

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          L’appel de la nouvelle cotisation établie au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition qui a pris fin le 28 février 2003 est rejeté avec dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de septembre 2011.

 

 

« B. Paris »

Juge Paris

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 16e jour de novembre 2011.

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

 

 

 

Référence : 2011 CCI 383

Date : 20110907

Dossier : 2008-2482(IT)G

ENTRE :

1207192 ONTARIO LIMITED,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Paris

 

[1]              Il s’agit d’une nouvelle cotisation relative à l’année d’imposition de l’appelante qui a pris fin le 28 février 2003. Le ministre du Revenu national a appliqué la disposition générale anti-évitement (la « DGAE »), figurant au paragraphe 245(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »)[1], en vue de refuser la perte en capital de 2 999 900 $ que l’appelante avait subie lors de la disposition des actions ordinaires qu’elle détenait dans 2022900 Ontario Inc. ( la « nouvelle société »).

 

[2]              La perte subie à l’égard des actions ordinaires résultait de la déclaration par la nouvelle société d’un dividende en actions sur les actions ordinaires, avant la disposition de ces actions par l’appelante. Le versement du dividende en actions avait eu pour effet de diminuer la valeur des actions ordinaires que l’appelante détenait dans la nouvelle société d’un montant égal à la valeur du dividende en actions. Le dividende en actions était composé d’actions privilégiées dont le capital versé était faible et la valeur de rachat élevée. Les avocates de l’intimée ont qualifié le transfert de la valeur des actions ordinaires aux actions privilégiées de [traduction] « transmission de valeur ». Une fois versé le dividende en actions, la perte subie par l’appelante sur les actions ordinaires a été cristallisée par la disposition de ces actions en faveur d’une fiducie familiale dont les bénéficiaires étaient des membres de la famille de l’unique actionnaire de l’appelante, M. Dan Cross.

 

[3]              L’appelante a utilisé la perte en capital en vue de compenser un gain en capital de 2 974 386 $ qu’elle avait réalisé au cours de l’année d’imposition 2003.

 

Les points en litige

 

[4]              Pour que la DGAE s’applique, les conditions suivantes doivent être remplies[2] :

 

- il doit exister un avantage fiscal découlant d’une opération ou d’une série d’opérations dont l’opération fait partie (par. 245(1) et (2));

- l’opération doit être une opération d’évitement en ce sens qu’il n’est pas raisonnable d’affirmer qu’elle est principalement effectuée pour un objet véritable

— l’obtention d’un avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable;

- il doit y avoir eu évitement fiscal abusif en ce sens qu’il n’est pas raisonnable de conclure qu’un avantage fiscal serait conforme à l’objet ou à l’esprit des dispositions invoquées par le contribuable.

 

[5]              En l’espèce, l’appelante reconnaît avoir obtenu un avantage fiscal par suite de la série d’opérations qui avaient donné lieu à la perte en capital. Il s’agit de savoir si une opération d’évitement a été effectuée et, dans l’affirmative, s’il y a eu évitement fiscal abusif.

 

[6]              L’appelante maintient qu’aucune des opérations qui ont entraîné la perte en capital n’a été principalement effectuée aux fins de l’obtention de l’avantage fiscal. Elle affirme que l’objet principal de ces opérations était de mettre M. Cross à l’abri des créanciers, celui‑ci étant sur le point, au moment où l’opération a été effectuée, de se lancer dans une entreprise dont les risques financiers étaient élevés. L’appelante affirme également qu’il n’y a pas eu évitement fiscal abusif, parce que l’avantage fiscal est compatible avec l’objet et l’esprit des dispositions de la Loi sur lesquelles elle se fonde.

 

Le contexte

 

[7]              M. Cross a travaillé dans l’industrie de l’assurance-vie pendant un grand nombre d’années. Au début, il travaillait comme vendeur et, par la suite, en tant que courtier. En 1987, il a établi, avec un associé, Bridan Insurance, qui agissait à titre d’agent général de gestion (« AGG »). Un AGG agit comme intermédiaire entre les compagnies d’assurance et les courtiers d’assurance indépendants; il touche des commissions des compagnies d’assurance sur les produits d’assurance vendus par les courtiers. Bridan Insurance a été exploitée jusque vers l’année 1990, après quoi M. Cross et un associé différent ont établi une autre entreprise d’AGG appelée Brokerage Underwriting Services.

 

[8]              Au début des années 1990, M. Cross a été poursuivi par un créancier à l’égard de certaines garanties personnelles qu’il avait données pour le compte de son associé dans Bridan. Par conséquent, M. Cross a fait faillite. Dans ces instances, son créancier a cherché à faire annuler le transfert du droit sur la maison familiale que M. Cross avait effectué en faveur de son épouse, lequel avait eu lieu au cours de l’année précédant la faillite. Le syndic a conclu que le transfert ne visait pas à faire échec aux créanciers et l’épouse de M. Cross a pu conserver la maison. Toutefois, M. Cross a affirmé que la possibilité de perdre la maison lui avait causé énormément de stress ainsi qu’à son épouse. M. Cross a été libéré de la faillite en 1995.

 

[9]              À la fin des années 1990, Brokerage Underwriting Services, que M. Cross et son associé avaient continué à exploiter, a prospéré.

 

[10]         En 1999, M. Cross et son associé ont vendu les actions qu’ils détenaient dans Brokerage Underwriting Services à un acheteur sans lien de dépendance, Hub Insurance Group (« Hub »), en échange d’actions de Hub. M. Cross a transféré à l’appelante les actions qu’il détenait dans Hub en utilisant les dispositions de l’article 85 de la Loi.

 

[11]         M. Cross a conclu un contrat de travail de dix ans avec Hub, mais il a pris sa retraite en 2002, à cause de problèmes au dos. L’appelante a disposé des actions qu’elle détenait dans Hub entre les mois de juillet et d’octobre 2002, réalisant ainsi un gain en capital de 2 974 386 $.

 

[12]         Après avoir quitté Hub, M. Cross, de concert avec MM. Robert Young et Shawn Comiskey, a décidé de lancer une entreprise d’AGG appelée Success Strategies Inc. (« SSI »). Ils voulaient vendre à des personnes aisées des polices d’assurance vie à valeur nominale élevée pour le compte d’AIG Life of Canada (« AIG ») par l’entremise d’un nombre restreint de courtiers. Les polices devaient comporter des primes élevées et générer de grosses commissions pour les courtiers et pour SSI. Ces polices étaient assujetties à un remboursement si un client annulait sa police ou ne payait pas les primes requises au cours des deux premières années de la police. Si l’un ou l’autre de ces événements se produisait, la compagnie d’assurance qui avait émis la police pouvait recouvrer tout ou partie de la commission versée au courtier et à l’AGG. Le montant du remboursement dépendait de la période pendant laquelle la police avait été en vigueur et du montant des primes qui avaient déjà été payées. Dans ce cas‑ci, AIG exigeait des garanties de SSI ainsi que de MM. Cross, Young et Comiskey personnellement pour le paiement de tout montant remboursé.

 

[13]         Dans son témoignage, M. Cross a déclaré que M. Young et M. Comiskey disposaient de ressources restreintes lorsque SSI avait été établie, de sorte que, si une demande était faite contre SSI, il aurait à payer lui-même, puisqu’il était le seul à avoir de l’argent. En plus de garantir les dettes de SSI envers AIG, M. Cross avait également garanti la ligne de crédit de SSI auprès de la banque. M. Cross a affirmé que le risque couru aux termes de ces garanties l’inquiétait fortement ainsi que sa femme, étant donné que la faillite antérieure était attribuable à des demandes découlant de garanties personnelles qu’il avait données.

 

[14]         M. Cross a déclaré que ces craintes l’avaient amené à communiquer avec M. Doug Marshman, chez Deloitte et Touche, en vue d’obtenir des conseils sur les stratégies possibles visant à le mettre à l’abri des créanciers.

 

[15]         Dans son témoignage, M. Marshman a déclaré que, lors de leur première rencontre, à l’automne 2002, il avait discuté avec M. Cross des inquiétudes que ce dernier éprouvait au sujet de son exposition aux termes des garanties données par SSI. Ils ont également parlé de la planification de la succession de M. Cross en général. M. Marshman a déclaré qu’ils [traduction] « n’av[aient] pas réellement parlé de questions fiscales ».

 

[16]         M. Marshman a déclaré que, par la suite, il s’était rappelé qu’un associé avait parlé d’un plan particulier de protection contre les créanciers lors d’une réunion d’associés, et il a donc obtenu une copie du plan ainsi que l’opinion juridique y afférente. Le plan prévoyait une série d’opérations qui étaient à peu près identiques à celles que M. Cross et l’appelante avaient effectuées et traitait des conséquences fiscales des opérations. L’une des conséquences fiscales mentionnées était la création [traduction] d’« une perte en capital élevée ».

 

[17]         Dans leur témoignage, M. Cross et M. Marshman ont tous deux déclaré que le plan avait été choisi à cause de la protection qu’il offrait contre les créanciers, et non parce qu’il entraînait une perte en capital. M. Cross a également affirmé que s’il avait eu à choisir entre un plan de protection contre les créanciers et un plan qui entraînait une perte en capital, il aurait choisi le premier plan. M. Marshman a déclaré s’être uniquement rendu compte du fait que ce plan de protection entraînait pour l’appelante une perte en capital lorsqu’un document technique interne particulier de Deloitte avait été produit au sujet du dossier, le 28 janvier 2003. Il a affirmé que ce résultat l’avait agréablement surpris. Le document technique parlait de la [traduction] « réorganisation en cours en vue de mettre [M. Cross] à l’abri des créanciers ». Par conséquent, selon son témoignage, c’est uniquement après avoir décidé d’utiliser le plan que M. Marshman s’est rendu compte qu’une perte en capital serait produite pour l’appelante.

 

[18]         À l’audience, les parties ont déposé un exposé conjoint des faits; les opérations précises qui ont été effectuées sont décrites aux paragraphes 7 à 15 de cet exposé, lesquels sont ci‑dessous reproduits :

 

            [traduction]

 

7.         Le 20 février 2003, 2022900 Ontario Inc. (la « nouvelle société ») a été constituée en personne morale. M. Cross était l’unique administrateur de la nouvelle société pendant la période pertinente.

 

8.                  Le capital autorisé de la nouvelle société était composé d’un nombre illimité d’actions spéciales de la catégorie A, d’actions spéciales de la catégorie B et d’actions ordinaires, dont les attributs étaient les suivants :

 

              a)         les actions spéciales de la catégorie A ne donnaient pas droit à un dividende, mais elles comportaient un droit de vote, de dix voix par action. Ces actions étaient rachetables au montant de leur capital déclaré. En cas de liquidation de la société, les actions spéciales de la catégorie A prenaient rang avant les actions ordinaires aux fins du paiement, mais le paiement était limité au montant du capital déclaré;

 

b)         les actions spéciales de la catégorie B donnaient droit à des dividendes non cumulatifs, au gré des administrateurs, tant qu’elles appartenaient au propriétaire initial. Autrement, le droit aux dividendes représentait 6 p. 100 du capital déclaré. Ces actions avaient un capital versé (le « CV ») de 100 $ et elles étaient rachetables du propriétaire initial au prix de 100 $ l’action. Sauf dans le cas du propriétaire initial, le prix de rachat correspondait au capital déclaré des actions, plus tout dividende non versé. Les actions étaient rachetables, au gré du détenteur, au montant du capital déclaré. En cas de liquidation de la société, les actions spéciales de la catégorie B prenaient rang avant toutes les autres actions aux fins du paiement, mais le paiement était limité au montant de leur capital déclaré. Ces actions ne comportaient pas de droit de vote;

 

c)         les actions ordinaires donnaient droit à des dividendes au gré des administrateurs, même de préférence aux autres catégories d’actions. Chaque action ordinaire conférait un droit de vote d’une voix.

 

9.         Le 25 février 2003, la fiducie familiale Cross a été constituée :

 

a)         Ruth Cross (mère de M. Cross) était la disposante;

 

b)         le bien visé par la disposition était une pièce d’or;

 

c)         la fiducie familiale Cross a été établie à titre de fiducie discrétionnaire;

 

d)       Marylee Cross (épouse de M. Cross), Robert Lesperance (beau-frère de M. Cross) et Paula Adams (avocate de M. Cross) étaient les fiduciaires. Les fiduciaires prenaient à la majorité les décisions au nom de la fiducie. Les bénéficiaires du revenu et du capital de la fiducie familiale Cross étaient Marylee Cross et les enfants du couple, Laura et Amy.

 

10.       Le 25 février 2003, la fiducie Cross ayant droit de vote a été constituée :

 

a)         Ruth Cross était la disposante;

 

b)         l’objet visé par la disposition était un billet de 100 $;

 

c)         la fiducie Cross ayant droit de vote a été établie à titre de fiducie discrétionnaire;

 

            d)         M. Cross, David Cross (frère de M. Cross) et Daniel Skellett (ami de M. Cross) étaient les fiduciaires. La nomination des fiduciaires devait être approuvée par l’administrateur de l’appelante, soit par M. Cross. Les fiduciaires prenaient à la majorité les décisions au nom de la fiducie Cross ayant droit de vote. Marylee Cross, Laura Cross et Amy Cross étaient bénéficiaires du revenu et du capital de la fiducie Cross ayant droit de vote. M. Cross était bénéficiaire du revenu.

 

11.       Le ou vers le 26 février 2003, l’appelante a acheté des titres négociables d’une valeur de 2 847 505 $. Elle a également conservé un montant de 152 495 $ en argent afin d’établir un bloc d’actifs dont la juste valeur marchande (la « JVM ») s’élevait en tout à 3 000 000 $.

 

12.       Le 27 février 2003, l’appelante a transféré à la nouvelle société son argent et ses titres, dont la JVM s’élevait à 3 000 000 $, et elle a émis 30 000 actions ordinaires de la nouvelle société avec un capital déclaré de 2 999 900 $.

 

13.       Le 27 février 2003, la nouvelle société a déclaré un dividende en actions composé d’une action spéciale de la catégorie B par action ordinaire. L’appelante a reçu 30 000 actions spéciales de la catégorie B dont la valeur de rachat, pour l’investisseur initial, était de 3 000 000 $ et le CV/PBR était de 100 $.

 

14.       Le 27 février 2003, la fiducie Cross ayant droit de vote a souscrit à 10 000 actions spéciales de la catégorie A de la nouvelle société et a versé un montant de 100 $ pour ces actions. Cet achat conférait à la fiducie Cross ayant droit de vote 100 000 voix à l’égard de la nouvelle société et, par conséquent, le contrôle de cette dernière.

 

15.       Le 28 février 2003, l’appelante a vendu à la fiducie familiale Cross les 30 000 actions ordinaires qu’elle détenait dans la nouvelle société pour un montant de 100 $.

 

[19]         Les mesures de protection des actifs de M. Cross contre les créanciers ont été accomplies au moyen de la restriction de la valeur de rachat des actions spéciales de la catégorie B pour toute autre personne que le propriétaire initial. L’appelante avait le droit de faire racheter ces actions par la nouvelle société moyennant le versement d’un montant de 100 $ l’action, mais, pour tout acheteur subséquent des actions, le prix de rachat était limité au capital versé, qui ne s’élevait qu’à 0,10 $ l’action.

 

[20]         La valeur des actions spéciales de la catégorie B que l’appelante avait émises au moyen d’un dividende en actions s’élevait à trois millions de dollars, ce qui correspondait à leur valeur de rachat. Comme il en a déjà été fait mention dans les présents motifs, la déclaration du dividende en actions a entraîné une diminution de la valeur des actions ordinaires d’un montant égal à la valeur du dividende en actions. Cette perte de valeur a été cristallisée dans une perte en capital au moyen de la disposition des actions ordinaires de la fiducie familiale, pour 100 $. Il n’est pas contesté que le prix de base rajusté des actions ordinaires pour l’appelante était de trois millions de dollars et que l’appelante a reçu le produit de disposition de 100 $ par suite de la vente des actions et qu’elle a donc subi une perte en capital de 2 999 900 $ selon les dispositions de la Loi lue indépendamment de la DGAE.

 

Une opération d’évitement a‑t‑elle été effectuée?

 

[21]         La définition de l’expression « opération d’évitement » figure au paragraphe 245(3) de la Loi :

 

            245(3) L’opération d’évitement s’entend :

 

a) soit de l’opération dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable;

 

b) soit de l’opération qui fait partie d’une série d’opérations dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable.

 

[22]         Les parties conviennent que la série d’opérations qui a donné lieu à l’avantage fiscal dans ce cas‑ci était composée des opérations suivantes :

 

a)         la constitution de la nouvelle société en personne morale;

 

b)         la souscription à 30 000 actions ordinaires de la nouvelle société;

 

c)         la déclaration par la nouvelle société d’un dividende en actions, composé de 30 000 actions spéciales de la catégorie B, dont la JVM était élevée et le CV faible;

 

d)         la création de la fiducie familiale Cross et de la fiducie Cross ayant droit de vote;

 

e)         la vente des actions ordinaires de la nouvelle société à la fiducie familiale Cross.

 

[23]         Selon l’alinéa 245(3)b) de la Loi, il faut déterminer si l’objet principal de l’une ou l’autre de ces opérations était l’obtention de l’avantage fiscal. Dans l’affirmative, l’avantage fiscal résultant de la série d’opérations peut être supprimé[3].

 

[24]         L’intimée a soutenu que, bien que M. Cross ait peut-être voulu se protéger contre des créanciers éventuels, il n’y avait pas lieu pour l’appelante de se mettre à l’abri des créanciers. L’appelante n’était pas responsable des garanties données par M. Cross, et rien ne montrait qu’il y aurait des créanciers éventuels. Par conséquent, le seul objet du plan doit avoir été de créer une perte en capital pour l’appelante.

 

[25]         En outre, les avocates ont soutenu que, selon certains éléments de preuve, le plan était mal adapté à la protection de M. Cross contre les créanciers. L’une des hypothèses figurant dans l’opinion juridique qui avait été exprimée au sujet du plan était la suivante :

 

            [traduction]

 

[...] aucun créancier existant ou éventuel de [la personne cherchant à se mettre à l’abri de créanciers] ne perdrait sa créance par suite de la disposition de son portefeuille de placements et cette personne n’envisage pas de se lancer dans une activité risquant grandement de l’exposer à des dettes difficiles à gérer à l’avenir.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[26]         Ce n’était clairement pas le cas, puisque M. Cross estimait que les garanties qu’il avait données pour le compte de SSI risquaient grandement de l’exposer à de lourdes obligations dans l’avenir.

 

[27]         Compte tenu de cette preuve, les avocates de l’intimée ont soutenu que l’appelante n’avait pas démontré que l’objet de la série d’opérations était de mettre M. Cross à l’abri des créanciers, au lieu de créer une perte en capital pour l’appelante.

 

[28]         Les avocates de l’intimée ont également fait valoir que l’appelante n’avait pas réfuté l’hypothèse que le ministre avait émise en établissant une nouvelle cotisation, à savoir qu’aucune opération de la série n’avait été principalement effectuée pour des objets véritables autres que l’obtention d’un avantage fiscal.

 

[29]         En ce qui concerne les opérations précises, les avocates de l’intimée ont soutenu que le principal objet d’au moins trois opérations faisant partie de la série était l’obtention d’un avantage fiscal et que l’avantage fiscal résultant de la série dans son ensemble — la perte en capital — pouvait donc être supprimé au titre de la DGAE.

 

[30]         Les avocates ont affirmé que le seul objet du paiement par la nouvelle société d’un dividende en actions sur les actions ordinaires détenues par l’appelante et de l’émission de 30 000 actions privilégiées sans droit de vote de la catégorie B en faveur de l’appelante était de transmettre la valeur des actions ordinaires aux actions privilégiées (la « transmission de valeur ») et de créer ainsi une perte en capital latente que l’appelante réaliserait ensuite au moment de la disposition des actions ordinaires en faveur de la fiducie.

 

[31]         Les avocates ont également affirmé que le seul objet de la création de la fiducie était de permettre la constatation de la perte en capital de 2 999 900 $ au moment de la disposition des actions ordinaires de la nouvelle société en faveur de la fiducie. La disposition des actions ordinaires de la nouvelle société en faveur de la fiducie plutôt qu’en faveur de M. Cross personnellement, ou en faveur d’une société contrôlée par M. Cross, visait à contourner l’application des règles de minimisation des pertes figurant au sous‑alinéa 40(2)g)(i), une disposition anti-évitement précise de la Loi.

 

[32]         Les avocates ont également soutenu que la protection contre les créanciers souhaitée par M. Cross aurait pu être accomplie selon les dispositions de la Loi, sans la création d’une perte en capital, si l’appelante avait souscrit directement à des actions spéciales de la catégorie B au lieu de souscrire à des actions ordinaires et d’obtenir les actions spéciales de la catégorie B au moyen d’un dividende en actions. L’intimée affirme qu’il n’y avait donc pas lieu de procéder à la transmission de la valeur entre les actions ordinaires et les actions spéciales de la catégorie B.

 

[33]         Les avocats de l’appelante ont soutenu qu’il ressortait clairement des témoignages non contredits de M. Cross et de M. Marshman que le motif principal sous-tendant la série d’opérations était la nécessité pour M. Cross de se mettre à l’abri des créanciers. M. Cross avait raison de craindre les créanciers éventuels, étant donné qu’il avait déjà fait faillite, et compte tenu de l’entreprise risquée qu’il était sur le point de lancer ainsi que de la situation financière à laquelle il faisait face comparativement à celle de ses nouveaux associés dans SSI. La preuve montrait que M. Cross avait communiqué avec M. Marshman en vue d’obtenir des conseils au sujet de la protection contre les créanciers, et que tel avait toujours été le but de M. Cross.

 

[34]         Les avocats ont également soutenu que chacune des opérations de la série faisait partie intégrante du plan de protection et qu’elle était principalement effectuée en vue d’assurer l’exécution de ce plan. Les avocats ont ainsi décrit le rapport qui existait entre chaque opération et le but général qui consistait à se mettre à l’abri des créanciers :

 

·        La constitution de la nouvelle société en personne morale. Le plan de protection exigeait que le portefeuille d’actifs soit détenu par une société dotée d’une répartition d’actions précise : des actions avec droit de vote, des actions de croissance et des actions visant la protection contre les créanciers. La nouvelle société a été constituée en personne morale à cette fin.

 

·        La souscription à 30 000 actions ordinaires de la nouvelle société. Comme il en a ci‑dessus été fait mention, le plan exigeait que la nouvelle société détienne le portefeuille d’actifs. Dans cette opération, l’appelante a transféré à la nouvelle société le portefeuille d’actifs et a repris les actions ordinaires de la nouvelle société à titre de contrepartie. Le transfert des actifs en faveur de la nouvelle société était un élément essentiel du plan de protection.

 

·        La déclaration par la nouvelle société d’un dividende en actions composé d’actions spéciales de la catégorie B dont la JVM était élevée et le CV faible. Selon le plan, les actions spéciales de la catégorie B étaient celles qui devaient assurer la protection contre les créanciers. Par suite de l’émission de ces actions, la valeur de la nouvelle société reposait effectivement sur les nouvelles actions spéciales de la catégorie B et l’émission des actions permettait de structurer cette nouvelle catégorie d’actions (qui représentaient la totalité de la valeur existante du portefeuille) de façon qu’il soit difficile pour un créancier de réaliser cette valeur.

 

·        La création de la fiducie familiale Cross et de la fiducie Cross ayant droit de vote. La fiducie Cross ayant droit de vote a été constituée en vue de détenir les actions avec droit de vote de la nouvelle société de façon qu’aucune personne, y compris tout créancier éventuel qui acquérait les actions de l’appelante, ne puisse à elle seule contrôler la nouvelle société. Il était essentiel d’empêcher un créancier d’avoir le contrôle de la nouvelle société, parce que les actions spéciales de la catégorie B avaient uniquement une valeur si elles étaient rachetées par la nouvelle société. La fiducie familiale Cross a été constituée en vue d’acquérir les actions ordinaires de la nouvelle société. Cela était essentiel pour deux raisons : (i) toute croissance future de la valeur de la nouvelle société reviendrait aux actions ordinaires entre les mains de la fiducie familiale Cross et les créanciers éventuels ne pourraient pas s’en prévaloir; (ii) le plan de protection ne fonctionnerait pas si l’appelante détenait les actions ordinaires ainsi que les actions spéciales de la catégorie B — il fallait séparer la propriété de ces catégories d’actions. Par conséquent, la création des fiducies était essentielle en vue d’assurer la protection contre les créanciers.

 

·        La vente des actions ordinaires de la nouvelle société en faveur de la fiducie familiale Cross. Pour les raisons qui ont ci‑dessus été expliquées, l’acquisition des actions ordinaires de la nouvelle société par la fiducie familiale Cross était cruciale aux fins de l’exécution du plan de protection. Si cette mesure était prise, ce serait la fiducie familiale Cross qui bénéficierait de la croissance future de la nouvelle société et la propriété des actions ordinaires et des actions spéciales de la catégorie B serait séparée. En l’absence de cette mesure, le plan n’aurait pas assuré une protection efficace contre les créanciers.

 

Analyse : l’opération d’évitement

 

[35]         Comme la Cour d’appel fédérale l’a indiqué dans l’arrêt Canada c. MacKay[4], l’objet principal de la série d’opérations constitue toujours un facteur pertinent. Si l’objet principal est l’obtention de l’avantage fiscal, la série sera considérée comme une opération d’évitement. En outre, le contribuable doit démontrer que son objectif non fiscal exigeait que chaque étape précise de la série soit accomplie[5].

 

[36]         L’intimée affirme qu’en l’espèce, la série d’opérations dans son ensemble visait uniquement à entraîner pour l’appelante une perte artificielle. Toutefois, à mon avis, cette conclusion n’est pas étayée par la preuve. Selon les témoignages non contredits de M. Cross et de M. Marshman, M. Cross a communiqué avec M. Marshman pour qu’il l’aide à se mettre à l’abri des créanciers et le plan en question a été choisi, parce qu’il répondait aux besoins de M. Cross à cet égard. Les raisons que M. Cross a données pour vouloir protéger ses actifs contre les créanciers à ce moment‑là sont également vraisemblables et bon nombre d’éléments de preuve montrent que M. Cross était sur le point de se lancer dans une nouvelle entreprise commerciale comportant un degré de risque élevé. Compte tenu de la faillite antérieure de M. Cross et de l’étendue de sa responsabilité éventuelle, je reconnais que M. Cross a voulu prendre des mesures en vue de protéger ses actifs et que cela l’a amené à demander des conseils professionnels à M. Marshman.

 

[37]         Je suis d’accord avec les avocates de l’intimée lorsqu’elles affirment que l’appelante elle-même n’avait pas à se mettre à l’abri des créanciers, mais la série d’opérations visait à protéger M. Cross et, si l’appelante était protégée, cela avait pour effet de mettre également M. Cross à l’abri des créanciers.

 

[38]         Enfin, dans la mesure où il était supposé, dans l’opinion juridique, qu’aucune activité comportant un risque appréciable d’exposer la personne visée par le plan de protection contre les créanciers à des dettes difficiles à gérer n’était prévue, cela aurait été vrai dans le cas de l’appelante, puisqu’elle ne possédait pas d’actions de SSI et qu’elle n’avait pas garanti les dettes de SSI.

 

[39]         J’examinerai maintenant le principal objet pour lequel chaque opération de la série a été effectuée.

 

[40]         À mon avis, l’appelante n’a pas démontré que l’émission des actions ordinaires en faveur de l’appelante avait principalement été effectuée dans un but non fiscal de protection contre les créanciers. Cette mesure ne semble pas avoir accompli quoi que ce soit qui eût fait partie intégrante du plan de protection. La protection des actifs de l’appelante a été obtenue au moyen de l’émission d’actions spéciales de la catégorie B en faveur de l’appelante, mais il n’a pas été démontré qu’il fallait que l’appelante souscrive d’abord à des actions ordinaires et reçoive ensuite les actions de la catégorie B au moyen d’un dividende en actions versé à l’égard des actions ordinaires.

 

[41]         Les avocats de l’appelante ont soutenu que l’appelante devait souscrire aux actions ordinaires, parce qu’il fallait qu’elle transfère ses actifs à la nouvelle société, les actions ordinaires étant ce qu’elle avait reçu en échange. Toutefois, je ne vois pas pourquoi l’appelante n’aurait pas pu recevoir d’actions comportant, à l’égard de la valeur de rachat, les mêmes restrictions que les actions spéciales de la catégorie B, en échange des actifs qu’elle transférait à la nouvelle société. Si les actions que l’appelante a obtenues de la nouvelle société en échange du transfert de ses actifs comportaient, à l’égard de la valeur de rachat, les mêmes restrictions que les actions spéciales de la catégorie B, la protection contre les créanciers recherchée par l’appelante aurait été obtenue.

 

[42]         De même, même s’il fallait que la fiducie familiale possède des actions ordinaires de la nouvelle société, il ne semble y avoir aucune raison pour laquelle les actions n’auraient pas pu être directement émises en faveur de la fiducie familiale.

 

[43]         La seule raison que je puisse constater, en ce qui concerne l’acquisition par l’appelante des actions ordinaires, était de permettre que la valeur de ces actions soit transmise aux actions de la catégorie B avant leur disposition en faveur de la fiducie familiale. Cet objet n’avait rien à voir avec la protection contre les créanciers et visait à générer une perte en capital pour l’appelante.

 

[44]         Les avocats de 1’appelante ont demandé à M. Marshman quel était l’objet des actions ordinaires dans le cadre du plan. M. Marshman a répondu que la fiducie familiale bénéficierait ainsi de la croissance future des actions de la nouvelle société. Comme je l’ai déjà dit, cet objet aurait pu être réalisé aussi facilement si la fiducie avait directement acquis les actions ordinaires.

 

[45]         M. Marshman a également affirmé qu’aucune des opérations de la série n’aurait pu être omise, parce [traduction] qu’« on essayait de les adapter en fonction de l’opinion juridique qui avait été exprimée au sujet de la protection contre les créanciers ». Cette opinion juridique était composée d’une opinion sur une série hypothétique d’opérations à toutes fins utiles identiques à celles qui ont été effectuées dans ce cas‑ci. La lettre d’opinion dit que l’on avait demandé au cabinet d’avocats [traduction] « de faire des commentaires sur certains points de la structure financière envisagée, en ce qui concerne le droit des sociétés et le droit des débiteurs, ainsi que sur les mesures nécessaires aux fins de l’obtention de cette structure ». Toutefois, la lettre d’opinion ne renferme aucune analyse de l’objet de chacune des mesures projetées, ou ne dit pas que chacune des mesures est nécessaire aux fins de la protection contre les créanciers recherchée. La lettre d’opinion dit simplement ce qui suit, au dernier paragraphe :

 

            [traduction]

 

Sur le plan du droit des sociétés, nous nous sommes demandé s’il y avait d’autres structures possibles qui permettraient d’accomplir les objectifs d’une façon plus efficace. Les autres solutions que nous avons envisagées ne sont pas plus avantageuses que la structure ici en cause, lorsqu’il s’agit de répondre aux objectifs [du client].

 

[46]         À mon avis, l’opinion juridique n’étaye pas la thèse selon laquelle toutes les opérations de la série étaient nécessaires en vue d’accomplir l’objectif de protection contre les créanciers. Il est uniquement possible de dire qu’aucune des solutions de rechange non divulguées qui ont été envisagées n’aurait été plus efficace quant au résultat ou plus avantageuse pour le client.

 

[47]         Je n’ai pas à examiner l’objet des autres opérations de la série, mais je suis d’accord avec l’appelante lorsqu’elle affirme que, pour les raisons données par ses avocats, il fallait effectuer ces opérations afin d’atteindre l’objectif de protection contre les créanciers.

 

Y a-t-il eu évitement fiscal abusif?

 

[48]         J’examinerai maintenant le paragraphe 245(4) de la Loi et la question de savoir s’il y a eu évitement fiscal abusif en l’espèce. Ce paragraphe est ainsi libellé :

 

245(4) Le paragraphe (2) ne s’applique qu’à l’opération dont il est raisonnable de considérer, selon le cas :

 

            a) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, s’il n’était pas tenu compte du présent article, un abus dans l’application des dispositions d’un ou de plusieurs des textes suivants :

 

                        (i)         la présente loi,

 

                        (ii)        le Règlement de l’impôt sur le revenu,

 

                        (iii)       les Règles concernant l’application de l’impôt sur le revenu,

 

                        (iv)       un traité fiscal,

 

                        (v)        tout autre texte législatif qui est utile soit pour le calcul d’un impôt ou de toute autre somme exigible ou remboursable sous le régime de la présente loi, soit pour la détermination de toute somme à prendre en compte dans ce calcul;

 

                        b) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble.

 

[49]         Dans l’arrêt Hypothèques Trustco, la Cour suprême du Canada a énoncé l’approche à suivre en se prononçant sur la question[6]. Aux paragraphes 44 et 45 de cette décision, la cour a déclaré :

 

44        L’interprétation contextuelle et téléologique des dispositions de la Loi invoquées par le contribuable et l’application des dispositions interprétées correctement aux faits d’une affaire donnée sont au cœur de l’analyse fondée sur le par. 245(4). Il faut d’abord interpréter les dispositions générant l’avantage fiscal pour en déterminer l’objet et l’esprit. Il faut ensuite déterminer si l’opération est conforme à cet objet ou si elle le contrecarre. L’analyse globale porte donc sur une question mixte de fait et de droit. L’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique de dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu est essentiellement une question de droit, mais l’application de ces dispositions aux faits d’une affaire dépend nécessairement des faits.

 

45        Cette analyse aboutit à une conclusion d’évitement fiscal abusif dans le cas où le contribuable se fonde sur des dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu pour obtenir un résultat que ces dispositions visent à empêcher. Ainsi, il y a évitement fiscal abusif lorsqu’une opération va à l’encontre de la raison d’être des dispositions invoquées. Un mécanisme qui contourne l’application de certaines dispositions, comme des règles anti‑évitement particulières, d’une manière contraire à l’objet ou à l’esprit de ces dispositions peut également donner lieu à un abus. Par contre, l’existence d’un abus n’est pas établie lorsqu’il est raisonnable de conclure qu’une opération d’évitement au sens du par. 245(3) était conforme à l’objet ou à l’esprit des dispositions conférant l’avantage fiscal.

 

[50]         Il incombe à l’intimée d’établir qu’il y a eu évitement fiscal abusif[7].

 

[51]         L’intimée maintient que la raison d’être des dispositions de la Loi qui portent sur le calcul et sur la déduction des pertes en capital est de permettre une déduction lorsque le contribuable a subi une perte économique réelle par suite de la disposition d’un bien. La Loi limite en outre la déduction des pertes aux cas dans lesquels la disposition a été effectuée en faveur d’une personne ne faisant pas partie de la même unité économique que le contribuable. Il est maintenu que le résultat de la série d’opérations effectuées par l’appelante contrecarre donc la politique de la Loi.

 

[52]         Les avocates ont fait valoir que l’examen de l’historique législatif du régime des immobilisations révèle qu’au départ, et jusqu’au moment où les opérations ici en cause ont été effectuées, la déduction des pertes en capital en vertu de la Loi était limitée par des règles anti-évitement qui empêchaient la constatation de pertes artificielles, apparentes ou indues. Les dispositions anti-évitement précises concernant les pertes en capital susmentionnées ont été édictées au moment de l’adoption du nouveau régime des gains en capital, sous la Loi de l’impôt sur le revenu de 1972, et cela montrait que le législateur avait toujours voulu refuser la reconnaissance de pertes artificielles, apparentes ou indues et de pertes qui ne résultent pas de la disposition véritable d’un bien.

 

[53]         L’ancien paragraphe 55(1) prévoyait que la réduction indue du montant d’un gain en capital ou la création indue d’une perte en capital, ou l’augmentation du montant d’une perte en capital, à la suite de la disposition d’un bien, ne serait pas prise en compte dans la détermination du gain ou de la perte du contribuable résultant de la disposition.

 

[54]         Le paragraphe 55(1) a été abrogé en 1988, mais les avocates ont soutenu que les notes techniques publiées lors de son abrogation indiquent clairement que le législateur voulait encore que seules des pertes en capital réelles soient déductibles, et que les pertes antérieurement visées à l’ancien paragraphe 55(1) soient refusées en vertu de la DGAE. Les notes techniques sont ainsi libellées :

 


Le paragraphe 55(1) de la Loi est une disposition anti-évitement applicable aux opérations qui visent à réduire artificiellement ou indûment un gain en capital ou à occasionner ou augmenter une perte en capital résultant de la disposition d’un bien.

 

Le paragraphe 55(1) est abrogé en raison de l’instauration du nouvel article 245 de la Loi, qui constitue une règle générale anti-évitement. Comme cette règle générale à un champ d’application suffisamment large pour englober les opérations visées au paragraphe 55(1), celui‑ci n’est plus nécessaire. […]

 

[55]         De même, les avocates ont fait valoir que le sous-alinéa 40(2)g)(i) ainsi que la définition de l’expression « perte apparente » à l’alinéa 54g) montrent que le législateur voulait que seule la perte résultant de la disposition véritable d’un bien soit déductible.

 

[56]         Les avocates de l’intimée ont soutenu que les opérations effectuées par l’appelante contrecarraient la raison d’être de l’alinéa 38b), soit la disposition invoquée par l’appelante, parce que ces opérations n’avaient pas entraîné de perte économique véritable. La perte était fabriquée du fait que l’on avait manipulé « le montant ou la valeur » comptable des actions de la nouvelle société que l’appelante avait détenues pendant 24 heures seulement, et qu’en fin de compte, l’appelante n’avait pas subi de perte. Les avocates ont dit que la raison d’être économique des opérations était une considération pertinente, dans la mesure où elle établissait que les opérations contrecarraient l’objet des dispositions législatives pertinentes[8].

 

[57]         Les avocates ont également soutenu que les opérations contournaient la règle de minimisation des pertes, au sous‑alinéa 40(2)g)(i), selon laquelle une perte résultant de la disposition d’une immobilisation en faveur d’une personne affiliée est réputée nulle. Selon la position prise par l’intimée, les opérations permettent d’obtenir un résultat que cette règle de minimisation des pertes vise à empêcher : la création d’une perte entre des parties ayant les mêmes affiliations économiques.

 

[58]         Les avocates de l’intimée ont affirmé que la fiducie familiale Cross avait été utilisée en vue d’acquérir les actions ordinaires de la nouvelle société et d’éviter l’application du sous‑alinéa 40(2)g)(i). En 2003, lorsque les opérations ont été effectuées, les fiducies et les bénéficiaires des fiducies n’étaient pas inclus dans la définition de l’expression « personnes affiliées », à l’article 251.1.

 

[59]         Les avocates ont également soutenu que la modification, en 2005, de la définition de l’expression « personnes affiliées », à l’article 251.1, en vue d’inclure les fiducies et les bénéficiaires détenant une participation majoritaire, visait à empêcher la déduction de pertes telles que celles qui sont ici en cause. Si la définition modifiée avait été en vigueur au cours de l’année d’imposition 2003, la perte résultant de la disposition des actions ordinaires en faveur de la fiducie familiale Cross aurait été réputée nulle. Les avocates ont soutenu qu’en éliminant l’échappatoire dans les règles de minimisation des pertes invoquées par l’appelante, le législateur démontrait que la perte obtenue par l’appelante n’était pas voulue.

 

[60]         Les avocats de l’appelante ont affirmé que l’intimée n’avait pas satisfait à l’obligation qui lui incombait de démontrer un évitement fiscal abusif. La disposition invoquée par l’appelante aux fins du calcul de sa perte en capital et de la perte en capital déductible s’applique d’une façon mécanique et prévoit qu’une perte sera subie lorsqu’il y a diminution de la valeur d’une immobilisation. Étant donné qu’il est reconnu que le prix de base rajusté des actions ordinaires de la nouvelle société pour l’appelante était de trois millions de dollars et que le produit de disposition reçu pour ces actions était de 100 $, une perte en capital de 2 999 900 $ a été subie, le tout conformément à la raison d’être des dispositions utilisées.

 

[61]         L’appelante maintient également que l’intimée n’a pas précisé quelles étaient les dispositions de la Loi démontrant l’existence d’une politique générale de refus des pertes artificielles. Les avocats se sont fondés sur les paragraphes 41 et 42 de l’arrêt Hypothèques Trustco de la Cour suprême du Canada :

 

41        Les tribunaux ne peuvent chercher une politique prépondérante de la Loi qui n’est pas fondée sur une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique unifiée des dispositions en cause. Premièrement, une telle recherche est incompatible avec le rôle du juge qui effectue un contrôle. La Loi de l’impôt sur le revenu est un recueil de dispositions très détaillées et souvent complexes. Demander aux tribunaux de chercher une politique globale quelconque pour ensuite se servir de cette politique pour passer outre au libellé des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu reviendrait à confier indûment à l’appareil judiciaire l’établissement de politiques fiscales, et à demander aux juges d’accomplir une tâche à laquelle ils ne sont pas habitués et qu’ils ne sont pas en mesure d’accomplir.  Le législateur a‑t‑il voulu que les juges établissent des politiques fiscales non fondées sur les dispositions de la Loi et qu’ils s’en servent pour passer outre aux dispositions précises de la Loi? Malgré les problèmes d’interprétation que pose la RGAÉ, nous ne voyons aucune raison de conclure que le législateur a voulu s’écarter à ce point des normes de justice et d’interprétation.

 

42        Deuxièmement, la recherche d’une politique prépondérante de la Loi de l’impôt sur le revenu qui n’est pas fondée sur une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions invoquées pour obtenir l’avantage fiscal irait à l’encontre de la politique globale du législateur voulant que le droit fiscal soit certain, prévisible et équitable afin que le contribuable puisse organiser intelligemment ses affaires.  Bien qu’en édictant la RGAÉ, le législateur ait eu pour objectif général de maintenir les mécanismes de réduction maximale légitime de l’impôt, tout en interdisant l’évitement fiscal abusif, il faut également considérer qu’il recherche l’uniformité, la prévisibilité et l’équité en matière de droit fiscal.  Ces trois derniers objectifs seraient contrecarrés si le ministre et les tribunaux, ou l’un ou l’autre de ceux‑ci, passaient outre aux dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu sans se fonder sur une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique de ces dispositions.[9]

 

[62]         Les avocats ont soutenu que l’intimée cherchait à appliquer la DGAE en se fondant sur ce que le droit devrait être, selon elle, plutôt que sur une politique énoncée dans le texte de la Loi. Cette approche, ont‑ils dit, a pour effet de faire de la DGAE une question de « flair » et de faire échec à l’exigence visant à assurer la certitude, l’équité et la prévisibilité en droit fiscal.

 

L’analyse textuelle, contextuelle et téléologique

 

[63]         Les dispositions qui donnent lieu à la perte en capital en question font partie du régime fiscal des gains en capital adopté dans la Loi de 1972. Les gains et pertes en capital ainsi que les gains en capital imposables et les pertes en capital déductibles sont calculés conformément aux règles figurant à la sous-section c de la section B de la partie I de la Loi.

 

[64]         L’alinéa 39(1)b) prévoit que la perte en capital d’un contribuable résultant de la disposition d’un bien est la perte calculée conformément aux règles énoncées à la sous-section c, et l’alinéa 38b) indique la partie de la perte en capital, appelée une « perte en capital déductible », qui est pertinente dans le calcul du revenu du contribuable en vertu de l’article 3 en vue de compenser les gains en capital réalisés par le contribuable :

 

 Pour l’application de la présente loi :

 

[…]

 

b) la perte en capital déductible d’un contribuable, pour une année d’imposition, résultant de la disposition d’un bien est égale à la moitié de la perte en capital que le contribuable a subie, pour l’année, à la disposition du bien;

 

 (1) Pour l’application de la présente loi :

 

[…]

b) une perte en capital subie par un contribuable, pour une année d’imposition, du fait de la disposition d’un bien quelconque est la perte qu’il a subie au cours de l’année, déterminée conformément à la présente sous-section [...] du fait de la disposition d’un bien quelconque de ce contribuable, à l’exception :

(i) d’un bien amortissable,

(ii) d’un bien visé à l’un des sous-alinéas a)(i), (ii) à (iii) et (v);

 

[65]         Les règles générales de calcul d’une perte résultant de la disposition d’un bien sont énoncées au sous-alinéa 40(1)b)(i), qui est ainsi libellé :

 

40. (1) Sauf indication contraire expresse de la présente partie :

 

[…]

b) la perte d’un contribuable résultant, pour une année d’imposition, de la disposition d’un bien est :

 

(i) en cas de disposition du bien au cours de l’année, l’excédent éventuel du total du prix de base rajusté du bien, pour le contribuable, immédiatement avant la disposition, et des dépenses dans la mesure où celles-ci ont été engagées ou effectuées par lui en vue de réaliser la disposition sur le produit de disposition du bien qu’il en a tiré, [...]

 

[66]         Dans le cas d’un bien autre qu’une immobilisation amortissable, le « prix de base rajusté » est défini à l’alinéa 54a) de la Loi comme étant le coût du bien, pour le contribuable, rajusté conformément à l’article 53. Le point de départ de cette détermination est le coût du bien pour le contribuable. Le passage pertinent de la définition de 1’expression « prix de base rajusté » est ainsi libellé :

 

« prix de base rajusté » S’agissant du prix de base d’un bien quelconque pour un contribuable à un moment donné s’entend, sauf dispositions contraires :

a) lorsque le bien entre dans la catégorie des biens amortissables du contribuable, du coût en capital du bien, supporté par lui, à ce moment;

b) dans les autres cas, du coût du bien, pour le contribuable, rajusté à ce moment, conformément à l’article 53;

 

[67]         Le terme « disposition » est défini au paragraphe 248(1) comme incluant « toute opération ou tout événement donnant droit au contribuable au produit de disposition d’un bien ». Enfin, l’expression « produit de disposition » est définie à l’article 54 comme comprenant « le prix de vente du bien qui a été vendu ».

 

[68]         Les diverses dispositions susmentionnées permettent de constater qu’en général, une perte en capital est déductible lorsque le contribuable a disposé d’un bien et qu’il a tiré de la disposition un produit qui est inférieur au coût du bien, pour lui, plus les dépenses engagées aux fins de la disposition.

 

[69]         Comme l’intimée l’a fait remarquer, le sous-alinéa 40(2)g)(i) prévoit le rejet d’une perte dans la mesure où il s’agit d’une « perte superficielle ». L’expression « perte superficielle » est définie à l’article 54 comme une perte subie par suite de la disposition d’un bien par un contribuable et du rachat du même bien ou d’un bien identique par le contribuable dans les 30 jours précédant ou suivant la disposition, ou de l’acquisition du même bien ou d’un bien identique par une personne affiliée au contribuable dans les 30 jours précédant ou suivant la disposition.

 

[70]         Les parties conviennent que l’appelante et la fiducie familiale Cross n’étaient pas des « personnes affiliées », tel que cette expression est définie à l’article 251.1 de la Loi pour l’année en question.

 

[71]         En 2005, la définition de 1’expression « personnes affiliées » a été modifiée en vue d’inclure une fiducie et les bénéficiaires détenant une participation majoritaire de la fiducie. Le « bénéficiaire détenant une participation majoritaire » est défini au paragraphe 251.1(3) comme étant le bénéficiaire d’une fiducie qui, seul ou avec certaines autres personnes affiliées, a droit à plus de la moitié du revenu ou du capital de la fiducie. Conformément à l’alinéa 251.1(4)d), lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne est affiliée à une fiducie, si le montant de revenu ou de capital de la fiducie qu’une personne peut recevoir est fonction de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par quiconque, ce pouvoir est réputé avoir été exercé. Ces dispositions sont ainsi libellées :

 

251.1(3) « bénéficiaire détenant une participation majoritaire » En ce qui concerne une fiducie à un moment donné, personne à l’égard de laquelle l’un des faits suivants se vérifie à ce moment :

 

            a) la juste valeur marchande totale de sa participation, le cas échéant, à titre de bénéficiaire du revenu de la fiducie et des participations à titre de bénéficiaire du revenu de la fiducie des personnes auxquelles elle est affiliée excède 50 % de la juste valeur marchande de l’ensemble des participations à titre de bénéficiaire du revenu de la fiducie;

            b) la juste valeur marchande totale de sa participation, le cas échéant, à titre de bénéficiaire du capital de la fiducie et des participations à titre de bénéficiaire du capital de la fiducie des personnes auxquelles elle est affiliée excède 50 % de la juste valeur marchande de l’ensemble des participations à titre de bénéficiaire du capital de la fiducie.

251.4 (4) Interprétation

[...]

d) lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne est affiliée à une fiducie :

 

                        (i) si le montant de revenu ou de capital de la fiducie qu’une personne peut recevoir à titre de bénéficiaire de la fiducie est fonction de l’exercice ou de l’absence d’exercice, par quiconque, d’un pouvoir discrétionnaire, ce pouvoir est réputé, selon le cas, avoir été pleinement exercé ou ne pas avoir été exercé,

                       

                        (ii) il n’est pas tenu compte de la participation d’une personne à titre de bénéficiaire d’une fiducie lorsqu’il s’agit de déterminer si la personne traite sans lien de dépendance avec la fiducie, dans le cas où la personne, en l’absence de cette participation, serait considérée comme n’ayant aucun lien de dépendance avec la fiducie,

 

                        (iii) une fiducie n’est un bénéficiaire détenant une participation majoritaire d’une autre fiducie que si elle a une participation à titre de bénéficiaire du revenu ou du capital de l’autre fiducie,

 

                        (iv) pour déterminer si le cotisant d’une fiducie est affilié au cotisant d’une autre fiducie, les personnes unies par les liens du sang, du mariage, d’une union de fait ou de l’adoption sont réputées être affiliées les unes aux autres.

 

 

[72]         Dans le cas de la fiducie familiale Cross, l’épouse de M. Cross et ses deux enfants avaient droit au paiement du revenu et du capital à l’entière discrétion des fiduciaires. Si l’alinéa 251.1(4)d) avait été en vigueur au moment pertinent, je conclus que l’épouse de M. Cross aurait été une bénéficiaire détenant une participation majoritaire, puisque les fiduciaires pouvaient à leur discrétion lui verser la totalité du revenu et du capital de la fiducie.

 

[73]         J’examinerai d’abord l’argument de l’intimée selon lequel la Loi comporte une politique générale de rejet de la perte subie, par suite de la disposition d’un bien, par une personne ayant les mêmes affiliations économiques que l’auteur du transfert. Les avocates de l’intimée ont également décrit la chose comme étant le fait que le bénéficiaire du transfert fait partie de la même unité économique que l’auteur du transfert.

 

[74]         Cet argument est fort semblable à celui que l’intimée a invoqué devant moi dans l’affaire Landrus c. La Reine[10]. Dans cette affaire-là, le contribuable était membre d’une société en commandite qui avait transféré tous ses actifs à une nouvelle société en commandite. Le transfert avait donné lieu à une perte finale pour la société initiale. La demande que le contribuable avait faite en vue de déduire sa part de la perte finale avait été refusée par le ministre au titre de l’article 245 de la Loi. Dans cette affaire-là, la Couronne a soutenu que la perte allait à l’encontre de la politique générale de la Loi de ne pas tenir compte de la perte subie par suite de la disposition d’un bien en faveur d’une partie liée à l’auteur du transfert. À l’appui de sa position, la Couronne a cité diverses règles de minimisation des pertes, notamment l’alinéa 40(2)e) et le sous-alinéa 40(2)g)(i). Toutefois, j’ai conclu que les règles de minimisation des pertes en question ne prouvaient pas l’existence de la politique générale dont la Couronne avait fait mention, mais qu’elles visaient à ce que les pertes soient refusées dans certaines circonstances précises, énoncées dans ces dispositions. Au paragraphe 117 de ma décision, j’ai écrit :

 

[...] Ces règles sont rédigées d’une façon précise et énoncent des conditions détaillées lorsqu’il s’agit de refuser une perte qui serait par ailleurs subie par suite de la disposition d’un type particulier de biens. Ces conditions varient d’une règle de minimisation des pertes à l’autre. Une variante importante, pour nos besoins, se rapporte au degré de lien ou de relation qui doit exister entre le cédant et le cessionnaire.

 

[75]         Cette conclusion a été confirmée par la Cour d’appel fédérale, qui a dit ce qui suit, au paragraphe 47 de sa décision :

 

[...] Cependant, lorsqu’il est possible de démontrer qu’une disposition anti-évitement a été soigneusement conçue de manière à inclure certaines situations et à en exclure d’autres, il est raisonnable d’inférer que le législateur a choisi de limiter sa portée en conséquence[11].

 

[76]         La définition de l’expression « personnes affiliées » à l’article 251.1, tel qu’il était libellé au cours de l’année en question, fait mention d’un ensemble minutieusement formulé de relations, et je crois qu’il est raisonnable de déduire que le législateur a décidé de restreindre la portée de la définition.

 

[77]         Dans la décision Landrus, j’ai également examiné l’effet des modifications apportées aux règles de minimisation des pertes après l’année d’imposition pour laquelle la déduction de la perte avait été demandée dans cette affaire‑là. Ces modifications auraient entraîné le rejet de la perte dont le contribuable demandait la déduction. C’est à peu près ce qui s’est produit en l’espèce lorsque la définition de l’expression « personnes affiliées » a été modifiée en vue d’inclure les fiducies et les bénéficiaires détenant une participation majoritaire. Si ces modifications avaient été en vigueur au cours de l’année ici en cause, l’appelante et la fiducie familiale Cross auraient été affilées, puisque l’épouse de M. Cross aurait été une bénéficiaire détenant une participation majoritaire de la fiducie, compte tenu du fait que les fiduciaires pouvaient à leur entière discrétion lui verser la totalité du revenu et du capital de la fiducie. (Voir l’alinéa 251.1(4)d)).

 

[78]         Dans la décision Landrus, j’ai cependant conclu que les modifications « ne change[aient] rien au fait que les règles de minimisation des pertes sont des exceptions qui s’appliquent dans des cas bien précis » et que, même une fois effectuées, ces modifications n’entraînaient pas, dans tous les cas, le rejet de pertes résultant de transferts entre des personnes liées. Par conséquent, les modifications n’étaient pas importantes lorsqu’il s’agissait de déterminer la politique sous-tendant les règles de minimisation des pertes qui était en vigueur au cours de l’année visée par l’appel.

 

[79]         L’intimée n’a pas démontré qu’il existait, entre la relation existant dans le cas d’une fiducie et d’un bénéficiaire détenant une participation majoritaire et les autres relations mentionnées dans la définition de l’expression « personnes affiliées », telle qu’elle existait avant la modification, un élément commun évident permettant de dire que le législateur voulait que la définition s’applique également à ce type de relation.

 

[80]         La difficulté à laquelle l’intimée fait face est la suivante : les parties liées qui, selon le législateur, font partie de la même unité économique ne sont pas les mêmes d’une règle de minimisation des pertes à l’autre. En effet, aucune définition générale de l’unité économique ne s’applique à toutes les règles de minimisation des pertes. On ne peut donc pas dire qu’il existait dans la Loi une politique claire et non équivoque voulant que des parties telles que l’appelante et la fiducie familiale Cross soient traitées comme faisant partie de la même « unité économique » pour l’application du sous-alinéa 40(2)(g)(i).

 

[81]         Je conclus que, dans ce cas‑ci, l’intimée n’a pas démontré que la Loi comportait une politique générale prévoyant le rejet des pertes résultant d’un transfert de biens en faveur de personnes dont les liens sont assimilables à ceux qui existent entre l’appelante et la fiducie familiale Cross. Je conclus donc qu’il n’y a pas eu évitement fiscal abusif du simple fait que le transfert des actions ordinaires en faveur de la fiducie familiale Cross a déclenché une perte.

 

[82]         Je sais bien que, dans la décision qu’il a récemment rendue dans l’affaire Triad Gestco Ltd c. La Reine[12], mon collègue, le juge Favreau, a conclu que, même avant la modification de la définition de l’expression « personnes affiliées », à l’article 251.1, la Loi comportait une politique générale voulant que la perte subie par suite du transfert d’un bien entre une personne et une fiducie soit refusée lorsque la personne en question était l’unique bénéficiaire de la fiducie :

 

96 Le paragraphe 251.1(1) prévoit maintenant que des opérations conclues entre une fiducie et une personne avec qui cette fiducie est « affiliée » seront assujetties aux règles de [minimisation] des pertes [contenues dans] la Loi.

 

97 À mon avis, la modification apportée en 2005 à l’article 251.1 indique clairement que les résultats obtenus par l’appelante étaient contraires à l’objet et à l’esprit de la Loi lue dans son ensemble.

 

[83]         Pour les motifs susmentionnés, je dois avec égards dire que je ne souscris pas à cette conclusion.

 

[84]         J’examinerai maintenant l’argument de l’intimée selon lequel les opérations contrecarraient la raison d’être de l’alinéa 38b), parce qu’elles n’entraînaient pas une véritable perte économique pour l’appelante.

 

[85]         Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que l’objet de l’alinéa 38b) est d’accorder un allègement d’impôt (dans la mesure où il y a compensation avec un gain en capital) dans le cas où le contribuable a subi une perte économique par suite de la disposition d’un bien. C’est ce qui ressort de la façon dont la perte est calculée, au moyen de la détermination de l’excédent du coût du bien sur le produit de sa disposition. En outre, les gains en capital sont comptabilisés à titre de revenu en vertu de la Loi, parce qu’ils augmentent le pouvoir économique du contribuable. Les auteurs du Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité[13] proposaient, pour les motifs suivants, que les gains en capital soient imposés :

 

Les droits de propriété sur des biens peuvent occasionner une augmentation de puissance économique, que ces droits soient retenus ou aliénés. Cette augmentation de puissance économique peut revêtir deux formes principales. En effet, elle peut se présenter aussi bien sous la forme de loyers, de dividendes, de redevances, d’intérêts et autres revenus résultant de la détention de droits dans des biens, que sous la forme de gains résultant de hausses dans la valeur marchande des biens.

 

La première forme est déjà considérée comme revenu imposable au Canada, mais la seconde est habituellement exemptée, parce qu’elle est tenue pour un « gain de capital ». Si, d’une part, les changements que nous proposons dans l’imposition des revenus provenant de la possession de biens sont secondaires, nous suggérons d’autre part une modification importante dans le traitement fiscal des gains consécutifs à la disposition de biens.

 

Nous avons insisté dans ce Rapport sur le fait que la seule base d’imposition équitable devrait inclure dans l’assiette compréhensive de l’impôt la valeur de toutes les augmentations de puissance économique, y compris ce qu’on appelle les gains de capital. […]

 

[Renvoi omis.]

 

[86]         Il est logique de déduire que les pertes en capital sont admises, en vertu de la Loi, en vue de compenser les gains en capital, parce qu’elles représentent une diminution du pouvoir économique du contribuable.

 

[87]         De plus, les notes explicatives portant sur l’article 245 disent que les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu visent à s’appliquer aux opérations qui comportent une raison d’être économique réelle. La Cour suprême du Canada traite de la question au paragraphe 56 de l’arrêt Hypothèques Trustco :

 

56 Selon les notes explicatives, les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu visent les opérations ayant une raison d’être économique. Bien que l’expression « raison d’être économique » puisse se prêter à différentes interprétations, cet énoncé reconnaît que les dispositions de la Loi visaient les opérations conformes à l’objet et à l’esprit des dispositions invoquées pour obtenir l’avantage fiscal. Les tribunaux ne doivent pas fermer les yeux sur les faits qui sous‑tendent une affaire et devenir obsédés par le respect du sens littéral du libellé des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu. Au contraire, ils doivent dans tous les cas interpréter les dispositions dans le contexte qui leur est propre et en tenant compte des objectifs dont elles sont censées favoriser la réalisation[14].

 

[88]         Je suis également d’accord avec les avocates de l’intimée pour dire que l’ancien paragraphe 55(1) de la Loi est pertinent aux fins de la détermination de la politique de la Loi concernant les pertes en capital et qu’il fait partie du contexte de l’interprétation des dispositions de la Loi relatives aux pertes en capital. Le paragraphe 55(1) a été abrogé; toutefois, il ne l’a pas été à cause d’un changement de politique, mais parce que le législateur croyait que la politique sous-tendant la disposition abrogée pouvait être mise en œuvre au moyen de l’article 245 qui venait d’être adopté. La note technique concernant l’abrogation du paragraphe 55(1) est claire sur ce point. Les notes techniques et les notes explicatives sont des aides extrinsèques admissibles lorsqu’il s’agit de déterminer la politique législative dans une affaire de DGAE : voir Canada c. Imperial Oil Ltd[15].

 

[89]         L’ancien paragraphe 55(1) était une disposition anti-évitement se rapportant à la réduction artificielle des gains et à la création ou à l’augmentation artificielle du montant des pertes résultant de la disposition d’un bien. Étant donné que le paragraphe 55(1) s’appliquait pour les besoins de la sous-section c de la Loi, son application était limitée aux gains en capital et aux pertes en capital.

 

[90]         Je conclus que l’intimée a démontré que l’objet de l’alinéa 38b) est de comptabiliser les pertes économiques d’un contribuable résultant de la disposition d’un bien. L’intimée a également démontré que, malgré l’abrogation du paragraphe 55(1), la politique de la Loi est encore de rejeter la création ou l’augmentation artificielle ou indue d’une perte en capital, ce qui indique l’intention d’admettre les pertes en capital uniquement dans la mesure où elles reflètent une perte économique sous-jacente.

 

[91]         L’étape suivante de l’analyse fondée sur le paragraphe 245(4) consiste à examiner les opérations effectuées par l’appelante, en vue de déterminer si elles contrecarrent l’objet ou l’esprit de l’alinéa 38b) de la Loi.

 

[92]         En l’espèce, l’appelante a acquis les actions ordinaires de la nouvelle société et en a disposé presque immédiatement après, tout en conservant la pleine valeur de sa participation dans la nouvelle société au moyen des actions spéciales de la catégorie B. Il ressort clairement de la façon dont les opérations sont structurées que l’on n’a jamais voulu que les actions ordinaires représentent la valeur véritable de la participation de l’appelante dans la nouvelle société, mais que l’on voulait plutôt que l’appelante ait accès au plein montant de sa participation dans la nouvelle société grâce aux actions spéciales de la catégorie B. L’acquisition des actions ordinaires par l’appelante et la disposition déterminée d’avance des actions ordinaires en faveur de la fiducie ne servaient qu’à fabriquer une perte en capital à des fins fiscales. Ces opérations n’ont pas réduit le pouvoir économique de l’appelante de la façon envisagée par le législateur, lorsqu’il a permis la déduction des pertes en capital. Ces opérations sont artificielles et n’ont pas de raison d’être en ce qui concerne l’alinéa 38b) ainsi que d’autres dispositions de la Loi concernant les pertes en capital, plus précisément les alinéas 39(1)b) et 40(1)b), qui sont fondés sur le fait que des pertes économiques réelles sont subies.

 

[93]         En résumé, je conclus que les opérations effectuées dans ce cas-ci ne l’ont pas été conformément à l’objet et à l’esprit des dispositions de la Loi relatives aux pertes en capital et qu’elles constituent un évitement fiscal abusif, au titre du paragraphe 245(4).

 

[94]         Pour ces motifs, l’appel est rejeté avec dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de septembre 2011.

 

 

« B. Paris »

Juge Paris

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 16e jour de novembre 2011.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 383

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2008-2482(IT)G

 

INTITULÉ :                                       1207192 ONTARIO LIMITED c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Les 1er et 2 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge B. Paris

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 7 septembre 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l’appelante :

Me Matthew G. Williams

Me Mark A. Barbour

Avocates de l’intimée :

Me Marta E. Burns

Me Margaret McCabe

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                          Nom :                      Matthew G. Williams

                                                          Mark A. Barbour

 

                          Cabinet :                  Thorsteinssons

                                                          Toronto (Ontario)

 

       Pour l’intimée :                            Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)

[2]               Hypothèques Trustco Canada c. R., 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, paragraphes 18, 21 et 36.

[3]               Ibid, paragraphe 34.

 

[4]               2008 CAF 105, [2008] 4 C.T.C. 161, paragraphe 25.

[5]               Ibid, paragraphe 22.

[6]               Précité, note 2.

[7]               Ibid, paragraphe 66.

 

[8]               Lipson c. R., 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3, paragraphe 38.

[9]           Précité, note 2.

[10]             2008 CCI 274, [2009] 1 C.T.C. 2009.

[11]             Canada c. Landrus, 2009 CAF 113, [2009] 4 C.T.C. 189.

[12]             2011 CCI 259, [2011] A.C.I. no 268, paragraphes 96 et 97.

[13]          Kenneth LeM. Carter, 1966.

[14]          Précité, note 2.

[15]             2004 CAF 36, 2004 D.T.C. 6044 (C.A.F.), paragraphe 49.

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