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Dossier : 2010-2851(IT)I

ENTRE :

MATTHEW J. VEGH,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

 

Appel entendu le 23 septembre 2011, à Hamilton (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge Patrick Boyle

 

Comparutions :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui‑même

 

 

Avocats de l’intimée :

Me John Grant

Me Arnold H. Bornstein

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’égard de la nouvelle détermination effectuée sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années de base 2002 à 2007 relativement à la prestation fiscale canadienne pour enfants est rejeté conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de mars 2012.

 

 

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de juillet 2012.

 

Marie-Christine Gervais

 


 

 

 

Référence : 2012 CCI 95

Date : 20120323

Dossier : 2010-2851(IT)I

ENTRE :

MATTHEW J. VEGH,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Le juge Boyle

 

[1]             Monsieur Vegh, citoyen canadien, interjette appel de la décision du ministre du Revenu national selon laquelle il n’avait pas droit à la prestation fiscale canadienne pour enfants (la « PFCE ») pour ses deux fils pendant la période où sa famille et lui vivaient en Chine, parce que, contrairement à l’exigence à cet effet prévue par les dispositions relatives à la PFCE, il ne résidait pas au Canada au cours de cette période.

 

[2]             Monsieur Vegh allègue qu’il était un résident de fait du Canada pendant la période où il vivait en Chine. Cette période comprenait les années de base 2002 à 2007, qui font l’objet du présent appel.

 

[3]             Il avait auparavant également été question de savoir si M. Vegh était le principal responsable des soins des enfants compte tenu de la disposition relative à la PFCE figurant à l’alinéa 122.6g) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») qui concerne la présomption selon laquelle cette personne est la mère des enfants. L’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») avait initialement soutenu que, comme son épouse et la mère des enfants ne résidait pas au Canada et ne pouvait être un particulier admissible pour l’application des dispositions relatives à la PFCE, elle n’était donc pas en mesure de renoncer à cette présomption en faveur de M. Vegh. L’ARC a, de façon générale, maintenant abandonné cette thèse inexacte et elle a en outre choisi de ne plus l’invoquer à l’appui de son refus d’accorder à M. Vegh la PFCE en litige.

 

[4]             Monsieur Vegh a également soulevé un argument d’ordre constitutionnel. Il affirme que l’article 4 de l’Accord Canada‑Chine en matière d’impôts sur le revenu (le « traité fiscal Canada‑Chine ») portant sur les règles décisives applicables aux personnes ayant la double résidence – soit ceux qui résident à la fois au Canada et en Chine – est discriminatoire et va à l’encontre des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Il a en outre avancé un argument fondé sur la Charte quant à l’interprétation et à l’application de l’article 122.6. M. Vegh a fait signifier aux parties intéressées les avis requis relativement à ces deux questions d’ordre constitutionnel. Ni la Couronne fédérale ni la Couronne provinciale n’a manifesté un intérêt à participer à la présente audience.

 

[5]             À l’instruction, M. Vegh a soulevé un autre argument fondé sur la Charte selon lequel la jurisprudence de common law applicable en matière d’établissement du lieu de résidence, notion en grande partie non définie dans la Loi, est elle‑même discriminatoire et contraire à la Charte lorsqu’elle exige l’examen de ses relations et caractéristiques familiales. L’avis requis pour cette question constitutionnelle distincte n’a pas été signifié. Plutôt que d’ajourner la présente audience sous le régime de la procédure informelle de la Cour afin de permettre qu’un avis soit signifié, j’ai permis la poursuite de l’audience et des arguments ont été présentés. Les deux parties ont fait parvenir à la Cour des observations écrites sur ce point après l’audience. La Cour peut ainsi trancher, tout d’abord, la question de savoir si M. Vegh peut soutenir, ou s’il a établi, à première vue qu’il y a eu discrimination illicite selon la Charte. Si elle est convaincue qu’il y est parvenu, la Cour peut reprendre l’audience, permettre à M. Vegh de faire signifier l’avis et, si l’une ou l’autre de la couronne fédérale ou provinciale souhaite être entendue, elle peut le faire à la reprise de l’audience. Si M. Vegh ne convainc pas la Cour qu’il peut soutenir ou établir à première vue qu’il y a eu discrimination illicite selon la Charte, aucun avis ni aucune reprise de l’audience n’est nécessaire, et la Cour peut rejeter cette partie de la demande.

 

[6]             Des plaintes en matière de droits de la personne déposées par M. Vegh sont également en instance devant le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario et la Commission canadienne des droits de la personne. Il allègue dans ces plaintes avoir été victime de discrimination en ce qui concerne l’administration de la PFCE. La Cour n’a aucune compétence pour examiner ou trancher ces plaintes.

 

 

I. Les faits

 

[7]             Monsieur Vegh est né au Canada en 1970 et il a toujours été citoyen canadien. Jusqu’à l’âge de 30 ans, il a vécu toute son existence dans des villes et des villages du Sud de l’Ontario et il n’a quitté le Canada qu’à l’occasion de vacances. Jusqu’à ce moment, il résidait clairement au Canada. En mai 2000, il a quitté le Canada pour enseigner l’anglais en Chine. Il a initialement obtenu un contrat de 11 mois. La preuve ne me convainc pas que M. Vegh a quitté le Canada en 2000 avec une quelconque intention précise ou bien arrêtée d’y retourner. Rien ne permet de penser qu’il prévoyait ou projetait des développements particuliers dans sa vie sur le plan personnel, commercial ou professionnel. Je conclus que, lorsqu’il a quitté le Canada, il n’avait aucune intention évidente d’y retourner. Il était alors seul et célibataire. Il vivait depuis deux ans chez son beau‑père, où il avait une chambre au sous‑sol et pouvait se servir des toilettes. Ses entreprises en tant que travailleur autonome avaient échoué et il avait fait faillite. Il n’était propriétaire d’aucun bien au Canada. Il ne possédait pas de meubles. Lorsqu’il a quitté le pays, il a conservé sa citoyenneté canadienne et son passeport canadien. Il n’a pas renoncé à son permis de conduire ontarien ni fermé son compte bancaire canadien.

 

[8]             Avant de demander en mariage celle – citoyenne chinoise résidant en Chine et n’ayant aucun lien avec le Canada – qui est devenue son épouse et de l’épouser au printemps 2002, M. Vegh vivait en Chine et y gagnait sa vie. Il n’est retourné au Canada qu’une seule fois au début de 2001 pour des vacances de trois semaines à la fin de son mandat initial. Il a fait sa demande en mariage en Chine au début de 2002 et ils se sont mariés au Canada alors qu’il se trouvait ici avec son épouse et la mère de celle‑ci pour une période d’environ un mois.

 

[9]             Monsieur Vegh n’a produit aucune déclaration de revenus au Canada entre le moment de son départ et 2006, année où il a produit des déclarations pour 2004 et 2005. Il a à nouveau produit des déclarations de revenus en 2008 et en 2009 pour les autres années en cause. Je ne suis saisi d’aucun élément de preuve établissant qu’il a produit des déclarations de revenus au Canada pour 2000 et 2001.

 

[10]        Il est plutôt difficile de savoir ce que M. Vegh a fait en Chine et à quel titre. Son témoignage et la preuve documentaire sont quelque peu incompatibles. Lorsqu’il s’est d’abord rendu en Chine, c’était pour enseigner l’anglais comme langue seconde (« ALS »). Apparemment, il était titulaire d’un permis de travail, à tout le moins en 2002. Par la suite, il a obtenu un visa de visiteur et il a travaillé à partir de son domicile, prenant soin de ses enfants après leur naissance. Pour au moins une grande partie de cette période, son épouse, leurs enfants et lui ont vécu au domicile des parents de celle‑ci. Il écrivait, il a publié un livre et il exerçait certaines activités commerciales sur Internet alors qu’il était en Chine.

 

[11]        En 2001, il a obtenu un certificat lui permettant d’enseigner l’ALS après avoir effectué quelque 500 heures de stage, ce qui, je le suppose, signifie qu’il enseignait l’ALS pour le compte de l’établissement concerné.

 

[12]        Il a en outre fait mention d’une certaine promesse ou possibilité d’obtenir un MBA pour cadres en Chine. Je ne crois pas qu’il ait jamais entrepris un véritable programme d’études en Chine ni qu’il ait jamais eu l’intention de le faire. Il semble s’agir d’une tentative manifeste de ressembler au contribuable de l’affaire Perlman[1] afin d’obtenir un avantage. Dans son avis d’appel et les autres documents établis antérieurement à la décision Perlman, il ne donne aucune précision relative à des études et ne traite que de l’enseignement. Quoi qu’il en soit, cela n’a servi à rien étant donné que la nature des études décrites par M. Vegh n’avait aucun rapport avec les études que poursuivait M. Perlman et le plan de carrière de ce dernier.

 

[13]        Dans son témoignage, M. Vegh a mentionné qu’il n’avait exécuté son travail de professeur d’ALS que jusqu’en 2002. Il a affirmé qu’à partir de 2003, il était titulaire d’un visa de visiteur, il écrivait et enseignait en ligne et qu’après 2003, il n’avait pas travaillé en Chine à l’exception de ses travaux d’écriture et de ses activités sur le Web. Cependant, il a joint à sa déclaration de revenus relative à 2007 qu’il a produite en 2008 une lettre confirmant qu’il avait travaillé comme professeur d’anglais salarié pendant la période de février 2003 au 30 septembre 2008. Ses tentatives infructueuses pour fournir une explication rationnelle, sans parler d’une explication raisonnable, autre qu’une certaine malhonnêteté, de cette flagrante contradiction soulèvent de graves préoccupations quant à la crédibilité en général de M. Vegh sur les questions fondamentales. Ce fait, conjugué à la grande imprécision et aux nombreuses contradictions touchant la période où il a travaillé en Chine contre rétribution, les études qu’il y aurait poursuivies, la façon dont il était payé en Chine et le moment où ces paiements lui étaient versés, de même que la liberté qu’il a prise en faisant état de son expérience de l’enseignement en ligne pour le compte d’une école pour laquelle il allègue maintenant ne pas avoir réellement travaillé, m’incitent à faire preuve d’une grande prudence à l’égard de l’une quelconque des parties de son témoignage qui n’est pas étayée par un élément de preuve cohérent, digne de foi et corroborant.

 

[14]        Le compte bancaire canadien de M. Vegh n’a que très peu servi après son départ du Canada pour la Chine. Il n’y détenait pas beaucoup d’argent. Celui‑ci a été utilisé en 2003 et en 2007 pour effectuer certaines opérations, comme permettre à ses parents d’envoyer de modestes cadeaux en espèces. Depuis 2003, il pouvait y avoir accès en Chine au moyen des guichets automatiques bancaires.

 

[15]        En 2002 et en 2003, M. Vegh avait un compte bancaire en Chine dans lequel il déposait la paye qu’il recevait pour son travail de professeur dans ce pays. Il affirme avoir été payé en espèces à partir de 2004. Il est difficile de savoir comment il était payé en 2000 et en 2001 ou s’il détenait un compte bancaire chinois à cette époque. Il ne ressort pas de la preuve qu’il utilisait son compte bancaire canadien à cette fin.

 

[16]        Pendant tout ce temps, M. Vegh et sa famille consultaient des médecins en Chine et se rendaient dans les hôpitaux de ce pays, au besoin. M. Vegh a mentionné qu’il avait continué d’avoir un médecin de famille en Ontario, mais la preuve ne montre pas qu’il ait jamais consulté ce dernier pendant la période pertinente ou qu’il ait été un patient inscrit du médecin ou de sa clinique pour les besoins d’un régime de soins médicaux provincial.

 

[17]        Les fils de M. Vegh sont nés en Chine en 2003 et en 2007. Ils sont citoyens canadiens et sont titulaires de passeports canadiens. L’inscription chinoise des fils de M. Vegh a été annulée lorsqu’ils ont quitté la Chine en octobre 2008. M. Vegh, son épouse et les enfants sont venus au Canada pour une visite de trois à quatre semaines en août 2006. La famille est revenue en octobre 2008, après que l’épouse eut obtenu la résidence permanente au Canada. La famille a vécu dans une maison louée dans le Sud de l’Ontario pendant un certain temps, mais elle est maintenant retournée vivre en Chine pour des raisons d’ordre personnel et financier. Il n’est pas contesté dans la présente instance que M. Vegh était un résident canadien en octobre 2008 et au cours de la période subséquente pertinente en l’espèce.

 

[18]        Tandis que M. Vegh vivait en Chine, toutes les activités d’emploi et les entreprises commerciales qui lui permettaient de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de sa famille étaient exercées dans ce pays, où il a choisi de vivre dénué de presque tout lien avec le Canada.

 

[19]        Alors qu’il vivait en Chine, M. Vegh a travaillé à titre bénévole comme rédacteur en chef et chroniqueur d’un journal hebdomadaire chinois publié en anglais. Il a également été bénévole auprès du Conseil commercial Canada Chine en Chine.

 

[20]        Les Middle Kingdom Studios, exploités sur le Web par M. Vegh, avaient recours à des artistes chinois qui travaillaient pour ce dernier dans le cadre de cette entreprise touchant les domaines de la publication, de l’illustration, des bandes dessinées et du graphisme.

 

[21]        Tandis qu’il vivait en Chine, M. Vegh a déposé au Canada des plaintes concernant les droits de la personne, il a suivi l’évolution des discours haineux au Canada en plus d’écrire au premier ministre et à un député. Il a adressé au moins une lettre au rédacteur en chef d’un journal canadien. Il a déposé le livre qu’il a écrit, illustré et publié alors qu’il était en Chine, son premier, à la Bibliothèque nationale du Canada et il a obtenu un ISBN canadien. Les activités sur le Web poursuivies par M. Vegh étaient présentées comme si elles avaient lieu au Canada et il s’est servi de l’adresse de Burlington de son beau‑père pour obtenir son adresse URL. Il a affirmé que la possibilité de se servir de la chambre au sous‑sol et des toilettes lui était toujours offerte alors qu’il était en Chine et que certains de ses effets personnels se trouvaient encore à cet endroit. Il a déclaré que la société par l’intermédiaire de laquelle il avait enregistré son nom de domaine middlekingdomstudios.com était canadienne. Les documents produits à l’appui de ses allégations ne permettent pas d’établir ce fait avec certitude. L’instantané de la page d’accueil de 2011 de Middle Kingdom Studios produite en preuve montre que l’entreprise annonce qu’elle s’en vient, ou s’en viendra, [TRADUCTION] « en Amérique du Nord », ce qui laisse entendre qu’elle n’avait pas de réelle présence au Canada même en 2011.

 

[22]        Outre l’assertion de M. Vegh selon laquelle son épouse est devenue résidente permanente du Canada en 2008, je ne suis saisi d’aucun élément de preuve relatif au processus d’immigration de cette dernière. Plus précisément, la preuve ne fait état d’aucun retard ou refus inhabituel ou inattendu qui aurait prolongé, dans son cas, le délai raisonnablement prévisible dont ferait l’objet n’importe quel citoyen de la Chine ou d’un pays comparable marié à un citoyen canadien.

 

[23]        Il ne ressort nullement de la preuve qu’un Canadien ou une Canadienne qui marie un étranger est historiquement désavantagé ou victime de quelconques stéréotypes, ni que ses enfants ou bien son époux étranger ou épouse étrangère le sont.

 

 

II. Le droit en matière de résidence

 

[24]        « Le critère juridique applicable en matière de résidence comporte un aspect factuel substantiel », comme l’observe la juge Sharlow dans l’arrêt La Reine c. Laurin, 2008 CAF 58, 2008 DTC 6175. [traduction] « Il a été souvent souligné que la décision quant au lieu ou aux lieux où réside l’intéressé dépend des faits particuliers de l’affaire »; telle est l’observation du juge Cartwright dans l’arrêt Beament v. Minister of National Revenue, [1952] 2 S.C.R. 486, 52 DTC 1183, laquelle est citée par le juge en chef Bowman dans la décision Laurin c. La Reine, 2006 CCI 634, 2007 DTC 236.

 

[25]        La notion de résidence n’est pas définie dans la Loi. Le paragraphe 250(3) prévoit que la mention de la résidence au Canada d’une personne vise aussi la personne qui, au moment considéré, résidait habituellement au Canada. La notion de résidence habituelle n’est pas définie dans la Loi.

 

[26]        La jurisprudence a souvent dû se pencher sur le sens à attribuer aux termes « résident » et « résidence habituelle » par l’établissement de critères factuels à tenir en compte et par l’application de ces considérations d’ordre juridique aux faits relatifs aux contribuables concernés.

 

[27]        Les arrêts souvent cités de la Cour suprême du Canada sont Thomson v. The Minister of National Revenue, [1946] S.C.R. 209, et Beament. L’ancien juge en chef de la Cour s’est penché sur ces notions dans l’affaire Laurin, et sa décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale. Dans la décision Laurin, le juge en chef Bowman a cité l’observation, souvent reprise, du juge Mahoney de la Cour fédérale relativement à la notion de résidence dans la décision The Queen v. Reeder, 75 DTC 5160.

 

[28]        Dans la version de l’arrêt Thomson publiée dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada, il y a, comme il était alors de coutume, un résumé du droit applicable en matière de résidence, qui reprenait l’argumentation soutenue par l’avocat de l’intimé ayant eu gain de cause. À mon avis, il s’agit, en l’espèce, d’un bon résumé sur le sens à attribuer aux notions de résidence et de résidence habituelle que l’on peut dégager de l’arrêt Thomson, et il n’est pas démenti par l’abondante jurisprudence qui a suivi. En voici le texte :

 

[traduction]

 

Conformément au critère consacré par la jurisprudence Thomson c. Ministre du Revenu national, la question de savoir si une personne réside ou réside habituellement en un lieu est une question de fait. Parmi les faits dont il faut tenir compte, il y a le statut initial et continu de la personne et son mode de vie général. La présence physique continue et ininterrompue n’est manifestement pas nécessaire et l’absence d’une personne pendant une grande partie d’une période d’imposition précise n’empêche pas celle‑ci d’être une résidente, encore moins d’être une résidente habituelle. Lorsque la personne est absente, la question de savoir si son absence constitue une interruption de sa résidence habituelle dépend de la nature et de l’objet de son absence – s’il s’agit d’un abandon de sa résidence ou s’il s’agit d’une absence dictée par une situation extraordinaire, exceptionnelle, temporaire ou s’accompagnant d’une notion de caractère provisoire et de retour. L’entreposage d’effets personnels, le fait de conserver les arrangements bancaires, la présence d’une demeure dans laquelle la personne est libre de retourner malgré l’absence d’intérêt propriétal et l’existence de liens familiaux sont tous des éléments importants qui indiquent un maintien de résidence. Enfin, le comportement de la personne dans son ensemble relativement à son absence, y compris son comportement à son retour, peut être pris en considération pour décider si l’absence de la personne a entraîné la perte de sa qualité de résidente.

 

 

[29]        On trouve un résumé des facteurs importants à prendre en considération et de leur pertinence dans la décision Reeder :

 

Quoique le défendeur en l’espèce fût totalement étranger à cette vie de riche désoeuvré, et à toute préméditation d’évasion fiscale, les éléments qui servaient dans ces arrêts à déterminer la question de fait de la résidence fiscale s’appliquent aussi en l’espèce. Ces éléments sont notamment :

 

a.       le genre de vie passé ou présent;

 

b.      la régularité et la durée des séjours dans le ressort de la juridiction de la résidence;

 

c.       les liens dans le ressort de cette juridiction;

 

d.      les liens en d’autres lieux;

 

e.       le caractère permanent ou autre des séjours à l’étranger.

 

 

III. L’analyse et les conclusions

 

A. La résidence selon la Loi

 

[30]        L’appelant fait valoir que sa situation ressemble beaucoup à celle du contribuable visé dans l’arrêt Perlman. Je ne puis souscrire à ce point de vue. Premièrement, j’ai conclu que le témoignage de M. Perlman était digne de foi tandis que j’arrive à la conclusion que la crédibilité de M. Vegh soulève quelques réserves, comme je l’ai déjà mentionné et pour les raisons résumées plus haut. Deuxièmement, M. Perlman avait un projet de programme d’études clair pour l’ensemble de la période passée à l’étranger. Pendant toute cette période, il disposait au Canada, pour son usage et celui de sa famille, d’un appartement indépendant qu’ils étaient pratiquement les seuls à utiliser. L’appartement était meublé avec son propre mobilier et ses biens personnels y étaient entreposés. Il avait des possibilités d’emploi manifestes et constantes au Canada une fois ses études à l’étranger terminées. M. Perlman avait toujours prévu qu’il reviendrait au Canada après avoir terminé ses études. M. Perlman a toujours produit des déclarations de revenus au Canada à titre de résident canadien déclarant son revenu de toutes provenances. La situation de M. Vegh est tout à fait différente à ces égards. Il convient également de signaler que, dans la décision Perlman, l’affaire a été tranchée sur le fondement que la Couronne n’avait pas réussi à s’acquitter du fardeau de la preuve, qui lui incombait.

 

[31]        Après avoir examiné les facteurs susmentionnés qui sont pertinents pour établir le lieu de résidence de fait, je dois conclure que M. Vegh a cessé de résider au Canada lorsqu’il a initialement quitté le pays. Il était alors célibataire, il ne laissait que très peu de choses derrière lui, il ne manifestait aucune intention de revenir et il ne conservait avec le Canada que peu de liens d’ordre personnel, social ou économique. L’on ne peut considérer que sa qualité de non–résident a changé pendant la période précédant son mariage – ou peut–être celle précédant ses fiançailles peu avant son mariage –, lequel a eu lieu près de deux ans plus tard, en 2002. En effet, jusqu’à ce moment, aucun changement important n’est survenu au regard des circonstances et des facteurs pertinents après son départ du Canada. Je conclus qu’à la lumière de la notion applicable de résidence, M. Vegh a cessé d’être un résident lorsqu’il a quitté le Canada et qu’il a continué d’être un non‑résident du Canada jusqu’à son mariage en 2002.

 

[32]        La Cour doit donc maintenant se demander si les changements dans la situation de M. Vegh survenus après son mariage en 2002 étaient tels qu’ils pouvaient faire en sorte qu’il ait recommencé à résider au Canada. Je ne suis pas du tout convaincu que cela a été le cas. Après son mariage, il a eu deux fils, nés en Chine, où il a continué de vivre. Il a continué de gagner sa vie presque entièrement grâce aux activités qu’il exerçait en Chine. Ses activités bénévoles se sont poursuivies en Chine. Il avait des médecins, il allait dans des hôpitaux chinois et il était titulaire de permis de conduire chinois. Il est retourné au Canada uniquement pour de brèves vacances avec sa famille. Ses relations au Canada et sa participation aux affaires canadiennes dont il est fait état plus haut au paragraphe 21 étaient modestes, voire négligeables, pour un expatrié canadien vivant à l’étranger. Mis à part les présumées mesures prises pour que son épouse obtienne la résidence permanente au Canada – lesquelles mesures ne sont guère étayées par la preuve –, très peu, sinon rien, a été fait en vue de retourner au Canada pour y vivre et y travailler. Il n’est pas évident que ses lettres au premier ministre, au député et, peut‑être, au rédacteur en chef n’ont pas été envoyées pour le litige relatif à la PFCE. Manifestement, les plaintes concernant les droits de la personne qu’il a déposées au Canada n’intéressaient que ce différend. Même si ses entreprises commerciales avaient peut-être un quelconque rapport avec le Canada, cela ne change rien au fait que les activités d’exploitation de ces entreprises étaient exercées quotidiennement en Chine avec l’aide de travailleurs chinois en l’absence de tout lien apparent, ou presque, avec le Canada. Ces faits ne permettent pas de montrer l’existence d’un lien suffisant entre la situation de M. Vegh et son mode de vie en général pour prouver qu’il a recommencé à résider au Canada. Après son mariage, le mode de vie de tous les jours de M. Vegh a continué de confirmer qu’il vivait régulièrement, normalement et habituellement en Chine avec son épouse et ses fils.

 

[33]        Même si ma conclusion selon laquelle M. Vegh a cessé d’être un résident canadien lorsqu’il a quitté le Canada pour enseigner en Chine est erronée et même si j’accepte l’argument selon lequel il a quitté temporairement le pays pour honorer son contrat d’enseignement de 11 mois et a donc continué de résider au Canada pendant la durée de ce contrat, je ne puis néanmoins que conclure qu’en 2002, après son retour de vacances au Canada à la fin de la durée de son mandat initial, M. Vegh ne pouvait plus être considéré comme seulement absent du Canada de façon temporaire pour une période prolongée. À tout le moins à partir du début de 2002 jusqu’en octobre 2008, il avait élu domicile en Chine, il n’avait plus aucun projet arrêté de retourner au Canada et il n’y a aucun facteur de rattachement suffisant au Canada pendant le temps qu’il a vécu en Chine pour justifier qu’il soit aussi considéré comme un résident canadien.

 

[34]        À la lumière des facteurs et des critères de common law applicables pour déterminer le lieu de résidence, je conclus que M. Vegh ne résidait pas au Canada au cours de la période allant de 2002 à octobre 2008.

 

B. Discrimination interdite par la Charte

 

[35]        Monsieur Vegh a soutenu qu’il fait l’objet de discrimination au sens de la Charte parce que l’on applique à son cas (i) l’article 4(2) du traité fiscal Canada‑Chine, (ii) les alinéas 122.6f), g) et h) de la Loi, et (iii) le sens donné à la notion de résidence de fait en common law et les facteurs pertinents pour établir le lieu de celle‑ci de même que le terme « réside » employé dans les dispositions relatives à la PFCE.

 

1.     Traité fiscal Canada‑Chine

 

[36]        Le traité fiscal Canada‑Chine, promulgué au Canada au moyen d’un texte législatif, s’applique uniquement aux personnes qui résident dans au moins un des deux États qui y sont parties. La notion de résidence à cette fin est pour l’essentiel définie dans le traité comme l’obligation pour le contribuable de payer au pays dans lequel il réside de l’impôt sur son revenu de toutes provenances. Cependant, les règles qualifiées de « décisives » permettant de déterminer le lieu de résidence pour l’application du traité suivant l’article 4(2) de ce dernier s’appliquent uniquement, comme leur appellation le laisse entendre, aux personnes qui résident par ailleurs dans les deux pays pour l’application du traité, c’est‑à‑dire aux personnes qui sont obligées de payer de l’impôt sur leur revenu de toutes provenances à la fois au Canada et à la Chine. J’ai déjà décidé que M. Vegh n’était pas un résident de fait du Canada pendant la période en cause. Il ne serait donc pas assujetti à l’impôt sur son revenu de toutes provenances en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu canadienne pendant cette période. En conséquence, l’article 4(2) ne s’applique tout simplement pas dans son cas. Je fais en outre remarquer que, selon son témoignage, M. Vegh n’a payé en Chine aucun impôt sur aucun revenu pendant qu’il se trouvait dans ce pays de sorte qu’il n’est pas non plus certain qu’il serait assimilé à un résident chinois pour l’application du traité. Il n’est pas nécessaire d’appliquer l’article 4(2) du traité fiscal Canada‑Chine à M. Vegh pour trancher le présent appel. Il n’est donc pas pertinent en l’espèce de décider si cette disposition est ou non discriminatoire au sens de la Charte dans l’éventualité où elle s’appliquerait dans d’autres situations. Il est inutile de se prononcer sur ce point dans la présente affaire.

 

2.  Article 122.6 – Dispositions relatives à la PFCE

 

[37]        Si je comprends bien le moyen fondé sur la Charte qu’il avance relativement aux alinéas 122.6f), g) et h) de la Loi, M. Vegh met l’accent sur la règle, prévue à l’alinéa 122.6g), qui introduit la présomption selon laquelle le responsable des soins à l’égard des enfants est la mère de ces derniers.

 

[38]        Comme il est mentionné plus haut, l’ARC a accepté que l’épouse de M. Vegh renonce à cette présomption en faveur de M. Vegh et il n’est pas nécessaire d’examiner ni d’appliquer la présomption pour résoudre le litige fiscal dont je suis saisi. La Cour n’a pas à décider en l’espèce si cette présomption est, selon la Charte, discriminatoire envers les pères. Cette question ne commande donc aucun examen plus approfondi lors de la présente audience.

 

3.  Signification de la notion de résidence en common law

 

[39]        L’appelant agit pour son propre compte sous le régime de la procédure informelle. Il n’a pas réussi à formuler de façon claire sa plainte fondée sur la Charte selon laquelle la notion de résidence dans la common law, issue des décisions judiciaires, est discriminatoire au sens de la Charte. Il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas présenté sa cause – tant sur le plan de la preuve que des moyens – conformément à l’approche prescrite par la Cour suprême du Canada en matière d’analyse de la discrimination au sens de la Charte. Je vais néanmoins examiner les arguments relatifs à la discrimination fondés sur la Charte tels qu’ils ont été avancés par l’appelant et tels que je les ai compris. Je vais procéder d’une manière moins formelle que ce à quoi on se serait attendu si les arguments fondés sur la Charte avaient été présentés en bonne et due forme.

 

[40]        La common law, qui découle de la jurisprudence canadienne, soit le droit prétorien canadien, est assujettie à la Charte. La façon appropriée d’analyser la common law en fonction de la Charte peut, à certains égards, être différente de la façon d’analyser les lois en fonction de la Charte, ne serait‑ce que parce qu’il n’est nullement question de déférence envers le législateur. La discrimination inhérente à la common law est interdite à moins qu’il ne soit possible d’établir qu’elle est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte.

 

[41]        L’on pourrait estimer que l’argument de M. Vegh n’intéresse pas nécessairement la jurisprudence relative à la signification de la notion de résidence, c’est‑à‑dire une allégation visant de la discrimination interdite par la Charte et inhérente à la jurisprudence, et plutôt considérer qu’il s’agit d’une allégation selon laquelle l’emploi du terme « réside » dans les dispositions de la Loi relatives à la PFCE, terme qui a été défini ou interprété par les tribunaux, constitue une violation des dispositions en matière de discrimination prévues à l’article 15 de la Charte parce que ce terme, correctement défini, donne lieu à de la discrimination. Il n’est pas évident, en l’espèce, que la question de savoir si M. Vegh conteste le sens de la notion de résidence en common law ou l’exigence prévue par la loi l’obligeant à être un résident ait une quelconque importance pour la solution du présent litige. Si une analyse plus poussée de la Charte était requise, ces autres façons de qualifier la plainte pourraient commander une approche différente en ce qui concerne l’analyse de l’article premier de la Charte.

 

[42]        L’exigence relative à la résidence s’applique également à tous, peu importe que l’on soit marié, à qui l’on est marié ou que l’on ait des enfants, etc. Différentes situations de fait personnelles peuvent donner lieu à des issues différentes une fois les facteurs liés à la résidence pris en compte étant donné que cette décision fait nécessairement suite à une évaluation individualisée de la situation de fait d’une personne donnée. Il est beaucoup moins manifeste que les évaluations individualisées fondées sur un large éventail de critères généralement applicables puissent donner lieu à des stéréotypes et à de la discrimination même si elles mènent à des résultats différents dans des situations de fait différentes. Si les facteurs relatifs à la résidence en common law intéressent les caractéristiques distinctes particulières de l’époux ou de l’épouse ou bien d’un autre membre de la famille ou de la situation familiale, il est de même beaucoup moins évident que l’issue pourrait se révéler discriminatoire parce qu’elle perpétue un préjugé ou applique des stéréotypes ou parce qu’elle prive la personne de sa valeur ou de sa dignité intrinsèque[2].

 

[43]        L’on ne peut prétendre que les décisions relatives à la résidence, ou à la non‑résidence, désavantagent généralement une personne. Compte tenu de la situation de fait particulière de cette dernière, l’on pourra ou non considérer qu’elle réside au Canada. Cependant, le fait d’être un résident n’est pas en soi nécessairement bénéfique ou préjudiciable. De même, le fait d’être un non‑résident n’est pas en soi nécessairement bénéfique ou préjudiciable. En raison de leur situation de fait particulière, certains contribuables pourront retirer un avantage du fait d’être considéré comme un résident canadien tandis que d’autres pourront en subir un préjudice et préféreront ne pas avoir ce statut. La nature de l’intérêt touché par la décision est uniquement financier et l’on ne peut s’attendre, d’une manière prévisible, qu’il soit bénéfique ou préjudiciable.

 

[44]        Les distinctions fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues peuvent, à l’examen, se révéler non discriminatoires[3]. C’est le cas en l’espèce en ce qui concerne l’exigence en matière de résidence prévue par les dispositions relatives à la PFCE et le sens donné à cette notion en common law.

 

[45]        J’arrive à la conclusion que M. Vegh n’a pas établi, à première vue, qu’il a fait l’objet, selon l’article 15, de discrimination fondée sur l’un quelconque des motifs qu’il a allégués. Je conclus en outre qu’aucune analyse fondée sur l’article premier n’est requise et qu’il est inutile d’exiger que M. Vegh fasse signifier un avis relatif à son autre question constitutionnelle étant donné que je n’envisage pas de déclarer que l’emploi du terme « réside » dans les dispositions de la Loi relatives à la PFCE ou la signification donnée à ce terme en common law selon la jurisprudence canadienne constituent en l’espèce un manquement aux droits garantis à quiconque par la Charte.

 

 

IV. Conclusion

 

[46]        Comme j’ai d’abord conclu qu’il résulte de l’application appropriée du sens de la notion de résidence à la situation de fait particulière de M. Vegh que ce dernier ne résidait pas au Canada pendant la période en cause, et comme j’ai aussi conclu que M. Vegh n’a pas établi, à première vue, que les facteurs pertinents pour définir le terme « réside » en common law et l’emploi de ce terme dans les dispositions relatives à la PFCE constituent de la discrimination interdite par la Charte, je rejette l’appel de M. Vegh.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de mars 2012.

 

 

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de juillet 2012.

 

Marie-Christine Gervais

 


RÉFÉRENCE :                                 2012 CCI 95

 

NO DU DOSSIER :                           2010-2851(IT)I

 

INTITULÉ :                                      Matthew J. Vegh c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Hamilton (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L’honorable juge Patrick Boyle

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 23 mars 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui-même

 

 

Avocats de l’intimée :

Me John Grant

Me Arnold H. Bornstein

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                             Nom :                  

 

                             Cabinet :                       

 

       Pour l’intimée :                          Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1] Perlman c. La Reine, 2010 CCI 658, 2011 DTC 1045 [Perlman].

[2] La Cour d’appel fédérale n’a pas estimé que cela était évident dans le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234.

[3] La juge McLachlin dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, par. 132.

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