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Dossier : 2008-2808(IT)G

ENTRE :

REYNOLD DICKIE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

 

Appel entendu les 28, 29 et 30 mai 2012,

à Vancouver (Colombie-Britannique).

 

Devant : L’honorable juge F. J. Pizzitelli

 

Comparutions :

 

Avocats de l’appelant :

Me Sarah D. Hansen et

Me Robert Janes

Avocate de l’intimée :

Me Nadine Taylor Pickering

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

L’appel de la nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2003 est accueilli et la nouvelle cotisation en date du 2 juin 2008 est annulée.

 


          Les dépens sont adjugés à l’appelant. Les parties sont invitées à déposer des observations écrites au sujet des dépens dans les 30 jours si l’une ou l’autre d’entre elles estime que les dépens habituels ne devraient pas être accordés.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juillet 2012.

 

 

« F. J. Pizzitelli »

Juge Pizzitelli

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour d’octobre 2012.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

 

 

 

Référence : 2012 CCI 242

Date : 20120710

Dossier : 2008-2808(IT)G

 

ENTRE :

 

REYNOLD DICKIE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Pizzitelli

 

[1]             L’appelant, un Indien inscrit, exploitait une entreprise individuelle depuis un endroit situé dans la réserve indienne de Fort Nelson no 2 (la « réserve »), dont il était membre et où il résidait. En 2003, l’entreprise était exploitée sous le nom de Deer River Ventures et s’occupait essentiellement de déboisement et de débroussaillage pour des sociétés pétrolières et gazières établies hors réserve en vue de permettre à ces dernières de procéder à des études sismiques à la recherche de minéraux ainsi que de pétrole et de gaz ou d’installer des pipelines (l’« entreprise »). L’appelant a fait l’objet d’une nouvelle cotisation par laquelle son revenu d’entreprise a été inclus à titre de revenu imposable. Il s’agit ici principalement de décider si, en 2003, le revenu d’entreprise tiré de l’entreprise de l’appelant était exonéré de l’impôt sur le revenu à titre de bien meuble situé dans une réserve au sens de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens (la « Loi ») et, par conséquent, s’il était exonéré de l’impôt en vertu de l’alinéa 81(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR »). S’il est conclu que le revenu d’entreprise de l’appelant n’était pas ainsi exonéré, la Cour doit déterminer si l’appelant avait le droit de déduire tout ou partie du montant de 161 000 $ au titre des frais de gestion attribués à son épouse au cours de l’année 2003.

 

[2]             Les dispositions pertinentes de la Loi et de la LIR sont reproduites ci‑dessous.

 

[3]             L’article 87 de la Loi est libellé ainsi :

 

87(1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83 et de l’article 5 de la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations, les biens suivants sont exemptés de taxation :

 

            a) le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées;

 

            b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

 

(2) Nul Indien ou bande n’est assujetti à une taxation concernant la propriété, l’occupation, la possession ou l’usage d’un bien mentionné aux alinéas (l)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens.

 

(3) Aucun impôt sur les successions, taxe d’héritage ou droit de succession n’est exigible à la mort d’un Indien en ce qui concerne un bien de cette nature ou la succession visant un tel bien, si ce dernier est transmis à un Indien, et il ne sera tenu compte d’aucun bien de cette nature en déterminant le droit payable, en vertu de la Loi fédérale sur les droits successoraux, chapitre 89 des Statuts révisés du Canada de 1952, ou l’impôt payable, en vertu de la Loi de l’impôt sur les biens transmis par décès, chapitre E‑9 des Statuts révisés du Canada de 1970, sur d’autres biens transmis à un Indien ou à l’égard de ces autres biens.

 

[4]             L’article 81 de la LIR est libellé ainsi :

 

81(1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition :

 

            a) Exemptions prévues par une autre loi [y compris les Indiens] – une somme exonérée de l’impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, autre qu’un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d’une disposition d’une convention ou d’un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada; […]

 

 

[5]             L’alinéa 81(1)a) de la LIR exclut effectivement du calcul du revenu d’un contribuable tout montant qui est exonéré de l’impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, comme la Loi sur les Indiens.

 

[6]             Je me propose d’examiner d’abord la question de l’applicabilité de l’exonération susmentionnée prévue par la Loi au revenu d’entreprise de l’appelant étant donné que son applicabilité peut avoir pour effet de rendre inutile l’examen de la seconde question.

 

[7]             Les faits se rapportant à la première question, soit celle de l’applicabilité de l’exonération susmentionnée prévue par la Loi, ne sont généralement pas contestés. En 2003, l’appelant, un Indien inscrit, était membre de la réserve et vivait dans la réserve. Le bureau de l’entreprise était situé dans la résidence de l’appelant; un atelier servant à l’entreprise était également situé près de la résidence, sur le même terrain; de plus, l’appelant entreposait son équipement, y compris un Bobcat, dans la cour. Il n’est pas contesté que l’adresse du centre administratif de l’entreprise de l’appelant était celle de la résidence, dans la réserve. L’appelant recevait le courrier adressé à l’entreprise à son bureau à domicile; ce bureau était doté d’ordinateurs et de matériel de bureau utilisés pour le compte de l’entreprise; l’appelant recevait les appels téléphoniques ou les courriels à cet endroit; les personnes qui voulaient travailler pour l’entreprise rendaient personnellement visite à l’appelant à cet endroit; l’appelant organisait à son bureau à domicile des séances d’orientation à l’intention des équipes de travail chargées des projets et y tenait des réunions portant sur la sécurité (en plus de celles qui étaient tenues sur le chantier) avant que les équipes se rendent aux lieux de travail; l’appelant négociait la plupart de ses contrats à son bureau ou il recevait des appels d’offres à cet endroit; il préparait les dossiers d’appels d’offres et transmettait les offres depuis ce bureau; il recevait à son bureau par la poste la plupart des paiements effectués pour les services fournis et il acquittait les factures depuis cet endroit; c’est également là que son épouse, L.D., qui est également Indienne inscrite et fait partie d’une bande de l’île de Vancouver, résidait et où elle accomplissait ses tâches d’aide-comptable, de directrice de bureau et de coordonnatrice de la sécurité de l’entreprise; l’épouse était fondamentalement le bras droit de l’appelant. Il existe une forte preuve indiquant que la résidence de l’appelant, dans la réserve, servait de siège social et de centre administratif de l’entreprise.

 

[8]             Il est clair que l’appelant négociait les contrats concernant les travaux à exécuter et recevait les contrats, une fois acceptés, depuis la réserve, mais, de toute évidence, les travaux, dans une proportion de 99 p. 100, étaient exécutés hors réserve, dans un rayon de 80 kilomètres de la réserve. En 2003, l’appelant avait embauché plus de 140 travailleurs pour l’entreprise et ses recettes s’élevaient à environ 3,4 millions de dollars. L’appelant a témoigné qu’il embauchait surtout des travailleurs autochtones, dont 16 étaient membres de la réserve, alors que les autres venaient de réserves situées dans d’autres régions de la Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan et même d’aussi loin que Terre-Neuve-et-Labrador. Selon la preuve, il y avait en tout environ 105 Autochtones sur les 140 travailleurs.

 

[9]             L’appelant a témoigné que l’entreprise soumettait chaque année de 20 à 25 offres et qu’environ 20 p. 100 des offres étaient habituellement retenues, de sorte qu’il obtenait quatre ou cinq contrats par année. Il a également témoigné qu’une petite partie du travail de l’entreprise se rapportait à des demandes portant sur de petits travaux, mais que la plupart des recettes de l’entreprise provenaient de gros contrats. La preuve montre clairement que tous les clients de l’entreprise, qui étaient en général des sociétés d’exploration ou de distribution de pétrole et de gaz, n’étaient pas situés ou établis dans la réserve et qu’en fait, la plupart étaient établis à Calgary (Alberta), où leurs bureaux étaient situés. L’appelant a également témoigné qu’en 2003, l’entreprise faisait face à un marché concurrentiel, comme le montre le fait que 20 p. 100 seulement de ses offres étaient retenues.

 

[10]        Les exigences des clients de l’entreprise différaient, mais les gros clients envoyaient souvent des questionnaires préliminaires à divers concurrents et à l’entreprise, s’ils voulaient que ceux‑ci concluent un contrat général de base de prestation de services renfermant les conditions générales, y compris les garanties afférentes aux travaux et les clauses d’indemnité applicables si les travaux étaient mal exécutés, et ils sollicitaient ensuite des offres à la suite d’un lancement d’appels d’offres et adjugeaient le contrat. La conclusion d’un contrat de base de prestation de services avec un client ne garantissait pas l’adjudication des travaux, mais le contrat stipulait plutôt les conditions contractuelles habituelles auxquelles les entrepreneurs sélectionnés devaient se conformer si les travaux leur étaient adjugés. Une fois le contrat conclu, l’appelant réunissait l’équipe nécessaire en embauchant généralement par téléphone, depuis son bureau situé dans la réserve, les travailleurs inscrits sur sa liste et, bien sûr, il assemblait l’équipement et les outils nécessaires aux fins de l’exécution des travaux, en louant souvent du matériel additionnel d’une entreprise de location située hors réserve, à Fort Nelson.

 

[11]        Les travailleurs assistaient à des séances d’orientation avant de se rendre au lieu de travail en tant qu’équipe, ces séances ayant habituellement lieu dans les bureaux situés dans la réserve, et chaque travailleur devait détenir l’agrément nécessaire quant à la formation en matière de sécurité ainsi que les permis lui permettant de conduire un véhicule et d’utiliser les outils requis. En général, les travailleurs qui étaient embauchés avaient déjà reçu une formation et ils étaient qualifiés pour exécuter les travaux de déboisement et de débroussaillage. Il semble qu’une fois rendus sur les lieux, les travailleurs aient été supervisés par les contremaîtres de l’appelant qui travaillaient sur place, soit un contremaître pour chaque groupe de douze hommes, et qui assuraient la liaison avec le bureau et veillaient à ce que les protocoles de sécurité soient suivis. Des directeurs de projets ou des superviseurs du client étaient également sur les lieux pour superviser le projet.

 

[12]        Par l’entremise de son épouse, l’appelant prenait des dispositions pour aller acheter et pour fournir aux travailleurs les marchandises ou les approvisionnements dont ceux‑ci avaient besoin et que ceux‑ci demandaient pendant qu’ils étaient sur le chantier; le coût y afférent était déduit de la rémunération des travailleurs. Ces marchandises étaient généralement livrées aux travailleurs par les contremaîtres ou par les agents de liaison de l’appelant. Les travailleurs étaient rémunérés deux fois par mois, en fonction du nombre d’heures effectuées chaque jour, lesquelles étaient consignées par le superviseur du client ainsi que par l’entreprise, le relevé y afférent étant remis chaque jour, et l’entreprise envoyait des factures aux clients selon les conditions du contrat.

 

[13]        En 2003, les clients effectuaient en général les paiements en envoyant un chèque par la poste au bureau de l’appelant situé dans la réserve; cette année-là, deux clients seulement avaient effectué des dépôts directs dans le compte bancaire de l’appelant, à la CIBC, à Fort Nelson (Colombie-Britannique), ces dépôts s’élevant à environ 97 000 $ seulement sur les recettes de 3,4 millions de dollars de l’entreprise, soit un peu moins que 0,3 p. 100 des recettes.

 

Les positions prises par les parties

 

[14]        Selon l’appelant, les faits doivent être appréciés selon sa perspective d’un homme d’affaires exploitant une entreprise depuis une réserve et non selon la perspective de ses travailleurs ou selon l’endroit où ceux‑ci exécutaient les travaux, de sorte que son revenu d’entreprise, ou son bien, est situé dans une réserve et est donc admissible à l’exonération prévue à l’alinéa 87(1)b) de la Loi. Selon l’intimée, le situs du revenu d’entreprise est l’endroit où les activités générant ce revenu sont exercées, et elle affirme fondamentalement qu’étant donné que la plupart des travaux de l’appelant sont exercés hors réserve, le situs est hors réserve.

 

Le droit

 

[15]        Il n’est pas contesté que le revenu d’entreprise de l’appelant est un bien incorporel qui est un bien meuble d’un Indien.

 

[16]        Les parties ne contestent pas non plus le fait que le critère à appliquer pour savoir si le revenu est le bien meuble d’un Indien situé dans une réserve est le critère des « facteurs de rattachement » énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, lequel a récemment été confirmé par cette cour dans les arrêts Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 719, et Dubé c. Canada, 2011 CSC 39, [2011] 2 R.C.S. 764.

 

[17]        Comme le juge Cromwell l’a confirmé au paragraphe 2 de l’arrêt Succession Bastien, le critère en question comporte une analyse en deux étapes :

 

[2]        [...] D’abord, on relève les facteurs potentiellement pertinents qui tendent à rattacher le bien à un emplacement, puis on détermine le poids qui doit leur être accordé pour établir l’emplacement du bien, en tenant compte de trois éléments: l’objet de l’exemption fiscale, le genre de bien et la nature de l’imposition du bien. [...]

 

[18]        Au paragraphe 15 de l’arrêt Succession Bastien, le juge Cromwell a dit ce qui suit :

 

[15]      Les mots « sur une réserve » renvoient dans toutes les dispositions de la Loi à un bien qui est situé à l’intérieur des limites de la réserve. Toutefois, différents critères juridiques sont utilisés pour déterminer si divers genres de biens sont situés sur une réserve à des fins précises. [...] Or, peu importe le genre de bien dont il s’agit ou à quel point il est difficile d’en déterminer l’emplacement, il est primordial que l’objectif consiste toujours à donner effet au libellé de la loi et, pour cela, l’analyse doit demeurer centrée sur la question de savoir si le bien est situé sur une réserve.

 

[19]        Avant de déterminer les facteurs qui sont pertinents lorsqu’il s’agit de rattacher le bien à l’emplacement en question, soit dans ce cas‑ci la réserve, il faut mentionner trois considérations qui permettent de déterminer le poids à accorder à ces facteurs, à savoir l’objet de l’exonération, le genre de bien et la nature de l’imposition du bien.

 

L’objet de l’exonération

 

[20]        Le juge Cromwell a examiné en détail l’objet de l’exonération aux paragraphes 20 à 30 de l’arrêt Succession Bastien et a exprimé ses préoccupations quant à la façon dont la jurisprudence avait par le passé fait évoluer la notion d’exonération en incorporant un objet qui n’était pas prévu par le libellé clair de l’article 87 de la Loi. Aux paragraphes 21 et 22, le juge a cité les remarques que le juge LaForest avait faites dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85 :

 

[21]      [...] En ce qui concerne l’exemption fiscale, il a spécifié qu’elle « empêch[e] qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes » (p. 130-131). Il a résumé son examen de l’objet des dispositions en soulignant que, depuis la Proclamation royale de 1763 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), « la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non‑Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens ». Il a ajouté une précision importante : l’objet de l’exemption est de protéger les biens réservés à l’usage des Indiens et non « pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » (p. 131). [...]

 

[22]      Toutefois, le juge La Forest a pris soin de préciser que, même en ce qui concerne les accords purement commerciaux, les protections contre la taxation et les saisies s’appliquent toujours aux biens situés sur une réserve. [...]

 

[21]        Le juge Cromwell a clairement dit que l’expression « Indien en tant qu’Indien » ou « Indien à titre d’Indien », utilisée par les juges LaForest et Gonthier dans l’arrêt Williams ne veut pas dire qu’il est possible d’incorporer dans l’objet de la législation un « effort pour préserver le mode de vie traditionnel des collectivités indiennes » ou de considérer comme un facteur pertinent « la question de savoir si le revenu de placements avait un effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones ». Le juge Cromwell estimait que ni la décision Mitchell ni la décision Williams « ne dévie[nt] d’une analyse axée sur l’emplacement du bien pour l’application de l’exemption fiscale », mais il a également conclu que ni l’une ni l’autre décision n’exigeait une approche dans le cadre de laquelle [traduction] l’« indianité » de l’activité, comme l’a appelée l’appelant, était évaluée. Au paragraphe 27, le juge Cromwell a dit ce qui suit :

 

[27]      [...] Une interprétation téléologique va trop loin si elle s’écarte de la détermination de l’emplacement du bien exigée par la loi, pour la remplacer par l’appréciation de ce qui constitue ou non un mode de vie « indien » sur une réserve. [...]

 

[22]        Et au paragraphe 28, le juge a dit ce qui suit :

 

[28]      [...], une interprétation téléologique de l’exemption n’exige pas que l’on freine l’évolution de ce mode de vie. Les observations formulées dans Mitchell et Williams relativement à la protection des biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens doivent être plutôt interprétées en fonction de la nécessité d’établir un lien entre le bien et la réserve de telle sorte que l’on puisse affirmer que le bien est situé sur la réserve pour l’application de la Loi sur les Indiens. Bien que la relation entre le bien et la vie sur la réserve puisse, dans certains cas, être un facteur qui tend à renforcer ou à affaiblir le lien entre le bien et la réserve, l’application de l’exemption ne dépend pas de la question de savoir si le bien fait partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens. […]

 

[23]        De même, le juge Cromwell a bien dit qu’en déterminant le situs du revenu de placement, il ne fallait pas accorder un poids déterminant, en tant que facteur, à certaines considérations relatives à la question de savoir si l’activité économique faisait partie du « marché ordinaire », comme l’avaient fait, selon lui, la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Recalma v. Canada, 98 DTC 6238 (C.A.F.) ainsi que certains tribunaux d’instance inférieure, cela « pos[ant] problème » comme le juge l’a dit au paragraphe 56 :

 

[56]      [...] parce qu’il peut être interprété comme mettant en contraste, à tort, les activités du « marché ordinaire » et les activités sur une réserve. Dans Folster, le juge Linden était conscient de ce danger lorsqu’il a souligné que l’utilisation du terme « marché » semble « impliquer, à tort, que les échanges et le commerce sont d’une façon ou d’une autre étrangers aux Premières nations » (par. 14, note 27). Il a également pris soin de préciser, dans Recalma, que le facteur du « marché ordinaire » n’est pas un critère distinct servant à déterminer l’emplacement des placements, mais simplement un élément qui « aide » à l’analyse de cette question (par. 9). Malgré ce conseil judicieux, le facteur du « marché ordinaire » est parfois devenu un critère déterminant. [...]

 

[24]        Au paragraphe 54, le juge Cromwell a réitéré les propos que le juge LaForest avait tenus dans l’arrêt Mitchell lorsque celui‑ci avait fait remarquer :

 

[54]      [...] que l’objet de la loi n’est pas de permettre aux Indiens « d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » : [...] même si un Indien acquérait un bien dans le cadre d’un accord purement commercial conclu avec un particulier, l’exemption s’appliquerait quand même si le bien était situé sur une réserve. [...] « [i]l faut se rappeler que les protections des art. 87 et 89 s’appliqueront toujours aux biens situés sur une réserve » : p. 139.

 

[25]        Il ressort tout à fait clairement de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’arrêt Succession Bastien que le simple fait qu’un Indien inscrit exerce des activités qui seraient normalement considérées comme faisant partie du « marché ordinaire » n’empêche pas en soi le revenu d’entreprise qui en découle d’être situé dans une réserve. Il ne s’agit pas de savoir si l’activité commerciale est normalement considérée comme étant exercée sur le marché ordinaire ni s’il s’agit d’une activité traditionnellement indienne, mais si le bien est situé dans une réserve. Toutefois, je n’interprète pas cette décision comme voulant dire que le genre d’entreprise ou la nature de l’entreprise n’est pas pertinent aux fins de l’analyse ni, selon le type de revenu en cause, que la question du « marché ordinaire » n’est jamais une considération pertinente, mais uniquement que l’approche en question ne peut pas avoir pour effet de faire de pareille considération en soi le critère déterminant étant donné qu’en adoptant une telle approche, on substituerait en réalité cette approche à la question à trancher, à savoir la question du situs du bien.

 

Le genre de bien et la nature de l’imposition

 

[26]        Les parties ne contestent pas que c’est le revenu d’entreprise de l’appelant qui est le genre de bien en question et que ce bien est imposé en fonction des « bénéfices », comme le prévoit le paragraphe 9(1) de la LIR, lequel est libellé ainsi :

 

9(1)      Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

 

[27]        Il va sans dire que divers éléments entrent en ligne de compte dans la détermination du « bénéfice », à savoir les recettes ainsi que toutes les dépenses y afférentes que le contribuable a le droit de déduire et qu’il a engagées en vue de gagner un revenu, comme le prévoit l’alinéa 18(1)a) de la LIR. Je mentionne ici la chose parce que, comme cela deviendra évident plus tard, les parties ont formulé certains de leurs arguments en se fondant sur le poids relatif des recettes et des dépenses de l’appelant les unes par rapport aux autres.

 

Première étape – Les facteurs à prendre en considération

 

[28]        En identifiant les facteurs pertinents qui peuvent établir l’existence d’un lien ou l’absence de lien entre le revenu d’entreprise et la réserve, il semble y avoir eu, depuis l’arrêt Succession Bastien, trois décisions judiciaires portant sur le revenu d’entreprise; ces décisions portaient toutes sur un revenu d’entreprise tiré de la pêche. Il s’agit de deux décisions rendues par la Cour d’appel fédérale, Canada c. Robertson, 2012 CAF 94, [2012] A.C.F. no 358 (QL) et Ballantyne c. Canada, 2012 CAF 95, [2012] A.C.F. no 359 (QL), lesquelles ont été entendues en même temps et à la suite desquelles une demande d’autorisation de se pourvoir en appel devant la Cour suprême du Canada a été déposée, ainsi que de la décision McDonald c. Canada, 2011 CCI 437, 2011 DTC 1314, de la Cour canadienne de l’impôt. Les facteurs pertinents ont été examinés dans toutes ces décisions, souvent sous des titres différents. La décision McDonald de la Cour canadienne de l’impôt a été rendue deux mois après que la Cour suprême du Canada eut fait connaître sa décision dans les arrêts Succession Bastien et Dubé, alors que les décisions de la Cour d’appel fédérale ont été rendues six mois après la décision McDonald.

 

[29]        En résumé, les décisions comportaient d’une façon générale une description et une analyse des facteurs que la Cour d’appel fédérale avait décrits dans l’arrêt Southwind c. Canada, (1998) 1 C.T.C. 265 (C.A.F.). Au paragraphe 36 de la décision McDonald, la juge V. Miller a décrit les facteurs qui avaient été identifiés dans l’arrêt Southwind comme étant appropriés :

 

36        Certains des facteurs pertinents qui rattachent le revenu d’entreprise à un emplacement ont été relevés dans l’arrêt Southwind c. Canada. J’examinerai les mêmes facteurs dans ce cas‑ci tout en tenant compte des préoccupations exprimées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Succession Bastien à l’égard de l’expression « marché ordinaire ». Il s’agit des facteurs suivants : (1) le type d’entreprise et le lieu où se déroulent les activités de l’entreprise; (2) le lieu où se situent les clients (débiteurs) de l’entreprise et le lieu du paiement; (3) la résidence des propriétaires de l’entreprise; (4) le lieu où sont prises les décisions touchant l’entreprise; (5) le lieu où sont conservés les livres et registres de l’entreprise; (6) la nature du travail et le marché ordinaire.

 

[30]        Les facteurs énoncés dans l’arrêt Southwind ont été utilisés afin de structurer l’analyse dans la décision McDonald, mais les jugements rendus dans les arrêts Robertson et Ballantyne n’étaient pas ainsi structurés; toutefois, chacun des facteurs susceptibles d’être pertinents tirés de l’arrêt Southwind y était examiné. Dans les arrêts Robertson et Ballantyne, les deux premiers facteurs énoncés dans l’arrêt Southwind, tout en étant examinés, ont été analysés dans le cadre du lieu où se déroulaient les activités de l’entreprise. De même, dans leur argumentation, les parties ont identifié des facteurs qui, dans certains cas, ont pour effet de diviser en facteurs plus nombreux les éléments des facteurs énoncés dans l’arrêt Southwind. Je me propose donc d’analyser au départ dans le même ordre les facteurs de l’arrêt Southwind qui ont été identifiés dans la décision McDonald, tout en reconnaissant bien sûr qu’il peut y avoir d’autres facteurs pertinents à prendre en considération sur lesquels nous reviendrons sous le titre « Autres facteurs » et selon les exigences du processus en deux étapes décrit dans l’arrêt Succession Bastien, précité, le poids qui convient leur sera attribué.

 

Seconde étape – Analyse des facteurs pertinents et du poids à leur accorder

 

1.       Le genre d’entreprise et le lieu où se déroulent les activités commerciales

 

[31]        Les parties ont divisé cette catégorie en deux facteurs distincts, mais je me propose d’examiner ces facteurs ensemble puisque, dans ce cas‑ci, ils sont selon moi trop étroitement liés l’un à l’autre pour qu’il soit possible de les séparer.

 

[32]        Il a antérieurement été mentionné que l’entreprise exécutait des travaux de déboisement et débroussaillage, principalement pour l’industrie pétrolière et gazière, en vue de faciliter les études sismiques et l’installation de pipelines. La nature de l’entreprise est à mon avis analogue à celle d’une entreprise de construction ou de démolition, en ce sens qu’elle comporte la réalisation de projets situés ailleurs qu’à ses bureaux ou à son siège social et pour lesquels l’entreprise doit généralement soumettre une offre par voie de concours, ses concurrents étant situés hors réserve. Il s’agit dans un certain sens d’une entreprise nomade puisqu’elle doit fournir ses services à différents endroits pour chaque projet individuel. Le siège social et le centre administratif de l’entreprise sont situés dans la réserve, mais l’entreprise fournit avant tout les services de son personnel d’exploitation hors réserve sans être physiquement présente ou sans s’établir en permanence sur les lieux. D’autre part, le personnel administratif de l’entreprise est presque exclusivement situé dans la réserve, ce qui comprend l’appelant lui-même en sa qualité de propriétaire-exploitant ainsi que son bras droit, c’est‑à‑dire son épouse, qui agit à titre d’aide-comptable et de coordonnatrice de la sécurité ainsi que comme directrice financière et administrative dans presque tous les sens du terme.

 

[33]        Il est ici utile de noter que l’appelant est d’avis que ses activités commerciales devraient être considérées du point de vue des fonctions qu’il exerce, et compte tenu de la preuve, l’appelant exerce sans aucun doute ses fonctions de gestion presque exclusivement depuis la réserve. D’autre part, l’intimée est d’avis que les activités commerciales de l’appelant ne consistent pas à fournir les services de travailleurs ou des ressources humaines en tant que tels, mais qu’elles consistent plutôt à fournir des services de coupe à blanc, ces travaux étant surtout exécutés hors réserve en vertu de contrats aux termes desquels l’entreprise doit indemniser le client en cas de mauvaise exécution des travaux. L’intimée fait valoir que les recettes de 3,4 millions de dollars de l’appelant proviennent, dans une proportion de 99 p. 100, de projets réalisés hors réserve sur une superficie de 20 000 kilomètres, projets dont l’entreprise a été chargée par suite de processus d’appel d’offres ouverts auxquels participent des concurrents du marché ordinaire. L’intimée affirme que l’appelant déployait presque toute sa main-d’œuvre et tout son équipement dans le cadre de projets hors réserve pour lesquels ses employés, autochtones et non-autochtones, fournissaient des services à des sociétés pétrolières et gazières hors réserve en utilisant de l’équipement qui était en majorité loué, si on calcule la majorité en fonction de la valeur, de fournisseurs hors réserve.

 

[34]        L’appelant demande essentiellement à la Cour de mettre l’accent sur le situs de la gestion de l’entreprise, alors que l’intimée demande à la Cour de mettre l’accent sur le situs des activités de la main-d’œuvre de l’entreprise. À mon avis, les deux parties ont adopté un point de vue trop strict. Afin de déterminer l’emplacement des activités de l’entreprise, compte tenu de sa nature, il faut évaluer toutes les composantes pertinentes de l’entreprise. Cette approche est compatible avec la nature nomade de l’entreprise qui a été décrite ci‑dessus ainsi qu’avec le mode d’imposition des biens en cause, soit l’imposition des bénéfices dont il a ci‑dessus été question. Dans l’arrêt Stewart c. Canada, [2002], 2002 CSC 46, 2 RCS 645, paragraphe 38, la Cour suprême du Canada, en citant un passage de la décision Erichsen v. Last (1881), 4 T.C. 422, page 423, a reconnu la multitude de composantes que comporte une entreprise :

 

[traduction] Je ne crois pas qu’un principe de droit établisse en quoi consiste l’exploitation d’une entreprise. Ce sont plusieurs faits qui, réunis, constituent l’exploitation d’une entreprise, mais je ne connais aucun fait distinctif qui permette de conclure qu’une pratique, contrairement à une autre, constitue l’exploitation d’une entreprise. Si je peux m’exprimer ainsi, il s’agit d’une situation complexe constituée de divers éléments.

 

[35]        De même, dans l’arrêt Robertson, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’une bonne analyse de l’emplacement du revenu d’entreprise exige qu’il soit tenu compte de toutes les composantes de l’entreprise. Dans cette décision‑là, la Cour a examiné les activités physiques de l’entreprise de l’appelant (soit les activités de pêche qui se déroulaient principalement hors réserve) ainsi que les activités commerciales (la vente du poisson à une coopérative située dans la réserve) et elle a conclu que, dans l’ensemble, l’emplacement des activités de l’entreprise indiquait que les activités se déroulaient dans la réserve, étant donné en particulier que l’appelant vendait sa prise à une entité située dans la réserve et que les activités physiques de l’entreprise, à savoir les activités de pêche qui se déroulaient principalement hors réserve, indiquaient tout au plus un lien tenu avec la réserve, et ce, même si les bateaux partaient depuis un emplacement situé dans la réserve.

 

[36]        En l’espèce, les employés autres que les préposés à l’administration ou à la gestion se livraient sans aucun doute à la plupart de leurs activités hors réserve, dans le contexte des différents projets qui avaient été confiés par contrat à l’entreprise. Selon la preuve, les recettes de l’entreprise, qui s’élevaient à 3,4 millions de dollars, provenaient dans une proportion de 99 p. 100 de projets hors réserve et la majorité des dépenses, de 2,8 millions de dollars, soit environ 1,22 million de dollars pour les salaires, 575 000 $ pour les frais de sous-traitance et 350 000 $ pour les frais de location d’équipement, ainsi que d’autres dépenses figurant dans les états financiers de l’appelant, étaient engagées hors réserve. Cela étant, l’intimée soutient que les activités de gestion de l’appelant sont uniquement accessoires à son entreprise, qui est principalement axée sur le recours à la main-d’œuvre, et qu’elles pouvaient être exercées dans la réserve ou hors réserve.

 

[37]        Il me semble qu’en mettant simplement l’accent sur les ventes et sur les dépenses susmentionnées, l’intimée ne tienne pas compte de la nature de l’entreprise et de ses autres composantes. Premièrement, il s’agit d’une entreprise nomade au sens dont il a déjà été fait mention. L’appelant s’acquitte de ses obligations contractuelles, sur le plan de la main-d’œuvre, hors réserve, comme l’intimée l’a soutenu, parce que c’est là qu’est le travail. Telle est la situation tant pour les entreprises appartenant à des Indiens que pour les entreprises appartenant à des non-Indiens qui se font concurrence dans ce domaine et, par conséquent, par sa nature même, l’emplacement des activités ne peut pas en soi être déterminant pour ce qui est du situs du revenu d’entreprise, comme la juge V. Miller l’a reconnu au paragraphe 43 de la décision McDonald :

 

43        La seule activité de pêche qui était exercée à la réserve consistait à réparer les engins et à charger les bateaux pour la pêche. La plupart des activités de pêche n’étaient exercées ni à la réserve, ni dans la zone côtière située à proximité de la réserve. Toutefois, ce facteur à lui seul ne peut pas être déterminant. Comme le juge Bowie l’a fait remarquer dans la décision Walkus c. La Reine, « le travail pouvait seulement être fait ailleurs que dans la Réserve, car c’est là où le poisson se trouve ».

 

[38]        Si la position que l’intimée a prise sur ce point était retenue, cela serait incompatible avec la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’arrêt Succession Bastien, où le juge Cromwell a clairement dit que l’état de la jurisprudence montre qu’afin d’être admissibles à l’exonération accordée à l’article 87 de la Loi sur les Indiens, les Autochtones ne sont pas limités aux activités considérées comme traditionnellement indiennes et qu’il ne leur est pas interdit de travailler sur le marché ordinaire.

 

[39]        Deuxièmement, eu égard aux faits de l’espèce, il existe une forte preuve montrant que les activités de gestion de l’entreprise sont beaucoup plus qu’accessoires à l’entreprise. L’appelant négociait ses contrats depuis le bureau situé dans la réserve, il répondait aux questionnaires préliminaires des clients éventuels afin d’être admissible à leur processus d’appel d’offres depuis cet endroit, il menait des activités de marketing, par exemple en rencontrant les clients éventuels au cours de rencontres informelles organisées par la bande, et il préparait et tenait à jour à cet endroit un portfolio d’entreprise pour ces clients éventuels. Il recevait dans la réserve les demandes des employés et les documents établissant les titres de compétences des employés éventuels et il dressait les listes et veillait depuis la réserve à assembler et à embaucher les employés pour chaque projet. Lorsque la nature de l’entreprise consiste à exécuter des contrats obtenus selon un processus d’appel d’offres par voie de concours, il faut reconnaître que l’on déploie beaucoup d’efforts pour obtenir le travail ou les « ventes » au moyen de ce processus et je suis convaincu que la plupart de ces efforts, sinon tous, étaient faits dans la réserve. Bien sûr, cela vient s’ajouter aux fonctions administratives générales accomplies dans la réserve : rémunération des employés, tenue de livres, production du livre de paie, accidents du travail et autres déclarations, ainsi qu’à la myriade de fonctions administratives par ailleurs accomplies dans la réserve. La nature de l’entreprise est telle que les services et fonctions de gestion de l’entreprise de l’appelant sont beaucoup plus que simplement accessoires à la composante main-d’œuvre et constituent en fait un élément essentiel important des activités de l’entreprise.

 

[40]        En outre, sur le plan des activités se rattachant à la main-d’œuvre elles-mêmes, la preuve montre que les employés étaient embauchés et congédiés depuis la réserve; les employés se rassemblaient dans les bureaux situés dans la réserve pour être amenés au chantier et les séances de formation et d’orientation se rattachant à chaque projet avaient lieu dans la réserve. L’entreprise fournissait les services de contremaîtres, qui accompagnaient les travailleurs jusqu’aux lieux de travail, assuraient la liaison entre le bureau de la réserve et les travailleurs sur le chantier et exerçaient également une certaine supervision. C’était le bureau situé dans la réserve qui était chargé de répondre aux besoins des quelque 140 employés se trouvant sur un chantier en fournissant les approvisionnements ou articles personnels que ceux‑ci demandaient, lesquels étaient obtenus par l’intermédiaire du bureau et apportés au chantier, et les employés étaient rémunérés au moyen de chèques ou de paiements effectués depuis le bureau situé dans la réserve. Ces facteurs établissent l’existence d’un lien entre les employés, pendant qu’ils travaillaient sur le chantier d’une part, et le bureau situé dans la réserve et sa sphère d’influence d’autre part. Il ne s’agit pas ici d’un entrepreneur indépendant unique ou d’une petite entreprise travaillant exclusivement sur place comme c’était le cas dans l’affaire Southwind, où un seul propriétaire travaillait comme bûcheron sur un chantier exclusivement pour une société située hors réserve et gagnait 42 000 $ pour ces services. L’entreprise de l’appelant comptait plus de 140 employés dont le salaire s’élevait en tout à plus de 1,2 million de dollars, et elle aidait l’appelant à gagner des recettes brutes s’élevant à plus de 3,4 millions de dollars provenant de multiples clients, les bénéfices de l’entreprise s’élevant à environ 600 000 $ au cours d’une année; la chose étant d’autant plus remarquable s’il est tenu compte de l’emplacement éloigné où l’entreprise exerce ses activités.

 

[41]        L’appelant possédait et fournissait de la machinerie et de l’équipement Bobcat sur les chantiers et il louait également de l’équipement d’entreprises situées hors réserve. De fait, les états financiers de l’appelant pour l’année 2003 montrent que ses immobilisations représentent un coût d’environ un demi-million de dollars, dont un montant de 200 000 $ se rapportait à des débroussailleuses, en plus d’un montant de plus de 100 000 $ investi dans les véhicules. De plus, l’équipement était entreposé dans la réserve et l’atelier dans lequel les réparations étaient effectuées était situé dans la réserve, ces deux éléments faisant partie du capital que l’appelant avait investi dans les biens-fonds et les bâtiments mentionnés dans les états financiers. Dans ce contexte, le fait que l’appelant loue l’équipement supplémentaire nécessaire d’entreprises situées hors réserve ne semble pas porter à conséquence, en particulier en l’absence d’une preuve indiquant, à des fins de comparaison, quelles seraient les normes de l’industrie.

 

[42]        Par conséquent, eu égard à l’analyse qui a ci‑dessus été faite quant aux composantes « main-d’œuvre », « gestion » et « capital » de l’entreprise, je suis d’avis que les activités associées à la main-d’œuvre et la composante « capital » ne sont pas déterminantes lorsqu’il s’agit d’établir la nature de l’entreprise, alors que la composante « gestion » indique fortement que les activités de l’entreprise sont situées dans la réserve.

 

[43]        J’aimerais également ici traiter des arguments de l’appelant, lorsque celui‑ci affirme que le fait que les emplacements de travail étaient situés à proximité de la réserve et que les clients préféraient accorder des contrats à des Autochtones donne à entendre qu’il existe un lien entre le situs de l’entreprise et la réserve. À mon avis, la preuve montre que l’appelant exploitait son entreprise dans un rayon de 80 kilomètres de la réserve, sur une superficie d’environ 20 000 kilomètres carrés. L’appelant a indiqué que sa famille et d’autres membres de la réserve détiennent des droits de chasse et de piégeage sur des terres situées en dehors de la réserve, en tant que membres d’une bande visée par le traité no 8. Ce traité, dont une copie a été produite en preuve, accordait clairement aux bandes indiennes signataires « [...] le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l’étendue de pays cédée [...] sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d’établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets ». De fait, la famille de l’appelant a encore le droit d’utiliser des territoires de piégeage sur une superficie de 120 kilomètres carrés à l’extérieur de la réserve, sur les terres initialement cédées par le traité no 8.

 

[44]        L’appelant a témoigné s’être initialement lancé dans l’entreprise à la suite d’une demande qu’une société pétrolière et gazière avait faite à son père et qui lui avait été transmise, cette demande se rapportant à des travaux de déboisement dans le secteur du territoire de piégeage, mais rien ne montre qu’en 2003, ou même auparavant, l’entreprise de l’appelant avait conclu un contrat en vue de déboiser ce secteur. Selon la preuve, l’appelant et ses concurrents soumettaient des offres à l’égard de contrats de déboisement et de débroussaillage sur ces terres d’une superficie de 20 000 kilomètres carrés, notamment dans les secteurs où d’autres membres de la bande de l’appelant ou d’autres bandes détiennent des droits de piégeage. Comme il en a été fait mention, en vertu des dispositions du traité no 8, les droits de piégeage sont assujettis à l’utilisation de ces terres « pour des fins d’établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets » de sorte que les activités commerciales des clients de l’appelant ne sont pas prohibées. De toute façon, la preuve montre que les territoires de piégeage étaient devenus non rentables et qu’en 2003, ils n’étaient pas utilisés, de sorte qu’en pratique, ils n’auraient pas été touchés par des activités minières ou par des activités pétrolières et gazières, et ce, indépendamment de toute obligation qui peut avoir existé, par suite d’un accord avec la Colombie-Britannique ou avec quelque autre partie, de consulter la bande avant d’entreprendre des activités dans ce secteur.

 

[45]        Le seul élément de preuve indiquant que l’appelant avait fourni des services à la réserve elle-même se rapporte à un contrat que la bande avait accordé à celui‑ci en 2003, d’une valeur de 30 000 $.

 

[46]        Compte tenu de cette preuve, je ne puis conclure qu’il est possible de dire que les terres d’une superficie de 20 000 kilomètres carrés sur lesquelles l’appelant avait exécuté les travaux prévus par contrat étaient situées tout près de la réserve ou étaient contiguës à la réserve, de façon à pouvoir être considérées comme étant situées « dans la réserve ». Les faits, dans ce cas‑ci, établissent uniquement l’existence d’un lien éloigné entre la réserve et le secteur plus étendu hors réserve, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Amos v. Canada, 99 DTC 5333 (C.A.F.), où la réserve avait cédé par bail une partie de ses terres à une usine de pâte à papier qui avait recours aux services des appelants, l’usine étant située en partie sur des terres louées de la réserve et en partie sur des terres qui appartenaient à l’usine et qui étaient contiguës aux terres louées.

 

[47]        De même, je ne suis pas d’accord avec l’appelant lorsqu’il affirme qu’un grand nombre de ses clients, au moyen de leurs énoncés de principe consignés par écrit, accordent la préférence à des entreprises autochtones, ce qui permet de conclure que l’appelant obtient son travail en raison de son statut d’Indien ou parce qu’il réside dans la réserve ou encore parce qu’il détient des droits sur un secteur de piégeage, de sorte qu’un lien est créé entre la réserve et les activités commerciales de l’appelant. Il ressort clairement des lignes directrices concernant les Autochtones publiées par EnCana, le principal client de l’appelant, que bien que celle‑ci [traduction] « encourage les communautés autochtones à créer des débouchés commerciaux » avec elle, EnCana accorde des contrats [traduction] « à des entreprises admissibles, autochtones ou non-autochtones, [...] par voie de concours [...] ». Des propos similaires sont tenus dans les énoncés de principe d’autres clients qui ont été produits en preuve. De plus, bien que la Première nation de Fort Nelson ait adopté une politique écrite selon laquelle le conseil de la bande s’engage à [traduction] « [...] insister pour que les sociétés pétrolières et gazières tiennent initialement pleinement compte des offres des entrepreneurs membres [de la Première nation] » et à [traduction] « défendre leurs intérêts » pour leur compte, il est reconnu, dans cette politique de la bande, que [traduction] « les sociétés ont entière discrétion afin d’accorder des contrats à tout entrepreneur satisfaisant à leurs exigences ». La politique de la bande donne clairement à entendre que la préférence est accordée à ses propres membres, mais il est clair que cette préférence peut uniquement s’appliquer à un contrat accordé à un membre dans la réserve puisque, dans tous les autres cas, la décision relève du client.

 

[48]        Par conséquent, l’argument concernant l’existence d’un lien entre l’entreprise et la réserve, compte tenu de la proximité de la réserve ou de la politique d’une partie, sauf en ce qui concerne les contrats exécutés dans la réserve elle-même, est selon moi bien faible, compte tenu en particulier de la nature de l’entreprise.

 

2.       L’emplacement des clients et le lieu où les paiements sont effectués

 

[49]        Je ne doute aucunement qu’en 2003, tous les clients de l’appelant sauf un étaient établis hors réserve, ces clients étant des sociétés d’exploration pétrolière et gazière principalement établies près de Calgary (Alberta), où leur siège social était situé. Selon l’appelant, ce facteur, auquel vient s’ajouter l’emplacement où les travaux étaient exécutés et dont il en a déjà été fait mention, sont les facteurs dominants lorsqu’il s’agit d’appliquer le critère des facteurs de rattachement au revenu d’entreprise, compte tenu des décisions rendues dans les affaires Southwind et Pelletier c. Canada, 2010 CAF 300, 2010 DTC 5193 (C.A.F.) ainsi que de la décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt dans l’affaire Pelletier c. La Reine, 2009 CCI 358, [2009] 4 C.N.L.R. 243 (C.C.I.). Dans l’affaire Southwind, un seul entrepreneur indépendant travaillait hors réserve comme bûcheron exclusivement pour une société établie hors réserve. Dans l’affaire Pelletier, l’appelant avait acquis l’entreprise de bûcheronnage de sa bande indienne et avait exécuté tous ses contrats hors réserve pour des clients hors réserve; il travaillait là où les travaux de bûcheronnage étaient exécutés et il résidait dans la réserve.

 

[50]        Les deux facteurs particuliers susmentionnés ont été examinés dans ces deux décisions, mais je ne puis constater dans ces décisions aucune indication donnant à entendre qu’il existait une présomption en faveur des appelants par rapport à d’autres facteurs. Dans la décision Pelletier, le juge Bowie a examiné les facteurs de rattachement énoncés dans l’arrêt Southwind et,  au paragraphe 15, il a conclu ce qui suit : « Compte tenu de tous ces facteurs, [...], je suis d’avis que le revenu tiré par l’appelant de l’entreprise forestière 4 K ne constitue pas un bien qui est situé dans une réserve. » La Cour d’appel fédérale n’a pas infirmé la décision du juge Bowie; elle a conclu que le juge « a[vait] bien pris connaissance de la totalité de la preuve et des [traduction] « autres circonstances » rattachant l’entreprise à la réserve et procurant un avantage à celle‑ci, [...] » Dans le cadre de son appel devant la Cour d’appel fédérale, l’appelant avait soutenu que « [...] le juge a[vait] commis une erreur dans son application aux faits du critère à plusieurs volets visant à déterminer le situs du revenu d’emploi ou d’entreprise [...] », en soutenant en fait que le juge aurait dû accorder plus de poids aux autres faits; la Cour a conclu que le juge avait tenu compte de la totalité de la preuve et a refusé de réexaminer la preuve qui avait été mise à la disposition du juge. Dans ces décisions, les juges se sont essentiellement demandé quels étaient les facteurs pertinents et ils les ont analysés en leur accordant le poids qui convenait selon eux. Il n’a pas été déclaré qu’un facteur de rattachement donné devait en soi se voir accorder plus de poids, mais le juge avait plutôt décidé du poids à accorder eu égard aux faits précis de l’affaire.

 

[51]        D’autre part, l’appelant ici en cause soutient que l’emplacement des clients est moins pertinent que l’endroit où les clients traitaient avec lui, soit selon lui, dans la réserve. À vrai dire, certains éléments de preuve donnent à entendre que certains représentants des clients assistaient aux rencontres informelles tenues par la bande ou communiquaient avec l’appelant par courriel, mais cela permet difficilement de conclure qu’ils faisaient « des affaires » avec 1’appelant dans la réserve. Tous les clients sauf un étaient clairement situés hors réserve. Toutefois, je ne suis pas certain qu’il faille accorder beaucoup de poids à ce facteur compte tenu du fait que les parties correspondaient principalement les unes avec les autres par voie électronique ainsi que du fait que la nature de l’entreprise consistait à exécuter des travaux à différents endroits, dont aucun n’était situé au siège social du client, à Calgary. À mon avis, ce facteur a plus d’importance dans le cas d’un revenu de placement, soit le type de bien qui était en cause dans les affaires Succession Bastien et Dubé, ce facteur étant plus important lorsqu’il s’agit d’établir l’endroit où l’obligation de verser le revenu de placement est exécutée.

 

[52]        De fait, l’envers de la médaille, qu’on le considère comme étant l’autre composante de ce facteur ou comme un facteur distinct, se rapporte à l’endroit où le paiement est effectué; or, il ressort clairement de la preuve que les clients effectuaient la plupart des paiements au moyen de chèques envoyés par la poste au bureau de l’appelant, dans la réserve.

 

[53]        À mon avis, le fait que la plupart des clients sont situés hors réserve, mais que le paiement est reçu dans la réserve, tend à neutraliser le poids à accorder à ces facteurs. En outre, comme il en a ci‑dessus été fait mention, de nos jours, les parties concluent leurs transactions par voie électronique, comme cela semble être ici le cas, de sorte que ces facteurs n’aident pas vraiment la Cour à déterminer le situs du revenu d’entreprise pour une entreprise de cette nature. Le fait que les clients étaient situés hors réserve semble se rapporter davantage à une analyse du facteur « marché ordinaire », soit un facteur sur lequel, à mon avis, les tribunaux se sont fortement fondés dans les affaires Southwind et Pelletier, qui ont été tranchées avant l’arrêt Succession Bastien.

 

3.       Le lieu de résidence des propriétaires

 

[54]        L’appelant est un Indien inscrit qui est né et a grandi dans la réserve de la Première nation de Fort Nelson, où il a vécu presque toute sa vie et où il vit sans aucun doute depuis la création de son entreprise. Même si l’entreprise était une entreprise individuelle, elle a été décrite dans la preuve comme une entreprise familiale et, cela étant, il vaut la peine de noter que l’autre membre de l’équipe de gestion, à savoir l’épouse de l’appelant, même si elle était membre d’une bande indienne différente, vit également dans la réserve avec son mari, où ils fournissent clairement tous deux à l’entreprise la plupart de leurs services, sinon tous. Le fait que le propriétaire ou que les propriétaires au sens large du terme vivent non seulement dans la réserve, mais qu’ils entretiennent aussi un lien étroit avec la communauté de la réserve, et le fait qu’ils ont lancé et agrandi leur entreprise dans la réserve sont des facteurs qui donnent à entendre que le revenu d’entreprise est situé dans la réserve.

 

4.       L’endroit où les décisions concernant l’entreprise sont prises

 

[55]        La preuve montre d’une façon convaincante que la plupart des décisions touchant l’entreprise sont prises dans la réserve. L’appelant et son épouse, représentant la direction de l’entreprise, travaillaient tous deux depuis le bureau situé dans la réserve et c’est à cet endroit qu’ils décidaient des activités à accomplir et des offres à soumettre, des travailleurs à embaucher, qu’ils s’occupaient de rassembler les travailleurs et de les affecter à des emplacements précis, qu’ils décidaient des travailleurs à conserver sur la liste et des travailleurs à congédier. C’est dans la réserve qu’ils s’assuraient des exigences auxquelles il fallait satisfaire afin de soumettre une offre, par exemple, lorsqu’il s’agissait d’obtenir une assurance, de se joindre aux associations pertinentes et de détenir les agréments pertinents de l’industrie et les attestations de sécurité. Toutes les décisions administratives et financières étaient clairement prises dans la réserve, y compris les décisions portant sur les exigences en matière de financement, la qualification des travailleurs éventuels, lorsqu’il s’agissait de s’assurer que ceux‑ci détenaient des permis de conduire et les attestations de sécurité nécessaires, ainsi que les décisions quant à l’équipement à acheter ou à louer et ainsi de suite.

 

[56]        L’intimée fait valoir que les employés étaient supervisés par les contremaîtres de l’appelant ainsi que par les représentants des clients dans des emplacements hors réserve, et elle affirme que certaines décisions commerciales étaient également prises hors réserve, de sorte que ce facteur n’est pas concluant. Je ne suis pas d’accord avec l’intimée sur ce point. Premièrement, toutes les autres décisions en matière de gestion et d’administration dont il a ci‑dessus été fait mention ou dont il est fait mention dans le résumé factuel, au début des présents motifs de décision, étaient clairement prises dans la réserve. Quant à la supervision exercée hors réserve, la preuve montrait que les contremaîtres assuraient la liaison avec le bureau situé dans la réserve, qu’ils ne prenaient que des décisions peu importantes au sujet des employés et qu’ils le faisaient clairement dans les paramètres établis par l’appelant. Toute décision se rapportant à l’affectation d’un employé à un site précis, à l’embauche ou au congédiement d’un employé et à la façon de résoudre les problèmes relevait clairement de l’appelant.

 

[57]        Quant au rôle des consultants des clients qui étaient sur les lieux pour superviser les employés, la preuve n’établit pas que c’étaient eux qui étaient principalement chargés de cette supervision. Les consultants décidaient des travaux de déboisement à exécuter ou de ce qui devait être fait au sens général du terme, comme le ferait un architecte ou un ingénieur qui supervise un chantier de construction ou la réfection d’une route, mais c’était l’appelant qui, comme l’intimée l’a souligné, devait mener à bonne fin les travaux de coupe à blanc et qui était tenu par contrat d’indemniser les clients si les travaux n’étaient pas exécutés à leur satisfaction. Tout rôle de supervision qu’avait le représentant du client était peu important comparativement au nombre de décisions qui étaient prises dans la réserve, en ce qui concerne l’entreprise, que ce soit sur le plan de la gestion ou de l’administration, ainsi que du point de vue de la main-d’œuvre. Par conséquent, ce facteur donne également à entendre que le revenu était situé dans la réserve.

 

5.       Le lieu où les livres et registres sont tenus

 

[58]        Il n’est pas contesté que les livres et registres étaient tenus dans la réserve. En outre, compte tenu des tâches incombant à l’épouse de l’appelant en sa qualité d’aide-comptable et de directrice financière de l’entreprise, il est clair que les inscriptions comptables initiales étaient effectuées dans la réserve et que les livres étaient tenus dans la réserve, que les listes d’employés, les documents de présélection et les registres étaient préparés et conservés dans la réserve, que les factures se rapportant aux fournitures et aux actifs étaient reçues dans la réserve et acquittées depuis la réserve, que les paiements en faveur des employés étaient effectués ou transmis par voie électronique depuis la réserve et que les versements de retenues à la source ainsi que les rapports d’accidents du travail, les rapports sur la sécurité et les autres rapports administratifs étaient préparés dans la réserve. En général, la réserve était l’endroit où les livres et registres requis étaient créés et conservés. Compte tenu de la taille de l’entreprise en 2003, entreprise dont les recettes s’élevaient à 3,4 millions de dollars, qui comptait plus de 140 employés et qui engageait des dépenses de plus de 2,8 millions de dollars, il est tout à fait clair que la création, la tenue et l’entreposage des livres et registres étaient passablement importants.

 

6.       La nature des travaux et le « marché ordinaire »

 

[59]        Compte tenu de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans les arrêts Succession Bastien et Dubé précités, il est clair que le facteur du « marché ordinaire » n’est pas un facteur déterminant. Comme l’avocate de l’intimée l’a signalé, il a été reconnu, dans l’arrêt Succession Bastien (aux paragraphes 56 et 60), que ce facteur peut être pris en considération en vue d’« aider » à l’analyse du situs du revenu. À mon avis, il importe peu que l’on veuille qualifier le « marché ordinaire » d’« aide » ou de « facteur » dans la mesure où l’on tient compte des mises en garde que le juge Cromwell a faites dans l’arrêt Succession Bastien, et à condition que la Cour ne se demande pas si le travail fait partie du « marché ordinaire » au lieu de se demander où est situé le bien en question et qu’elle comprenne bien que l’admissibilité à l’exonération ne dépend pas de la question de savoir si le bien fait partie intégrante de la vie de la réserve ou du maintien du mode de vie traditionnel des Indiens.

 

[60]        La nature des travaux accomplis par l’entreprise de l’appelant consiste en termes simples à nettoyer les sentiers en abattant des arbres et en enlevant les broussailles en vue de faciliter les travaux d’exploration et d’extraction de minéraux, de pétrole et de gaz ainsi que la distribution du pétrole et du gaz au moyen de pipelines. La nature de cette entreprise particulière comporte une importante composante sur le plan de la gestion et de l’administration ainsi qu’une composante « main-d’œuvre », cette dernière travaillant principalement sur place, habituellement en dehors de la réserve, et utilisant des scies mécaniques, des Bobcats et d’autres équipements modernes, en vue de réaliser un profit.

 

[61]        Au paragraphe 17 de sa réponse, l’intimée émet les hypothèses suivantes :

 

            [traduction]

 

o)         l’appelant exploite l’entreprise sur le marché ordinaire, en faisant concurrence à des entreprises non autochtones; [...]

 

q)         l’entreprise ne fait pas partie intégrante de la vie dans une réserve indienne; [...]

 

[62]        L’appelant affirme que ces hypothèses ne sont pas valides et je tends à souscrire à son avis en ce sens que l’appelant n’a pas à se préoccuper de réfuter ces hypothèses précises compte tenu des remarques incidentes que la Cour suprême du Canada a faites dans l’arrêt Succession Bastien, précité. Toutefois, qu’il s’agisse d’aides ou de facteurs, la Cour a reconnu que ces hypothèses peuvent être utiles lorsqu’il s’agit de déterminer le situs du bien et l’intimée a reconnu, dans son argumentation, que bien que la Cour puisse conclure que ce facteur a peu de poids, le poids de ce facteur étaye néanmoins la thèse selon laquelle le revenu en question est situé hors réserve.

 

[63]        Il m’est difficile de retenir la position que l’intimée a prise, en ce sens qu’elle semble être fondée sur de simples assertions [TRADUCTION] : « l’appelant exploite l’entreprise sur le marché ordinaire », sans que des explications précises soient données. À vrai dire, on ne saurait blâmer l’intimée d’avoir adopté cette approche étant donné que bon nombre de tribunaux judiciaires l’ont également adoptée. En effet, dans les décisions Southwind et Pelletier, il est fait mention du « marché ordinaire » comme si ce que l’on entendait par là était clair. L’entreprise fait‑elle partie du marché ordinaire parce qu’elle fournit ses services à des clients qui ne sont pas dans la réserve, auquel cas il s’agit d’un facteur qui est déjà inclus dans la liste de facteurs dressée dans l’arrêt Southwind, de sorte qu’il y a double emploi. Est‑ce parce que le déboisement et le débroussaillage ne sont pas considérés comme une activité indienne traditionnelle ou parce qu’ils ne font pas partie intégrante de la vie dans la réserve dans ce cas‑ci? Les opérations forestières dans les affaires Southwind et Pelletier doivent-elles être rangées dans la même catégorie? J’ose dire que, selon moi, les communautés tant autochtones que non autochtones coupaient les arbres et enlevaient les broussailles afin d’aménager des sentiers, de dégager des parcelles à des fins agricoles, pour la construction d’habitations ou pour y garder du bétail, bien avant la découverte du Nouveau Monde, ces activités ayant peut-être bien donné lieu à des échanges commerciaux ou ayant peut-être facilité le commerce. Est‑ce parce que la façon actuelle d’exécuter des travaux de déboisement à l’aide d’équipement et d’outils modernes ne ressemble pas aux technologies plus rudimentaires qui étaient utilisées avant que la Couronne signe des traités avec les Indiens? Dans l’affirmative, la situation n’était-elle pas la même pour les non-Autochtones de cette époque‑là, qui avec le temps se sont mis à utiliser de nouvelles technologies?

 

[64]        Il me semble que, dans les contextes susmentionnés, le traitement de ce facteur comportait, comme corollaire, la considération de la question de savoir si l’activité est « suffisamment indienne » sur le plan historique, idée que la Cour suprême du Canada a clairement rejetée dans l’arrêt Succession Bastien, démontrant ainsi jusqu’à quel point il est dangereux d’utiliser ce facteur. En outre, la Cour suprême du Canada a clairement dit que l’objet de la législation ne pouvait pas être interprété de façon à traiter la communauté autochtone comme étant figée dans le temps et comme ne pouvant pas évoluer, comme l’a dit le juge Cromwell au paragraphe 28 de l’arrêt Succession Bastien, précité.

 

[65]        Il semble que la principale justification de l’argument de l’intimée, lorsque celle‑ci considère l’entreprise comme faisant partie du marché ordinaire, est fondée sur le fait que l’entreprise de l’appelant fait concurrence à des entreprises non autochtones, comme il a expressément été dit dans l’hypothèse figurant à l’alinéa 17o) de la réponse de l’intimée. Aux paragraphes 75 et 76 de son argumentation écrite, l’intimée dit ce qui suit :

 

            [traduction]

 

75.       Compte tenu de l’objet de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, qui est de « protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens », mais non pas de « remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens », l’exonération d’impôt qui y est prévue ne devrait pas s’appliquer dans ce cas‑ci.

 

76.       L’appelant, s’il est exonéré de l’impôt à l’égard des bénéfices de son entreprise, bénéficiera d’un avantage économique par rapport à ses concurrents non indiens, ce qui va tout à fait à l’encontre de l’article 87.

 

[66]        Cela étant, j’estime que l’expression « marché ordinaire » est maintenant une appellation erronée. La concurrence avec des non-Autochtones est la catégorie plus exacte qui décrit la véritable raison pour laquelle ce facteur existe. À coup sûr, une catégorisation qui donne à entendre qu’elle doit décrire la « non-indianité » de l’activité, comme le montrent les exemples qui ont été donnés, est tout à fait inappropriée. Toutefois, comme l’avocat de l’appelant l’a signalé, la Cour suprême du Canada a également reconnu, dans le reste du passage des motifs du juge Cromwell dans l’arrêt Succession Bastien, cité par l’avocate de l’intimée dans son argumentation, que bien que dans l’arrêt Mitchell le juge La Forest ait fait remarquer que l’objet de la législation n’est pas de permettre aux Indiens « d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens », il est clair que « même si un Indien acquérait un bien dans le cadre d’un accord purement commercial conclu avec un particulier, l’exemption s’appliquerait quand même si le bien était situé sur une réserve. [...] “[i]l faut se rappeler que les protections des art. 87 et 89 s’appliqueront toujours aux biens situés sur une réserve ».

 

[67]        Il est donc clair à mes yeux que, peu importe que des Autochtones fassent concurrence à des non-Autochtones, la question de la concurrence en soi, ou la notion de « marché ordinaire » qui, selon moi, veut dire la même chose, n’est pas pertinente. Il s’agit de savoir si le bien est situé dans la réserve et cela n’a rien à voir avec la question de savoir si le même bien peut appartenir à des non-Autochtones et exister hors réserve. À mon avis, la considération du facteur « marché ordinaire » ou « concurrence avec des non-Autochtones » n’est pas pertinente pour ce qui est de la question de savoir si le revenu d’entreprise de l’appelant est situé dans la réserve et je ne lui accorde aucun poids. Ce facteur aide peut-être bien à définir la nature d’une entreprise et l’emplacement des activités commerciales de l’entreprise dont il a ci‑dessus été question, mais aucun poids ne peut être attribué, en tant que présomption, à la façon dont ce facteur a été utilisé par le passé.

 

[68]        En outre, il faut souligner que le simple fait que la conclusion selon laquelle un bien est situé dans une réserve peut comporter pour un Indien un avantage par rapport à un non-Indien sur le plan de la concurrence n’empêche pas pour autant de conclure que le bien est situé dans une réserve. Tout avantage auquel peut donner lieu cette conclusion est à mon avis l’avantage même qui était prévu à l’article 87 de la Loi.

 

Les autres facteurs

 

[69]        L’autre facteur que les parties ont examiné et débattu et dont il n’a pas encore été ici question se rapporte à la question de savoir si le soi-disant avantage que comporte l’entreprise de l’appelant pour la réserve entre en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’établir un lien entre l’entreprise et la réserve. En termes simples, aucun poids réel ne devrait selon moi être accordé au facteur des « avantages pour la réserve ». Premièrement, le revenu d’entreprise est par sa nature le bien de la personne qui le gagne, soit l’appelant dans ce cas‑ci. On ne peut pas dire que la réserve elle-même en tire directement un avantage. Deuxièmement, l’appelant affirme qu’étant donné qu’il embauche principalement des travailleurs autochtones, dont 16 sur 140 viennent de sa propre réserve, l’économie générale de la réserve bénéficie des avantages que comporte le revenu de ces derniers pour la réserve et que ces avantages contribuent au bien-être social et économique de la réserve du fait que cela aide les membres à rester et à vivre dans leurs propres communautés et à y apporter leur contribution. Compte tenu du nombre peu élevé de travailleurs qui vivent dans la réserve de l’appelant, il est difficile de reconnaître que, alors que les salaires sont en très grande partie versés à des travailleurs venant d’autres régions de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan et d’aussi loin que Terre-Neuve-et-Labrador, lesquels peuvent être des Autochtones ou ne pas l’être, la réserve bénéficie ou devrait bénéficier largement de l’entreprise ou que l’entreprise aide les 105 Autochtones sur les 140 travailleurs embauchés par l’appelant à rester dans leur propre communauté, puisqu’il est clair que la plupart des travailleurs ne viennent pas de la réserve. De fait, on n’a présenté aucun élément de preuve indiquant l’endroit où ces travailleurs vivaient. En outre, on n’a présenté aucun élément de preuve montrant que les concurrents n’exploitent pas leur entreprise de la même manière, de façon qu’il soit possible de faire une comparaison valable quant aux avantages relatifs dont bénéficie la réserve, lesquels pourraient tendre à démontrer l’existence d’un lien plus étroit.

 

[70]        L’appelant fait également valoir que son entreprise comportait un avantage direct pour la réserve grâce à ses contributions, lorsqu’il s’agissait de faire de la publicité pour la réserve et d’en faire la promotion; en effet, selon la preuve, l’appelant avait dépensé 2 900 $ à cette fin; il avait en outre fait un don de 1 000 $ en vue de parrainer les équipes de sport de la réserve ainsi qu’un don de 1 000 $ en vue d’aider un jeune à participer à un camp de hockey en dehors de la réserve. On ne peut pas dire que ces contributions, quoique louables, par rapport aux recettes de l’entreprise, de 3,4 millions de dollars, aient constitué un avantage important.

 

[71]        Somme toute, le plus que l’on puisse dire, c’est que la réserve ne bénéficie que d’une petite partie du revenu tiré de l’entreprise, ce qui constitue en soi un faible facteur de rattachement entre le revenu d’entreprise et la réserve.

 

Conclusion

 

[72]        Compte tenu de mon analyse des facteurs pertinents susmentionnés et du poids que j’ai attribué à ces facteurs, je dois conclure que le revenu d’entreprise de l’appelant, en tant que bien meuble appartenant à l’appelant, est étroitement lié à la réserve, de sorte que le bien est situé dans une réserve pour l’application de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens et qu’il est donc exonéré de l’impôt conformément à l’article 81 de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

[73]        Puisque j’ai tiré cette conclusion, je n’ai pas à trancher la seconde question, à savoir si l’appelant peut déduire les frais de gestion de 161 000 $ versés à son épouse. J’ajouterai pour mémoire que j’aurais conclu qu’une telle déduction était permise eu égard à la multitude de fonctions exercées par l’épouse de l’appelant, en sus de la tenue de livre, du fait qu’elle agissait essentiellement en quelque sorte en qualité de directrice financière et de coordonnatrice de la sécurité, et compte tenu des grands efforts déployés et des responsabilités assumées par l’épouse ainsi que de la façon de fixer sa rémunération selon des principes définis, et ce, en particulier compte tenu du fait qu’aucun élément de preuve contradictoire donnant à entendre le contraire n’a été soumis à la Cour. En outre, bien que l’intimée ait reconnu au début de l’instruction que l’appelant aurait également été autorisé à se prévaloir d’une déduction pour amortissement, de façon à réduire son revenu imposable d’un montant de 23 107 $, ce fait, ainsi que la question des frais de gestion, donne maintenant lieu au mieux uniquement à une écriture de redressement, de façon que ce montant soit correctement comptabilisé.

 

[74]        L’appel est accueilli, les dépens étant adjugés à l’appelant. Toutefois, les parties sont invitées à déposer dans les 30 jours des observations écrites au sujet des dépens si l’une ou l’autre d’entre elles estime que les dépens habituels ne devraient pas être accordés.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juillet 2012.

 

 

 

« F. J. Pizzitelli »

Juge Pizzitelli

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour d’octobre 2012.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste

 


RÉFÉRENCE :                                 2012 CCI 242

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :    2008-2808(IT)G

 

INTITULÉ :                                      REYNOLD DICKIE

                                                          c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Les 28, 29 et 30 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L’honorable F. J. Pizzitelli

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 10 juillet 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l’appelant :

Me Sarah D. Hansen et

Me Robert Janes

Avocate de l’intimée :

Me Nadine Taylor Pickering

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                       Nom :                         Sarah D. Hansen

                  Cabinet :                         Miller Thomson SRL

                                                          Vancouver (Colombie-Britannique)

 

                       Nom :                         Robert Janes

                  Cabinet :                         Janes Freedman Kyle Law Corp

                                                          Victoria (Colombie-Britannique)

 

       Pour l’intimée :                          Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

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