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Dossier : 2009-3124(IT)G

 

ENTRE :

SYLVIA IMOLA BRAGG-SMITH,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

________________________________________________________________

 

Appel entendu le 1er mai 2012, à Toronto (Ontario).

 

Devant : L'honorable juge Robert J. Hogan

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelante :

Me Herbert Arnold

Avocat de l'intimée :

Me Ryan Gellings

________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L'appel formé contre une cotisation établie le 22 août 2008 en vertu de l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), et ses modifications, est accueilli et l'affaire est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation conformément aux motifs du jugement ci‑joints. Chaque partie supportera ses propres dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de juillet 2012.

 

 

« Robert J. Hogan »

Le juge Hogan

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de novembre 2012.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2012 CCI 252

Date : 20120712

Dossier : 2009-3124(IT)G

 

ENTRE :

SYLVIA IMOLA BRAGG-SMITH,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Hogan

 

Introduction

 

[1]             Le présent appel concerne une cotisation établie par le ministre du Revenu national (le « ministre ») à l'égard de Sylvia Imola Bragg‑Smith (l'« appelante ») en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (Canada) (la « LIR »).

 

[2]             La question est de savoir si l'appelante est redevable de 43 157 $ au titre de l'obligation fiscale de son père parce que son père lui avait cédé une créance représentant une somme identique qu'elle a finalement recouvrée (le « paiement »).

 

[3]             L'appelante reconnaît qu'elle a reçu le paiement selon les instructions de son père, mais elle affirme aussi avoir payé 31 762,50 $ dus à un créancier de son père. Ce créancier avait fourni les marchandises qui étaient l'objet de l'opération à l'origine du paiement.

 

[4]             En conséquence, selon l'appelante, la cotisation devrait être ramenée à 11 394,50 $, c'est‑à‑dire la partie du paiement reçu par elle qui excédait la somme qu'elle avait acquittée en contrepartie du paiement.

 

[5]             Selon l'intimée, l'appelante n'avait pas fait une promesse juridiquement contraignante de payer au créancier de son père la somme de 31 762,50 $. Elle devait payer cette somme au créancier à cause d'une obligation morale envers son père. Selon l'intimée, la jurisprudence établit qu'une obligation morale ne constitue pas, pour les biens transférés, une « contrepartie » au sens du paragraphe 160(1) de la LIR.

 

Les faits

 

[6]             Timothy Bragg‑Smith, le père de l'appelante, exploitait une entreprise de récupération de ferraille appelée « Auro Metals Environmental ». En 2007, M. Bragg‑Smith devait environ 487 000 $ en impôts, intérêts et pénalités pour des années d'imposition antérieures.

 

[7]             Le 13 juin 2007 ou vers cette date, Cameron Habisreutinger, agent de recouvrement à l'Agence du revenu du Canada (l'« ARC »), a entrepris des mesures de recouvrement à l'égard de M. Bragg‑Smith. Il a témoigné avoir envoyé aux clients de M. Bragg‑Smith et aux établissements financiers qui s'occupaient de ses opérations bancaires des demandes péremptoires de renseignements en vue du paiement de sa dette fiscale par des tiers. Il a aussi envoyé, en mars 2008, une demande de renseignements à l'un de ces établissements financiers, la Banque de commerce.

 

[8]             Par cette demande de renseignements, M. Habisreutinger s'est aperçu que l'appelante avait ouvert à la Banque de commerce un compte en dollars américains afin de recevoir le paiement d'Umicore Optical Materials USA, Inc. (« Umicore Optical »), une société américaine qui avait fait l'acquisition d'environ 113 kg de germanium contenus dans des résidus de produits optiques (le « germanium »). Le père de l'appelante avait pris les dispositions relatives à l'envoi le 10 septembre 2007 ou vers cette date, et la marchandise avait été expédiée à partir du Canada. Une somme de 43 200 $ représentait le premier versement sur un prix de vente total de 68 077,74 $ pour le germanium.

 

[9]             Selon l'appelante, son père avait pris des dispositions pour fournir à Umicore Optical environ 175 kg de résidus de produits optiques au coût unitaire de 600 $ le kilogramme, pour un prix d'achat total de 105 000 $[1]. Les modalités de l'opération prévoyaient que les résidus devaient être traités par Umicore Optical pour déterminer la quantité exacte de germanium contenue dans les déchets. Après traitement, la quantité fournie était finalement d'environ 113,5 kg de germanium, et la somme totale que devait Umicore Optical était de 68 077,44 $. Le prix d'achat devait être payé en deux versements de 43 200 $ et de 24 877,74 $ respectivement.

 

[10]        Le père de l'appelante avait demandé à Umicore Optical de faire le premier versement dans un compte bancaire en dollars américains ouvert par l'appelante au nom d'Auro Metals ENV., un nom commercial enregistré par l'appelante.

 

[11]        Selon l'appelante, son père avait acheté les résidus de produits optiques à Elcan Optical Technology (« Elcan Optical »), l'une des rares sociétés canadiennes s'occupant de déchets optiques. Il devait à Elcan Optical 31 762,50 $ au titre du prix d'achat des déchets. L'appelante affirme avoir accepté de payer la somme due à Elcan Optical lors de l'entente conclue entre elle et son père. Une traite bancaire de 31 762,50 $ tirée sur le compte en dollars américains de l'appelante à la Banque de commerce et payable à Elcan Optical a été produite comme pièce R‑1, onglet 16. Cette somme a été payée trois jours après que l'appelante avait déposé le paiement dans son compte en dollars américains.

 

Analyse

 

[12]        Le paragraphe 160(1) de la LIR est reproduit ci‑après :

 

Transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance

(1) Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes :

 

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

 

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

 

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

 

les règles suivantes s'appliquent :

 

d) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d'une partie de l'impôt de l'auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d'imposition égale à l'excédent de l'impôt pour l'année sur ce que cet impôt aurait été sans l'application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l'article 74 de la Loi de l'impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l'égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l'égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

 

e) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des montants suivants :

 

(i) l'excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

 

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années;

 

aucune disposition du présent paragraphe n'est toutefois réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

L'objet du paragraphe 160(1) est d'empêcher un contribuable de se soustraire à l'impôt en transférant des biens à une personne qui a un lien de dépendance avec lui et qu'il décide d'avantager. Souvent, le contribuable continue de profiter du bien en question. Par exemple, sans cette disposition, un mari pourrait céder à son épouse son intérêt dans le domicile familial plutôt que de le perdre en conséquence d'une procédure de recouvrement engagée par l'ARC. Le couple pourrait ainsi continuer d'occuper les lieux. Le paragraphe 160(1) décourage de tels transferts de biens en rendant le bénéficiaire et l'auteur du transfert solidairement responsables du paiement de l'impôt dû par l'auteur du transfert, jusqu'à concurrence de l'excédent de la juste valeur marchande du bien cédé sur la juste valeur marchande de la contrepartie versée pour ce bien.

 

[13]        Selon la preuve documentaire produite par l'intimée, l'intimée reconnaît que l'appelante a payé à Elcan Optical la somme de 31 762 $ au titre de la dette de son père envers cette société. Cependant, l'intimée nie que cela constitue une contrepartie du paiement reçu d'Umicore Optical par l'appelante selon les instructions de son père.

 

[14]        D'abord, l'intimée affirme qu'aucune preuve documentaire n'établit les modalités de l'entente entre l'appelante et son père. Selon l'appelante, l'entente conclue avec son père était une entente orale.

 

[15]        L'intimée soutient aussi que la Cour ne devrait pas accepter le témoignage de l'appelante sur les modalités de l'entente sans la corroboration impartiale d'un tiers, parce que sa version des faits entourant l'entente diffère considérablement de son témoignage durant l'interrogatoire préalable. L'intimée fait observer que, lors de l'interrogatoire préalable, l'appelante avait affirmé qu'elle-même et son père avaient décidé d'exploiter ensemble une entreprise de récupération de ferraille. Selon le témoignage de l'appelante durant l'interrogatoire préalable, l'opération faisant l'objet de l'appel était la première opération conclue par elle et son père en tant qu'associés.

 

[16]        L'appelante reconnaît maintenant que son père était la seule personne à avoir participé activement à l'opération. C'est lui qui avait organisé l'achat de la marchandise et sa livraison à Umicore Optical. Il était présent dans les locaux d'Umicore Optical lorsque les résidus de produits optiques avaient été traités et le germanium récupéré. Il avait envoyé des instructions bancaires à Umicore Optical pour que la somme due soit déposée au compte bancaire de sa fille. Tout cela avait été fait parce que les comptes bancaires de M. Bragg-Smith étaient gelés en raison des mesures de recouvrement entreprises par l'ARC. Par conséquent, soutient l'intimée, je ne devrais accorder aucune crédibilité au témoignage de l'appelante à l'audience.

 

[17]        Je ne partage pas l'avis de l'intimée selon lequel je ne devrais accorder aucune crédibilité au témoignage de l'appelante. Son témoignage est confirmé par une preuve documentaire objective. L'intimée a produit une copie de la traite bancaire établie à l'ordre d'Elcan Optical. Les relevés bancaires de l'appelante montrent que la Banque de commerce avait prélevé sur le compte bancaire de l'appelante les fonds requis pour la traite bancaire. Le paiement à Elcan Optical a été fait le 26 novembre 2007, trois jours après que l'appelante avait reçu le paiement d'Umicore Optical. On peut raisonnablement en conclure qu'elle s'était engagée à payer cette dette conformément à l'entente conclue avec son père et qu'elle attendait que les fonds soient effectivement déposés dans son compte avant de payer Elcan Optical. Cette preuve confirme le témoignage de l'appelante sur ce point. Ma conclusion de fait est donc que l'appelante avait fait la promesse orale et juridiquement contraignante de payer 31 762 $ à Elcan Optical en contrepartie de la créance que lui avait cédée son père.

 

[18]        Dans ses conclusions écrites, l'intimée affirme que la somme payée à Elcan Optical ne constitue pas une « contrepartie », au sens du paragraphe 160(1) de la LIR, pour les raisons suivantes :

 

[TRADUCTION]

 

17.       La Cour d'appel fédérale a jugé que le paiement, par le bénéficiaire, des factures de l'auteur du transfert n'est une contrepartie valable que lorsque le bénéficiaire a fait une promesse juridiquement exécutoire de payer[2]. Par exemple, dans l'arrêt Raphael c. La Reine, l'auteur du transfert exploitait un certain nombre de bijouteries qui avaient souffert durant la récession du début des années 1990 et qui avaient finalement fait faillite.

 

18.       À ce moment‑là, l'auteur du transfert avait de l'argent dans son REÉR; il voulait s'en servir pour acquitter certaines de ses dettes et ainsi pouvoir continuer à exploiter son commerce. Toutefois, il savait que, si l'argent était déposé dans un compte à son nom, cet argent pouvait être saisi. Afin d'éviter que cela se produise et d'être en mesure de mettre son plan à exécution, l'auteur du transfert avait transféré l'argent dans le compte bancaire de la bénéficiaire. La bénéficiaire était l'épouse de l'auteur du transfert. Elle s'était engagée à payer certaines sommes à l'aide de ce compte selon les instructions de l'auteur du transfert. Une cotisation fut plus tard établie à l'encontre de la bénéficiaire en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi.

 

19.       L'un des arguments de la bénéficiaire devant la Cour d'appel fédérale était qu'elle avait donné une contrepartie valable, à savoir sa promesse d'effectuer des paiements uniquement selon les instructions de l'auteur du transfert[3]. La Cour a rejeté l'argument de la bénéficiaire. Dans ses motifs oraux, le juge Sexton expliquait que, si la bénéficiaire avait fait une promesse juridiquement exécutoire de verser de l'argent aux créanciers de l'auteur du transfert uniquement selon les instructions de celui‑ci et selon des montants correspondant aux fonds cédés, cela aurait pu constituer une contrepartie suffisante pour éviter l'application du paragraphe 160(1).

 

20.       Le juge Sexton a comparé l'obligation morale de payer à l'obligation juridique de payer. Il a conclu finalement que la bénéficiaire n'avait pas fait une promesse juridiquement exécutoire de payer les factures de l'auteur du transfert. Il fondait cette conclusion sur le fait que l'auteur du transfert ne pouvait pas contraindre la bénéficiaire à acquitter ses factures et sur le fait que, si une obligation juridique avait reposé sur la bénéficiaire, il aurait pu la contraindre à le faire[4].

 

[19]        J'observe que les faits de l'affaire Raphael sont très différents de la présente espèce. Dans l'affaire Raphael, les sommes transférées à la bénéficiaire étaient les économies de l'auteur du transfert. Ici, le paiement résultait de la conclusion d'une vente selon laquelle des marchandises achetées à Elcan Optical avaient été vendues à Umicore Optical. L'une des conditions de l'opération était que l'appelante paierait à Elcan Optical le prix auquel avait consenti son père.

 

[20]        L'opération a été menée à bien et l'appelante demeure assujettie à l'impôt dans la mesure du profit qu'elle a tiré de l'opération, c'est-à-dire la différence entre le montant du paiement et le montant qu'elle a payé à Elcan Optical. Ensuite, et aspect plus important, les motifs du juge Sexton dans l'arrêt Raphael montrent clairement que, selon la preuve produite dans cet appel, la bénéficiaire n'avait fait, à titre de contrepartie de la cession, aucune promesse juridiquement exécutoire de payer. Ici, au contraire, la preuve montre, selon la prépondérance des probabilités, que l'appelante s'était engagée oralement à acquitter la somme due à Elcan Optical à titre de contrepartie du paiement.

 

[21]        Pour tous ces motifs, l'appel est accueilli et l'affaire est déférée au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation conformément aux présents motifs.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de juillet 2012.

 

 

« Robert J. Hogan »

Le juge Hogan

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de novembre 2012.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


 

RÉFÉRENCE :                                 2012 CCI 252

 

N° DU DOSSIER DE LA COUR :   2009-3124(IT)G

 

INTITULÉ :                                      SYLVIA IMOLA BRAGG‑SMITH c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 1er mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L'honorable juge Robert J. Hogan

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 12 juillet 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelante :

Me Herbert Arnold

Avocat de l'intimée :

Me Ryan Gellings

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

          Pour l'appelante :

                   Nom :                             Herbert Arnold

                   Cabinet :               Arnold Foster LLP

 

          Pour l'intimée :               Myles J. Kirvan

                                                 Sous-procureur général du Canada

                                                 Ottawa, Canada

 



[1] La commande a été produite comme pièce R‑1, onglet 7.

 

[2] Raphael c. La Reine, 2002 CAF 23, paragraphe 10.

 

[3] Ibid., au paragraphe 9.

 

[4] Ibid., au paragraphe 10.

 

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