Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

Dossier : 2010-862(IT)G

 

ENTRE :

DANIELLE LEMIRE,

Appelante,

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

____________________________________________________________________

Appel entendu le 17 mai 2012, à Montréal (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Alain Tardif

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Serge Fournier

Avocat de l’intimée :

Me Benoît Mandeville

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

L'appel interjeté à l'encontre d’une cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu est accueilli, et conséquemment la cotisation est annulée, le tout avec dépens en faveur de l’appelante.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour d’octobre 2012.

 

 

 

 

« Alain Tardif »

Juge Tardif

 


 

 

Référence : 2012 CCI 367

Date : 20121018

Dossier : 2010-862(IT)G

 

ENTRE :

DANIELLE LEMIRE,

appelante,

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Tardif

  • [1] Il s’agit de l’appel d’une cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR »). Pour expliquer et justifier la cotisation, l’intimée a pris pour acquis les hypothèses de faits suivantes :

 

14. En établissant la cotisation en litige, le Ministre a tenu pour acquis les faits suivants :

 

  • a) Durant toute la période en litige (1997 à 2001 inclusivement), monsieur Dupuis était le « conjoint de fait » de l’appelante au sens du paragraphe 248(1) de la LIR.

 

  • b) Au moment de l’établissement de la cotisation en litige, monsieur Dupuis était toujours endetté des montants suivants en vertu de la LIR à l’égard des années d’imposition 1994 à 2001, inclusivement :


 

Année

Dette fiscale (impôt,

pénalités et intérêts)

1994

18 436,79 $

1995

33 951,58 $

1996

17 694,35 $

1997

38 296,13 $

1998

41 328,32 $

1999

49 247,28 $

2000

45 254,82 $

2001

35 275,54 $

Total

279 484,81 $

 

  • c) Au cours des années 1997 à 2001, inclusivement, monsieur Dupuis a déposé les sommes suivantes dans le compte de banque (folio numéro XXXX EOP) que l’appelante détenait à la Caisse populaire de Chambly (les « Dépôts ») :

 

Année

Somme totale déposée

1997

104 991,30 $

1998

134 739,36 $

1999

146 458,18 $

2000

154 491,89 $

2001

145 821,31 $

Total

686 502,04 $

 

  • d) L’appelante n’a donné aucune contrepartie pour les Dépôts.

 

  • e) Monsieur Dupuis était, pendant la période pertinente, comptable agréé.

 

  • f) Monsieur Dupuis a fait une première faillite le ou vers le 12 mars 1993.

 

  • g) Monsieur Dupuis a fait une seconde faillite le 5 juillet 2007.

 

  1. Au soutien de la cotisation en litige, le sous-procureur général du Canada ajoute les faits suivants :

 

  • a) L’appelante et monsieur Dupuis agissaient de concert quant aux Dépôts.

 

  • b) Tel que déjà mentionné au paragraphe 5 de la présente réponse, dans une lettre adressée à madame Franca Timpano, agente des appels de l’Agence du revenu du Canada, le représentant au dossier de l’appelante reconnu que l’appelante et monsieur Dupuis étaient des « conjoints de fait » durant la période pertinente.

 

La preuve a fait ressortir les faits suivants :

 

  • [2] Dupuis est comptable agréé, l’appelante est infirmière.

 

  • [3] À la suite de leur rencontre en 1993, un lien d’amitié et de confiance s’installe entre Dupuis et l’appelante si bien qu’ils en viennent, au cours de la période s’échelonnant entre 1997 et 2001 inclusivement, à vivre une « relation soutenue » au point que Dupuis résidait de manière ponctuelle chez l’appelante. D’ailleurs il a reconnu avoir signé un bail sur lequel il donnait comme adresse la même adresse que l’appelante.

 

  • [4] Au cours de la période pertinente, Dupuis était redevable de montants substantiels en vertu de la LIR à l’égard des années d’imposition 1994 à 2001, inclusivement. Selon le Ministre, la dette totale de Dupuis s’élevait alors à 279 484,81 $.

 

  • [5] À cause de ses problèmes financiers, Dupuis rencontrait, lors de la période pertinente, des difficultés pour l’encaissement de ses chèques; la banque retenait les chèques un long délai avant de libérer les sommes.

 

  • [6] De tels délais compliquaient la gestion de son bureau de comptable. Dupuis se tourne alors vers l’appelante et lui demande de négocier certains chèques endossés en les faisant transiter par son compte personnel.

 

  • [7] Désireuse de l’aider, l’appelante accepte. Tout au long de la période pertinente, elle se présentait donc au guichet automatique, déposait les chèques et procédait au retrait du ou des montants équivalents aux chèques qu’elle remettait à Dupuis.

 

  • [8] Règle générale, les sommes obtenues suite au dépôt des chèques étaient enregistrées directement dans le compte bancaire personnel de l’appelante puis retirées en totalité la journée même.

 

  • [9] À de rares occasions, les sommes pouvaient demeurer quelques jours dans le compte bancaire de l’appelante. À l’occasion, Dupuis lui demandait expressément de se rembourser des petits montants qu’elle avait dû débourser à même les sommes déposées. Il s’agissait cependant d’une portion très marginale de l’ensemble des sommes encaissées par l’appelante. D’autre part, il s’agissait essentiellement de dépenses effectuées à la demande de Dupuis, telles que billets de spectacles, billets de hockey, et autres.

 

  • [10] Il n’existait aucune entente écrite entre l’appelante et Dupuis. Les choses étaient cependant très simples. L’appelante négociait les chèques pour de l’argent comptant qu’elle remettait aussitôt à Dupuis. Les seules exceptions avaient trait à de petites dépenses effectuées par l’appelante à la demande expresse de Dupuis.

 

  • [11] Dupuis n’a jamais informé l’appelante de ses problèmes financiers et encore moins de ses dettes fiscales.

 

  • [12] Lors d’une vérification par Revenu Québec en 2002, informée des risques inhérents à une telle pratique, l’appelante a alors immédiatement cessé d’échanger des chèques pour le compte de Dupuis.

 

  • [13] Les dépôts étaient clairement identifiés par un code particulier et distinctif. Il en était ainsi pour les retraits. Cette caractéristique a été clairement démontrée. L’extrait du témoignage de l’appelante en atteste.

 

[…]

R. Mon nom à moi, Danielle Lemire.

Q. Maintenant, Madame Lemire, on voit des annotations dans ce carnet. À l’occasion, des mentions, des « A » majuscules, et à d’autres occasions, par exemple Canadian Tire, Hydro, Videotron.

R. H’m.

Q. Qui a fait ces notes-là dans votre carnet?

R. Moi.

Q. Pardon?

R. Toujours moi.

Q. Madame Lemire, les « A » majuscules, qu'est-ce qu'ils signifient?

R. Ça signifie Albert.

Q. Pour M. Albert Dupuis?

R. C'est ça.

Q. Alors maintenant, Madame Lemire, je vous ai remis le cartable qui est reproduit. Si vous allez à la première page 3 du document, pour la période concernée, qui est 1997, on peut voir le 6 janvier, « DGA », dépôt au guichet automatique, 500 $.

R. Oui.

Q. Vous avez écrit « A ».

R. H’m.

Q. Et le même jour, vous écrivez « RGA ». C’est écrit :

 

« Retrait au guichet automatique,

500 $. » -- Tel que lu

 

Q. Qu'est-ce que ça représente ça, Madame Lemire?

R. Que je déposais le chèque et je le retirais aussitôt et je lui remettais l’argent.

Q. Si je vais maintenant à la page 4, la première page 4, on voit le 7 janvier?

R. Oui.

Q. 800 $.

R. H’m.

Q. Et on voit...

SON HONNEUR: 800 $, parce que vous additionnez les deux dépôts là?

Me FOURNIER: Non, c’est dépôt... Si vous regardez, Monsieur le juge, le 800 $,---

SON HONNEUR: Ah, non! Correct.

Me FOURNIER: ---le DGA, c’est le dépôt.

SON HONNEUR: O.K. D’accord. Puis il est sorti par un 300 $ puis un 500 $.

Q. C’est exact?

R. Oui, c'est ça.

Q. Et là, je continue. Vous avez le 14 janvier, un dépôt de 1 000 $.

R. H’m.

Q. Le même jour, vous avez deux retraits?

R. Oui, c'est ça.

Q. Maintenant le 14 janvier, vous avez un dépôt de 1 000 $ et deux retraits de 500 $.

R. H’m.

Q. Le 15 janvier, un dépôt de 122 $ et un retrait de 120 $, c’est exact?

R. Oui.

Q. Pouvez-vous encore m’expliquer comment ça fonctionnait? Quand on voit le dépôt, c’est que vous déposez le chèque pour M. Dupuis?

R. Oui. Et je retire toujours aussitôt et je lui remets l’argent. Tout simplement. C’est toujours moi qui vais à la Caisse. C’est ma carte.

Q. Est-ce qu'il arrivait, Madame Lemire, que les montants n’étaient pas remis immédiatement, mais qu’ils étaient conservés pendant une certaine période, un certain nombre de jours?

R. Oui, et c’était à sa demande.

Q. Pouvez-vous nous expliquer, quand vous dites « à sa demande », qu'est-ce que vous voulez dire, Madame Lemire?

R. Bon. C’est arrivé que j’ai mis des choses sur ma carte Visa, comme une réservation de théâtre, de pièce de théâtre et pour me rembourser, il me disait : […]

 

[…]

Q. Le même jour, vous avez deux retraits?

R. Oui, c'est ça.

Q. Maintenant le 14 janvier, vous avez un dépôt de 1 000 $ et deux retraits de 500 $.

[…]

 

  • [14] La prépondérance de la preuve a aussi établi que les dépôts étaient assujettis à des instructions claires et précises que l’appelante respectait à la lettre :

 

[…]

R. Alors il m’a demandé si je pouvais le dépanner en changeant son chèque.

Q. Quand vous dites changer son chèque, qu'est-ce que vous voulez dire?

R. J’allais au guichet, je le changeais et je lui redonnais l’argent tout de suite. Bien tout de suite... Aussitôt que je le revoyais.

Q. Mais vous la retiriez de quelle façon?

R. Au complet, au guichet.

Q. Comment ça se passait? Il vous remet le chèque, par exemple, le lundi après‑midi?

R. Oui, il le signe. Il l’endosse. Il me demande si je peux lui rendre le service et la prochaine fois que je le revois, je lui remets l’argent. D’ailleurs, je le notais à chaque fois dans mon livret.

[…]

 

[…]

Q. C’est l’entente que vous aviez avec lui?

R. Oui, c'est ça.

Q. Madame Lemire, est-ce que vous avez utilisé à des fins personnelles une partie, quelle qu’elle soit, des montants ou des chèques que vous avez encaissés pour M. Dupuis?

R. Jamais.

Q. Madame Lemire, vous avez mis fin à cet accommodement pour M. Dupuis en 2002. Pouvez-vous nous expliquer dans quel contexte?

R. Revenu Québec m’a auditionné. Je ne sais pas si c’est comme ça qu’on dit ça. Ils ont regardé tout ça, ils m’ont rencontrée, et M. Dupuis aussi, les deux, et ils m’ont dit que si je voulais éviter des problèmes, d’arrêter ça, et je n’ai plus jamais changé [sic] un seul chèque pour M. Dupuis.

Q. Pendant les dix années ou à peu près, mettons les sept années que vous avez entretenu une relation privilégiée, pour suggérer un mot pour éviter de confondre, avez-vous eu des discussions avec M. Dupuis sur sa situation financière?

R. Je n’en savais absolument rien. On ne parlait pas d’argent.

Q. Ça ne vous intéressait pas de savoir, de connaître sa situation financière?

R. Je n’ai jamais été questionneuse sur ce sujet-là. Je lui faisais confiance.

Q. Juste pour revenir en arrière un petit peu, Madame Lemire, alors partout dans la pièce A-2, qui est le cahier devant vous, lorsque c’est marqué « A » à côté de « DGA », c’et [sic] que vous avez déposé un chèque payable au nom de M. Dupuis?

R. Oui.

Q. Et lorsque c’est marqué « RGA », c’est un retrait au guichet, et quand il y a un « A » à côté, c’est que vous avez remis l’argent à M. Dupuis?

R. Exactement.

Q. Est-ce qu'il y avait des limitations sur les montants que vous pouviez retirer du guichet automatique pendant les années ’97 à 2001? Par jour ou par transaction, Madame Lemire.

R. Par jour, je crois... C’est loin là, ça fait beaucoup d’années, mais il me semble que c’était 1 000 $. Mais c’est loin là.

Q. Et par transaction, par « visite »?

R. Par visite? Une visite, c'est ça, c’est 1 000 $, j’imagine.

Q. C’est parce que j’essaye de comprendre pourquoi quand on a chèque de 800 $, le même jour on a un retrait de 500 $ et un retrait de 300 $ qui apparaissent à votre carnet.

R. Parce que si je dépose 800 $, je retire 800 $.

Q. Mais pourquoi vous avez pas retiré 800 $ d’un coup? Pourquoi on voit dans le carnet...

R. Ah! Non, c’est parce qu'on ne peut pas au guichet. Je pense que dans ces années-là, je pense qu’on ne pouvait pas mettre 800 $. C’est pour ça que c’était 500 $ puis 300 $. C’est loin là, ça fait 15 ans.

Q. H’m.

R. Je pense qu’on ne pouvait pas mettre 800 $, sinon je l’aurais fait.

[…]

 

  • [15] Très récemment, quelques décisions relatives à des cotisations établies en vertu de l’article 160 de la LIR ont été rendues. Il s’agit des décisions suivantes :

 

1) Stéphanie Lapierre c. Sa Majesté la Reine, dossier 2010-1542(IT)G, Juge Angers, 11 septembre 2012.

 

2) Sylvia Imola Bragg-Smith v. Her Majesty the Queen, dossier 2009‑3124(IT)G, Juge Hogan, 12 juillet 2012.

 

3) 9101-2310 Québec Inc. c. Sa Majesté la Reine, dossier 2009‑2880(IT)G, Juge Archambault, octobre 2012.

 

  • [16] Aux termes de ces nouvelles décisions, un transfert de bien assujetti simultanément à des obligations précises dans le cadre d’un mandat spécifique relatif au bien visé pour l’application de l’article 160 ne constitue pas un transfert aux termes des dispositions prévues à l’article 160 de la Loi.

 

  • [17] En d’autres termes, dans le cadre d’un mandat, un transfert assujetti à des conditions claires, précises et convenues par les deux parties ayant pour objet le bien ciblé par l’avis de cotisation faisant l’objet du litige n’aurait pas pour effet d’appauvrir le patrimoine du cédant ni d’enrichir celui du cessionnaire. faisant ainsi échec à une cotisation établie en vertu de l’article 160 de la LIR.

 

Droit applicable

 

  • [18] Le paragraphe 160(1) de la LIR se lit comme suit :

 

(1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s’appliquent :

d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

  • [19] Comme l’a énoncé la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») dans Livingston c. R., 2008 CAF 89, l’application du paragraphe 160(1) est assujettie aux quatre conditions suivantes :

 

  • 1) L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

 

  • 2) Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

 

  • 3) Le bénéficiaire du transfert doit être :

  1. soit l’époux ou conjoint de fait de l’auteur du transfert au moment de celui‑ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

  2. soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

  3. soit une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance.

 

  • 4) La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

 

La notion de transfert

 

  • [20] La notion de transfert a été appliquée de façon très stricte par la CAF dans l’arrêt Livingston, précité.

 

  • [21] En Cour d’appel fédérale, Mme Livingston a soutenu qu’il n’y avait pas eu transfert, puisque l’auteur du transfert ne s’était pas dessaisi des sommes déposées sur le compte. La CAF rejette cet argument et affirme que le dépôt fait par une personne dans le compte bancaire d’une autre constitue un transfert au sens du paragraphe 160(1) :

 

21 Le dépôt de sommes sur le compte bancaire d'une autre personne constitue un transfert de biens. Rappelons, pour lever toute ambiguïté, que le dépôt de sommes par Mme Davies sur le compte de l'intimée permettait à cette dernière de les en retirer n'importe quand. Le bien transféré était le droit d'exiger de la banque qu'elle remette à l'intimée la totalité des sommes déposées. La valeur de ce droit était la valeur totale desdites sommes.

 

22 En outre, il y a transfert de biens pour l'application de l'article 160 même si la propriété bénéficiaire ou effective n'a pas été transférée. Le paragraphe 160(1) s'applique à tout transfert de biens – « au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon ». Par conséquent, ce paragraphe définit le transfert à une fiducie comme un transfert de biens. Il est certain que, même si l'auteur du transfert est le bénéficiaire de la fiducie, le titre juridique a été transféré au fiduciaire. Il s'agit donc là d'un transfert de biens pour l'application du paragraphe 160(1), qui, après tout, a entre autres pour objet d'empêcher l'auteur du transfert de cacher ses biens, y compris derrière une fiducie, pour éviter que l'ARC ne les saisisse. Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument de l'intimée selon lequel Mme Davies a conservé le titre de bénéficiaire des sommes déposées.

 

23 L’initimée invoque la décision de la Cour canadienne de l’impôt LeBlanc v. R. (1999), 99 D.T.C. 410 (T.C.C.), où le juge Hamlyn a conclu que les biens déposés sur le compte bancaire conjoint de l’appelante et de son époux n’étaient pas dévolus à l’appelante, au motif qu’elle agissait comme mandataire de son mari malade. Cette conclusion est en soi suspecte : il y avait certainement eu transfert de biens. Comme il avait conclu à l’absence de transfert de biens, le juge Hamlyn n’a pas examiné le point de savoir si la conjointe avait donné une contrepartie.

 

  • [22] Ainsi le dossier Livingston semble renverser un courant jurisprudentiel très ancré selon lequel l’existence d’un mandat entre l’auteur et le bénéficiaire du transfert fait en sorte qu’il n’y a pas de transfert.

 

  • [23] Étant la pierre angulaire quant à l’ouverture d’un recours fondé sur l’article 160 de la LIR, il importe évidemment de préciser l'étendue de la notion de « transfert » telle qu’utilisée par cette disposition. Notons que le terme « transfert » n’est pas défini dans la LIR.

 

  • [24] Comme point de départ, de nombreuses décisions portant sur l'application de l'article 160 de la LIR ont cité l'affaire Fasken Estate v. Minister of National Revenue, [1948] Ex. C.R. 580 (Can. Ex. Ct.). Dans cette affaire, le président Thorsen, de la Cour de l'Échiquier, a déclaré au paragraphe 12 :

 

[TRADUCTION]

 

Le mot «transfert» n'est pas un terme technique et n'a pas de sens technique. Il n'est pas nécessaire qu'un transfert de biens d'un mari à sa femme revête une forme particulière ou qu'il soit fait directement. Il suffit que le mari se départisse [ sic ] des biens en faveur de sa femme, c'est-à-dire qu'il lui cède les biens. Le moyen par lequel il parvient à ce résultat, que ce soit directement ou indirectement, peut à juste titre être appelé un transfert. [...]

 

  • [25] La version originale anglaise de ce passage est encore plus révélatrice alors qu’elle stipule :

 

(…) [a]ll that is required is that the husband should so deal with the property as to divest himself of it and vest it in his wife, that is to say, pass the property from himself to her. (…)

 

[Je souligne.]

 

  • [26] Dans l’arrêt St. Aubyn v. Attorney-General, [1952] A.C. 15, Lord Radcliffe circonscrit la notion de « transfert » d’une manière très similaire à celle du président Thorsen alors qu’il écrit :

 

If the word ‘transfer’ is taken in its primary sense, a person makes a transfer of property to another person if he does the act or executes the instrument which divests him of the property and at the same time vests it in that other person. (page 53)

 

  • [27] Une autre décision pertinente quant au concept de « transfert » est Dunkelman v. Minister of National Revenue (1959), 59 D.T.C. 1242 (Can. Ex. Ct.), également de la Cour de l'Échiquier du Canada. Dans cette affaire, comme dans Fasken Estate, précité, il s'agissait de déterminer si les règles d'attribution étaient applicables. Par contre, dans Dunkelman, il fallait aussi déterminer si un prêt consenti à une fiducie constituait un transfert aux fins du paragraphe 22(1) de la LIR Après avoir cité l’affaire St. Aubyn, précitée, le juge Thurlow dit au paragraphe 11 :

 

The expression “has transferred” in Section 22(1) has, in my opinion, a similar meaning. All that is necessary is that the taxpayer shall have so dealt with property belonging to him as to divest himself of it and vest it in a person under 19 years of age. The means adopted in any particular case to transfer property are of no importance, as it seems clear that the intention of the subsection is to hold the transferor liable for tax on income from property transferred or on property substituted therefor, no matter what means may have been adopted to accomplish the transfer. Nor is the scope of the provision affected or qualified by expressions such as “as if the transfer had not been made”, which appeared in the corresponding section of the Income War Tax Act. Vide McLaughlin v. Minister of National Revenue, [1952] Ex. C.R. 225, [1952] C.T.C. 104. On the other hand, it is also clear that the subject matter of a transfer that is within the section must be property of the transferor, not that of some other person, and if the subsection is to apply, such property must have been vested by him in a person under 19 years of age.

 

[Je souligne.]

 

  • [28] Les enseignements de la Cour de l'Échiquier du Canada dans Fasken Estate, précité, furent repris par la Cour canadienne de l’impôt notamment dans Raphael v. R., [2000] 4 C.T.C. 2620, confirmé par la Cour fédérale d’appel [2002] 2 C.T.C. 75. Voir également la décision de la Cour fédérale d’appel dans Medland v. R., [1999] 4 C.T.C. 293 (C.A.F.).

 

  • [29] Les propos du président Thorsen ont également été cités avec approbation par le juge Archambault dans Tétrault c. R., [2004] 4 C.T.C. 2234. Dans cette affaire, après avoir fait un survol particulièrement complet sur la jurisprudence pertinente sur la notion de « transfert » utilisée au paragraphe 160(1) de la LIR, le juge Archambault ajoute au paragraphe 39 :

 

À mon avis, il ressort des décisions Fasken et Dunkelman que, pour qu'il y ait un transfert d'un bien aux fins des règles d'attribution, il est essentiel que l'auteur du transfert se soit départi de son droit de propriété et que le bien ait été dévolu au bénéficiaire. La simple possession d'un bien prêté avec l'obligation de le rendre ne satisfait pas à cette condition. À mon avis, tel est le sens qu'il faut donner à l'expression «qu'il lui cède les biens». Il faut également retenir ce sens aux fins du paragraphe 160(1) de la Loi. (…)

 

[Je souligne.]

 

  • [30] Il appert donc des décisions Fasken, St. Aubyn et Dunkelman que pour qu'il y ait un transfert de bien aux fins des règles d'attribution, il est indispensable que l'auteur du transfert ait renoncé à son droit de propriété et que le bien ait été cédé au bénéficiaire. La simple possession d'un bien ne satisfait pas à cette condition puisqu’un transfert « est un acte juridique qui a pour conséquence de transférer la propriété du bien qui fait l'objet du transfert. En d'autres termes, le bien transféré change de patrimoine. Le bien quitte le patrimoine du cédant pour faire partie de celui du bénéficiaire du transfert » (voir Doucet c. R., 2007 D.T.C. 1029 aux paragraphes 23 et 24).

 

  • [31] Dans Livingston précité, la Cour d’appel fédérale fait des commentaires peu compatibles avec l’abondante jurisprudence dont fait l’objet le terme « transfert ». Au paragraphe 21 précité de cette affaire, le juge Sexton a fait une observation à l'effet qu'un dépôt de sommes d’argent sur le compte bancaire d'autrui constitue un transfert au sens de l'article 160 de la LIR. Quant aux conditions requises pour un transfert, il est intéressant de s’en remettre au paragraphe 22, également précité.

 

  • [32] Ainsi, la Cour d’appel fédérale semble catégorique à l’effet que le dépôt de sommes sur le compte bancaire d'autrui constitue automatiquement un transfert de biens. En ce sens, dans des circonstances telles que l’encaissement de chèques par un proche, le juge Sexton justifie son syllogisme juridique en stipulant que le bien transféré se trouve alors à être non pas les liquidités à proprement parler découlant des chèques, mais bien le droit d'exiger de la banque la totalité du montant déposé. La valeur de ce droit est la valeur totale des dites sommes.

 

  • [33] La Cour d’appel fédérale paraît vraisemblablement s’éloigner des enseignements édictés préalablement par les décisions Fasken, St. Aubyn et Dunkelman, lesquelles, rappelons-le, stipulent que pour qu'il y ait un transfert de bien aux fins des règles d'attribution, il est indispensable que l'auteur du transfert ait renoncé à son droit de propriété. Dans l’affaire Livingston, la Cour d’appel fédérale semble plutôt assujettir le déclenchement de l’article 160 au contrôle effectif exercé ou pouvant théoriquement être exercé par l’appelante sur les sommes d’argent transférées sans nécessairement faire état d’un réel transfert du droit de propriété quant à ces montants. Voir Livingston, précité, au paragraphe 21.

 

  • [34] Permettre l’application du paragraphe 160(1) à des situations comportant simplement un transfert du contrôle effectif exercé sur un bien, est-il conforme avec l’essence même de la disposition? Le paragraphe 160(1) vise à protéger l'intégrité du patrimoine du débiteur fiscal contre des mesures prises par ce dernier afin de frustrer le fisc. De là, si transfert il y a, la nécessité d'une contrepartie à ce transfert correspondant à la juste valeur marchande du bien transféré est essentielle, sinon le cessionnaire devient responsable de la dette fiscale du cédant jusqu’à concurrence de l’avantage ou du bénéfice obtenu lors du transfert. Voir Larouche c. R., [2010] 4 C.T.C. 202, (C.A.F.).

 

  • [35] Un bien simplement en possession ou sous le contrôle d’un tiers n’a pas pour effet de le soustraire du patrimoine du débiteur fiscal. Quoique la portée du terme « transfert » soit étendue, encore faut-il, pour qu'il y ait transfert, que l'auteur du transfert ait satisfait à une condition préalable, soit avoir réellement dévolu le bien au prétendu bénéficiaire ou cessionnaire.

 

  • [36] D’ailleurs, par suite du transfert, la mécanique de l’article 160 limite la responsabilité solidaire du cessionnaire au montant équivalent à la valeur du bien qui lui a été transféré, moins la valeur de la contrepartie donnée en retour, jusqu'à concurrence de l'impôt exigible du cédant. La logique derrière le calcul prévu à l’alinéa 160(1)(e), quant au montant correspondant à la responsabilité du cessionnaire, vise simplement à remettre celui-ci dans l’état où il se trouvait avant de bénéficier du transfert. Toujours faut-il, cependant, que le patrimoine du cessionnaire ait effectivement accueilli le bien en question et que le tout se soit traduit par un enrichissement. Si l’effet du présumé transfert est neutre, le cessionnaire n’aura aucune obligation à l’endroit du fisc.

 

  • [37] Quelques mois après l’affaire Livingston, la Cour canadienne de l’impôt, sous la plume du juge P. Boyle, s’est permise quelques réflexions dans un dossier où la couronne faisait abondamment référence aux enseignements du juge Sexton. Il s’agit du dossier Gambino v. R., [2009] 3 C.T.C. 2129.

 

  • [38] Dans cette cause, Mme Gambino avait encaissé sept chèques d’invalidité de 1 500 $ émis au nom de son fils par Manulife Financial. Mme Gambino avait reçu comme instruction de son fils d'encaisser les chèques d'invalidité au fur et à mesure de leur réception. Elle se rendait donc à pied à un établissement de Canada Trust situé tout près et elle encaissait les chèques endossés par son fils après les avoir elle-même endossés à la banque. On lui remettait le montant du chèque en espèces, elle retournait à la maison et elle donnait l'argent à son fils.

 

  • [39] Aux paragraphes 29 et 30 de ses motifs dans l’arrêt Gambino, le juge P. Boyle s’exprime comme suit :

 

29 Or, aucune intention de cette nature n'existe en l'espèce. De même, la Couronne n'a pu, lorsqu'elle en a eu l'occasion, préciser comment l'ARC aurait pu être lésée par le fait que Mme Gambino encaisse les chèques de son fils avant que celui-ci ne dépense l'argent au lieu que ce dernier encaisse lui-même ses chèques avant de dépenser l'argent. Si l'ARC avait eu connaissance du fait que Manulife versait des prestations à intervalles réguliers à Francesco Gambino, elle aurait pu efficacement saisir-arrêter les sommes en délivrant une demande formelle de paiement à l'institution financière. (…)

 

30 La thèse avancée par le ministre est totalement dépourvue de sens commun. Signe de son évidente inexactitude, elle aurait pu être invoquée par le ministre contre Mme Gambino même si Francesco Gambino avait utilisé les fonds pour payer l'ARC afin de réduire sa dette fiscale. Plus ridicule encore, les arguments techniques présentés par la Couronne auraient pu être avancés même si le fils de Mme Gambino avait remis à cette dernière les chèques endossés de Manulife et lui avait demandé de les apporter au bureau fiscal de l'ARC pour que les sommes en cause soient appliquées au crédit de sa bien plus importante dette fiscale.

 

[Je souligne.]

 

  • [40] Dans une autre décision comportant une trame factuelle similaire à celle du présent dossier, le juge C. J. Miller a souscrit au raisonnement de son collègue, le juge P. Boyle. Voir Pearson c. La Reine, 2009 CCI 338, au paragraphe 16.

 

  • [41] Bien que l’affaire Livingston soit une décision qui fait autorité, plusieurs décisions de la Cour canadienne de l’impôt sont à l’effet que des sommes versées à un mandataire pour être utilisées totalement au bénéfice ou selon les directives précises du mandant ne constituent pas un transfert au sens du paragraphe 160(1).

 

  • [42] D’abord, dans la décision LeBlanc v. R., 99 D.T.C. 410 (T.C.C.), le juge Hamlyn a considéré que le dépôt de sommes dans le compte conjoint des époux n’était pas un transfert, dans la mesure où l’appelante utilisait les sommes pour s’occuper des finances de son mari malade. Le juge Hamlyn avait conclu que les montants d’argent n’avaient été ni dévolus ni transmis à l'appelante. La Cour avait également retenu l'argument de l'avocat de l'appelante selon lequel sa cliente agissait, au cours de la période pertinente, à titre de représentante de son mari affaibli et que ce n'est qu'en sa qualité de mandataire qu'elle avait retiré des fonds des comptes du Dr LeBlanc et qu'elle les avait utilisés. Voir LeBlanc, précité, au paragraphe 24.

 

  • [43] De même, dans la décision Tétrault, précitée, le juge Archambault émet l’opinion que s’il existe un mandat valide entre l’auteur et le récipiendaire dudit transfert et que le mandataire n’utilise pas les sommes à son bénéfice, les sommes d’argent ne passent pas dans le patrimoine de ce dernier et il ne devrait pas y avoir transfert. À cet effet, il précise ce qui suit au paragraphe 40 de ses motifs :

 

40 Il découle de l'analyse de la notion de transfert utilisée au paragraphe 160(1) de la Loi que des sommes versées à un mandataire pour être dépensées au bénéfice du mandant ne constituent pas non plus un transfert aux fins de ce paragraphe. Dans ces circonstances, le mandant ne se départ pas de son droit de propriété sur les sommes confiées au mandataire et elles ne sont pas dévolues au mandataire. Le mandant demeure le propriétaire de ces sommes. (…)

 

  • [44] Toutefois, il semble que la Cour d’appel fédérale ait mis un bémol sur ce courant dans l’arrêt Livingston, précité. En fait, le juge Sexton réfère spécifiquement à la conclusion du juge Hamlyn dans LeBlanc à l’effet qu’un mandat puisse faire en sorte qu’il n’y ait pas transfert :

 

23 L'intimée invoque la décision de la Cour canadienne de l'impôt LeBlanc v. R. (1999), 99 D.T.C. 410 (T.C.C.), où le juge Hamlyn a conclu que les biens déposés sur le compte bancaire conjoint de l'appelante et de son époux n'étaient pas dévolus à l'appelante, au motif qu'elle agissait comme mandataire de son mari malade. Cette conclusion est en soi suspecte: il y avait certainement eu transfert de biens. Comme il avait conclu à l'absence de transfert de biens, le juge Hamlyn n'a pas examiné le point de savoir si la conjointe avait donné une contrepartie.

 

  • [45] Cela dit, depuis Livingston, certaines décisions de la Cour canadienne de l’impôt ont tout de même continué de tenir compte de la notion de mandat pour déterminer s’il y a, conformément à l’article 160, un transfert. Il est intéressant de voir le raisonnement du juge C. J. Miller dans la décision Pearson, précitée, à cet effet :

 

[14] Toutefois, même si je concluais qu’elle a bien rendu l’argent à son père, il faudrait se poser la question de savoir si elle a simplement agi à titre de mandataire de celui-ci, comme une employée sans lien de dépendance qui s'occupait des opérations bancaires de son employeur. Les versions des Pearson ne sont simplement pas assez cohérentes pour me permettre de conclure à l'existence d'un mandat : il n’y a aucun contrat d'emploi, aucun document bancaire, aucune trace des fonds; c’est tout simplement insuffisant.

 

  • [46] En fait, dans l’arrêt Gambino, le juge Boyle conclut à l’existence d’une contrepartie suffisante. Mme Gambino encaissait les chèques d’invalidité de son fils à la banque et lui rapportait ensuite les liquidités obtenues :

 

[31] J’accepte le fait que Mme Gambino ait eu l’intention et se soit empressée de rapporter à son fils les espèces obtenues au titre des chèques encaissés. Je reconnais aussi qu’il était de l’intention de Mme Gambino que son fils lui rembourse le prêt de 500 $ qu’elle lui avait consenti. J’accepte qu’elle n’ait pas pensé que son fils avait eu l’intention de lui faire un don de l’une quelconque de ces sommes. Je suis convaincu qu’une contrepartie, au sens où ce terme est employé à l’article 160, a été donnée pour chacune des sommes qui ont brièvement passé entre ses mains. Je suis également convaincu que son engagement à cet effet ou, quoi qu’il en soit, son intention d’effectivement agir ainsi, existait au moment où les chèques endossés lui ont été transférés.

[Je souligne.]

 

  • [47] Dans l’affaire Pearson, le juge C. Miller souscrit à l’interprétation du juge Boyle dans Gambino et met en garde contre l’interprétation trop stricte que cherchait à appliquer la Couronne :

 

[16] J’ai été quelque peu surpris du fait que l’avocate de l’intimée a dit que cette décision était erronée — ce qui impliquait qu’on avait satisfait aux exigences clairement formulées à l’article 160 — et que la décision que la Cour a rendue à l’égard de Mme Gambino était motivée par la compassion. Cette interprétation très stricte que propose la Couronne mènerait non seulement à des résultats excessivement sévères, mais aussi à des pouvoirs de recouvrement plus larges que ceux qu'on a voulu conférer au moyen de l'article 160. La décision Gambino est bien fondée. Une contrepartie était passée de la mère au fils, et c'était une contrepartie sous la forme d’une obligation de lui remettre la totalité du montant. (…)

 

[Je souligne.]

 

  • [48] Il conclut toutefois que, dans cette affaire, la preuve en l’espèce ne permettait pas d’affirmer qu’il y avait une obligation susceptible de justifier une conclusion selon laquelle Mme Pearson a donné une contrepartie suffisante :

 

[16] (…) Peut-être que Mme Pearson rendait une partie de l'argent, peut‑être pas. Peut‑être qu’elle l’a fait, peut‑être pas. Il y a trop de « peut‑être » et pas suffisamment de preuves concrètes et crédibles. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que Mme Pearson n’a donné aucune contrepartie suffisante. Ainsi, il a été satisfait à chacune des quatre exigences de l’article 160 et Mme Pearson est bel et bien solidairement responsable avec son père de la dette fiscale de celui-ci, et ce, jusqu'à concurrence du montant de l’argent qu'elle a reçu de lui.

 

  • [49] L’affaire Miller c. R., 2011 CCI 412, est également très intéressante; le mari avait déposé des fonds dans le compte bancaire de son épouse. Celle-ci avait retiré près de 60 000$ en vue d’acquitter des dépenses associées au cabinet dentaire de son époux. Le juge Little avait décidé qu’il y avait obligation légalement exécutoire de rembourser les dépenses.

 

  • [50] La plupart des arrêts auxquels il a été fait référence portent sur des transferts dont l’objet était des chèques, le plus souvent déposés dans le compte du présumé bénéficiaire du transfert. Or, l’argent est un bien fongible assujetti à une règle particulière au niveau du transfert de propriété.

 

  • [51] Le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») prévoit au paragraphe 1453(2) C.c.Q., ce qui suit :

 

§ 3. — Des effets particuliers à certains contrats

I. — Du transfert de droits réels

1453. Le transfert d'un droit réel portant sur un bien individualisé ou sur plusieurs biens considérés comme une universalité, en rend l'acquéreur titulaire dès la formation du contrat, quoique la délivrance n'ait pas lieu immédiatement et qu'une opération puisse rester nécessaire à la détermination du prix.

Le transfert portant sur un bien déterminé quant à son espèce seulement en rend l'acquéreur titulaire, dès qu'il a été informé de l'individualisation du bien.

[Je souligne.]

 

  • [52] Dans l'affaire Chua c. Von Braun, J.E. 93-1872, (C.S.) le juge Croteau a souligné que pour qu'une personne puisse démontrer un droit dans une somme d'argent, il faut établir que l'argent revendiqué peut être identifié, étant donné qu’il s’agit d’un bien fongible. Or, dès que les sommes sont confondues dans la masse monétaire d'un compte particulier, l'argent déposé perd alors toute identité.

 

  • [53] Dans l'affaire Les Boutiques San Francisco Inc. c. Claudel Lingerie Inc, J.E. 2004-1359 (C.S.), au paragraphe 57, le juge Clément Gascon a conclu dans le même sens :

 

Comme chacun sait, l'argent est un bien fongible. Pour en revendiquer la propriété, il faut qu'il soit clairement identifiable. Il ne suffit pas qu'il soit simplement quantifiable. Notre Cour l'a déjà dit à plus d'une reprise.

 

  • [54] La Cour suprême du Canada a énoncé ce principe dès 1989 dans l'arrêt Colombie-Britannique c. Henfrey Samson Belair Ltd., [1989] 2 R.C.S. 24. Dans cette affaire, le vendeur avait perçu la taxe provinciale de vente et avait confondu ces sommes avec ses autres revenus. Bien qu'il paraisse incontestable que ces sommes n'appartenaient pas à la faillie, la Cour suprême conclut que, les sommes ayant été confondues avec les autres avoirs de la faillie, le fisc ne pouvait en réclamer la propriété en vertu d'une fiducie de common law. La juge McLachlin, alors juge puînée, écrit :

 

(…) Par contre, si la somme a servi à acquérir d'autres biens et ne peut être retracée, il n'y a pas de «biens détenus […] en fiducie» au sens de l'al. 47a). La province a une créance garantie seulement par un privilège et l'al. 107(1)j) s'applique.

 

[…]

 

(…) La province a un droit de fiducie et donc de propriété sur les montants de taxe perçus dans la mesure où ils peuvent être identifiés ou retracés. Dès que ces sommes perdent ce caractère, tout droit de propriété découlant de la common law ou de l'equity disparaît. (…)

 

[Je souligne.]

 

  • [55] La Cour d’appel du Québec, dans l'affaire 9083-4185 Québec Inc. (Syndic de), 2007 QCCA 1837, a réitéré ce principe. La juge Duval Hesler, reprenant les propos de la professeure Louise Lalonde [1] , écrit :

 

[59] Il faut conclure dès lors qu'« à compter du moment où les fonds sont entremêlés avec tous les autres fonds dans un compte, ils ne sont plus identifiables et le mandant ne peut plus faire valoir son droit de propriété ».

 

  • [56] Toujours dans cet arrêt, la juge Duval Hesler cite l'affaire British Columbia c. National Bank, 30 C.B.R. (2d) 358. Dans cet arrêt, le juge Hollingrake de la Cour d'appel de Colombie-Britannique écrit :

 

[52] (…) There is a difference between calculating what one is owed over a set period of time as opposed to tracing the funds that initially represented that debt in the form of money in the hands of the debtor.

[…]

 

[56] (…) With SDM and Red Carpet having intermingled the "tax money" with all their other funds, and the time frame being as it is, I cannot see how this "tax money" could possibly be identified to permit successful tracing.

 

  • [57] De nouveau, il s'agissait de la perception de taxes et on ne pouvait prétendre que la faillie était propriétaire des sommes ainsi perçues au nom du gouvernement.

 

 

  • [59] Dans cet arrêt, le litige portait essentiellement sur le bien-fondé du choix de laméthode de distribution des fonds proposée par le liquidateur lors de la liquidation et de la distribution des biens des Fonds Norbourg. Cette affaire opposait essentiellement les détenteurs de certains fonds détenus en fiducie qui avaient été pillés par rapport à ceux qui avaient été épargnés dans une certaine mesure.

 

  • [60] En première instance, le juge Mongeon conclut ce qui suit :

 

[203] En effet, dans notre affaire, nous connaissons l'identité des détenteurs de parts dans le Fonds donné, ainsi que le nombre d'unités détenues par chacun d'eux. Il s'agit donc de s'assurer que les liquidités restantes dans ce même Fonds ne proviennent pas d'autres sources pour pouvoir conclure que les liquidités en question ne peuvent appartenir à d'autres personnes qu'aux détenteurs de parts. C'est donc à eux, que reviennent les liquidités en question au pro-rata du nombre de parts qu'ils détiennent.

 

[…]

 

[207] Il faut en effet distinguer de l'hypothèse où tout l'argent des investisseurs aurait été confondu dans un seul Fonds et d'où il aurait été littéralement impossible de retracer les investissements de chacun, de la réalité où les registres du Groupe Norbourg permettent d'attribuer à chaque Fonds sa liste bien précise d'investisseurs et le nombre d'unités qui revient à chacun. Le seul élément problématique qui demeure c'et [sic] la fiabilité des soldes restants de chacun des Fonds. Encore une fois, si ces soldes restant sont fiables quant à la source ou la provenance des liquidités qui s'y trouvent, alors il ne peut être question de les distribuer autrement qu'au pro-rata du nombre d'unités détenues par les détenteurs de parts du [sic] chacun des Fonds en question.

 

[221] La Cour suprême a décidé que les sommes en question ne pouvaient clairement être identifiées et il n'était donc pas possible de distinguer entre les biens appartenant à la débitrice et les biens détenus en fiducie pour le compte de Sa Majesté. Il n'y a plus de fiducie en Common Law lorsque le montant de la taxe perçu est confondu avec les autres sommes de sorte qu'il devient impossible de le retracer ou de l'identifier.

 

[224] Selon la Cour Suprême, la ségrégation la somme dans un compte séparé est sans doute fort utile mais n'est pas essentielle.  Il faut cependant pouvoir analyser le contenu du compte bancaire ou du compte de valeurs et constater si les sommes qui s'y trouvent peuvent être identifiées ou retracées à des dépôts provenant de sommes perçues pour fins de taxe, le tout conformément aux normes comptables générales applicable en pareilles circonstances.  Si le compte peut-être reconstitué sans équivoque, l'opération d'identification et de retraçage peut alors être accomplie.

 

[Je souligne.]

 

[…]

 

[232] La décision dans Portus confirme que :

 

(72) Where trust assets can be traced, there must be an equitable reason to deprive the beneficiaries of the property of the trust. Once trust property can be traced and is ascertainable, it too will be trust property. (See Eron Mortgage Corportion, Te 1999 CanLII 6283 (BC SC), (1999), 10 C.B.R. (4th) 257 per Tysoe J. of the British Columbia Supreme Court at paragraph 52 and Ontario (Securities Commission) V. Consortium Construction Inc. (1993), 1 C.C.L.S. 117 per Rosenberg J. of this Court at paragraph 64.).[54]

 

[233] Cette décision confirme donc non seulement la règle de droit que le Tribunal retient en l'instance mais aussi le fait que c'est, en dernière analyse la preuve de la fiabilité des soldes (identification and traceability) qui doit diriger la Cour dans son choix.

 

  • [61] Sous la plume du juge Brossard, la Cour d’appel du Québec a confirmé l’approche adoptée en première instance :

 

[68] Certes, les sommes d'argent versées par les clients-investisseurs se retrouvaient provisoirement déposées dans un compte global en fidéicommis. Toutefois, dès la fin de la journée du dépôt de ces sommes, elles étaient immédiatement converties en unités ou parts d'un Fonds spécifique, d'une valeur déterminée, tout en étant créditées au nom des clients-investisseurs.

 

[Je souligne.]

 

[69] Aussi, comme le soulève justement l'intimé et comme le retient le juge de première instance, le fait que le numéraire de tous les clients a été versé dans un même compte en fidéicommis n'est pas déterminant puisque l'identité des clients-investisseurs, le montant versé et le nombre d'unités achetées par chacun sont connus et bien enregistrés.

 

[Je souligne.]

 

[70] Cette réalité est donc très différente de certaines des causes invoquées par l'appelant et qui traitent de simples dépôts d'argent soit auprès d'institutions financières soit dans des comptes en fidéicommis tenus par des professionnels et qui, du simple fait de leur dépôt, perdent toute identité propre. C'est cette distinction que fait le juge de première instance, à titre d'exemple, quand il réfère à l'affaire In re : Major Trust Co, où il était impossible d'identifier d'une quelconque manière les sommes déposées par les clients dans un seul compte en vue d'acheter des certificats de placement garantis qui, dans les faits, n'étaient jamais émis avant que les Fonds soient subtilisés.

 

[Je souligne.]

 

[…]

 

[76] En d'autres mots, les livres et registres comptables et de transferts qui, en l'espèce, empêchent toute confusion du numéraire et permettent l'identification et le retraçage des sommes et des transactions, valent autant que la simple fiction légale résultant de l'article 18(1)b) de la loi en cause dans l'affaire Henfrey Samson Bélair Ltd.

 

[77] Ici, la preuve non contredite démontre l'absence de toute confusion du numéraire entre les différentes fiducies ou Fonds de placement ou entre les fiducies spécifiques et les actifs globaux et généraux des différentes sociétés du Groupe Norbourg.

 

[Je souligne.]

 

  • [62] Ainsi, dans Norbourg, le fait d’avoir pu retracer les comptes a permis de considérer les sommes séparément en fonction des propriétaires de chaque montant qui a pu être identifié et retracé.

 

  • [63] La Cour supérieure du Québec a repris depuis les enseignements de l’affaire Norbourg dans sa décision GE Financement commercial aux détaillants Canada c. Banque Nationale du Canada, 2009 QCCS 5843. Aux paragraphes 79 et 81, la Cour mentionne :

 

[79] GE ne peut pas se contenter de noter l’arrivée du 79 000 $ dans le compte. Elle doit réussir à le séparer, à le distinguer des autres dépôts, des autres virements qui ont de toute évidence été faits dans le compte au cours de la même période.

[81] Ceci est, de l’avis du Tribunal, la vraie leçon à tirer de l’arrêt Norbourg. À défaut de pouvoir séparer son 79 000 $ des autres dépôts dans le compte, on ne peut reconnaître le droit de propriété de GE sur cette somme. Dans Norbourg, c’est parce que les différents fonds mutuels étaient bien séparés ou séparables qu’il a été possible de reconnaître les véritables propriétaires de chaque dépôt.

 

  • [64] Dans la décision GE Financement commercial aux détaillants Canada, le juge Pierre Dallaire avait finalement conclu que les sommes d’argent en question n’avaient pu être identifiées ou retracées d’une manière similaire à celle opérée dans Norbourg.

 

  • [65] La première étape est indubitablement de se demander s’il y a eu un « transfert » tel que défini par la jurisprudence.

 

  • [66] D’abord, rappelons que les décisions Fasken, St. Aubyn et Dunkelman stipulent que pour qu'il y ait un transfert de bien aux fins des règles d'attribution, il est indispensable que l'auteur du transfert ait renoncé à son droit de propriété.

 

  • [67] Cela étant dit, la Cour d’appel fédérale semble catégorique à l’effet que le dépôt de sommes sur le compte bancaire d'autrui constitue automatiquement un transfert de biens. Dans Livingston, le juge Sexton semble épouser les dires de la Cour d’appel du Québec alors que celle-ci a indiqué par le passé qu’il faut conclure qu'« à compter du moment où les fonds sont entremêlés avec tous les autres fonds dans un compte, ils ne sont plus identifiables.

 

  • [68] Par contre, la récente décision de la Cour d’appel du Québec dans Norbourg, précitée, précise qu’il faut distinguer d’une situation où l'argent déposé aurait été confondu dans un compte et d'où il aurait été littéralement impossible de retracer l’origine des divers dépôts et retraits, de celle où les carnets de chèques et les livrets de caisse nous permettent de suivre précisément l’argent déposé puis retiré.

 

  • [69] Certes, les sommes d'argent découlant des chèques encaissés par l’appelante se retrouvaient provisoirement déposées dans son compte personnel. Toutefois, la preuve révèle que ces mêmes sommes étaient retirées en totalité la journée même pour être ensuite remises à Dupuis.

 

  • [70] Dans la présente affaire, les carnets de chèques et les livrets de caisse de l’appelante nous permettent de suivre à la trace l’argent déposé puis retiré. Règle générale, ces sommes ne demeuraient que quelques heures dans le compte de l’appelante avant d’être retirées et rapportées à Dupuis.

 

  • [71] En l'espèce, la preuve a révélé que Dupuis n'a jamais voulu transférer la propriété des chèques à l'appelante, pas plus qu'il n'a voulu que la propriété des chèques soit dévolue à l'appelante. En aucun temps l'appelante n'a eu le droit d'utiliser, de jouir ou de disposer à sa guise du produit des chèques encaissés. La preuve a établi d’une manière non équivoque qu’elle n’avait jamais pris d’initiative; elle s’en remettait aux strictes et précises instructions de Dupuis.

 

  • [72] Il n'y a jamais eu, en l'espèce, de transfert de propriété de ces chèques à l'appelante. S’il s’était agi d’un bien individualisé, je ne crois pas qu’il y aurait eu un litige, l’absence de transfert étant manifeste ou évidente.

 

  • [73] La difficulté se situe dans le fait qu’il s’agit de biens fongibles. Pour qu’un transfert de propriété ait lieu peu importe la nature du bien, il est essentiel que les deux parties à la transaction donnent leur consentement et cela requiert un réel consentement qui, je le reconnais, peut être tacite.

 

  • [74] L’appelante, une personne intelligente et éduquée, est consentante à aider son ami; les explications de Dupuis sont plausibles et elle ne voit aucun problème à accepter de lui rendre service. Dans son évaluation de personne honnête et raisonnable, sa participation à l’opération sollicitée par Dupuis ne fait pas en sorte qu’elle devient propriétaire des montants qui transitent par son compte bancaire.

 

  • [75] Elle n’a jamais donné son consentement d’une manière expresse ou tacite à un quelconque transfert de propriété de biens clairement identifié. Elle a tout au plus accepté d’agir comme dépositaire d’un bien auquel était rattaché un contrat de mandat qu’elle a respecté à la lettre en qualité de mandataire. Elle n’a jamais fait quoi que ce soit qui soit de nature à permettre une autre interprétation. Au contraire, elle a fait des gestes qui valident et confirment l’absence de transfert, notamment par les codes indiqués à chaque transaction, respect absolu des instructions de Dupuis, et finalement, l’arrêt immédiat des transactions lors de la mise en garde par les vérificateurs de Revenu Québec.

 

  • [76] A-t-elle été associée, complice d’un stratagème dont le but était de priver l’État d’une créance fiscale due et exigible?

 

  • [77] Peut-on conclure à la négligence, à l’insouciance, à l’incurie et/ou même à un aveuglement volontaire de l’appelante? Je ne crois pas. L’appelante a été tout au plus un peu naïve en acquiesçant aux demandes de son ami qui a manifestement abusé de sa bonne foi. Comptable de formation, il n’y a aucun doute que Dupuis connaissait parfaitement bien toutes les conséquences possibles de sa demande à l’appelante. Par contre, il savait qu’il pouvait compter sur l’honnêteté absolue de l’appelante qui se considérait comme dépositaire temporaire de ses biens.

 

  • [78] Les montants déposés dans le compte de l’appelante étaient substantiels; de façon générale, l’argent déposé était très rapidement retiré et remis en comptant à Dupuis. Il n’y a aucun doute que l’appelante n’a jamais cru que les dépôts lui profiteraient ou même qu’elle pouvait se les approprier en tout ou en partie.

 

  • [79] À de très rares occasions, elle a conservé de petits montants à la demande expresse de Dupuis et ce, en remboursement de dépenses et/ou de déboursés qu’elle avait déjà assumés pour ce dernier.

 

  • [80] L’appelante a été mal informée, induite en erreur et essentiellement utilisée par Dupuis, comptable, qui n’a pas hésité à faire des représentations incomplètes à l’appelante qui a accepté de lui rendre service.

 

  • [81] Il n’y a aucun doute que le consentement de l’appelante a porté essentiellement sur un acte qui consistait à déposer des chèques pour réobtenir l’argent comptant et le remettre aussitôt à son propriétaire Dupuis. D’ailleurs, l’appelante a toujours agi comme dépositaire en ce qu’elle notait précisément toutes les opérations lui permettant de rendre compte. La méthodologie était en outre simple, claire et facilement vérifiable par toute personne y compris pour un tiers qui aurait voulu exécuter un bref de saisie. Dans une telle hypothèse, je suis convaincu que l’appelante aurait collaboré et remis les biens au créancier ayant initié la procédure de saisie.

 

  • [82] Cette interprétation des faits est validée par la réaction rapide, claire et spontanée de l’appelante qui, à la suite d’une vérification fiscale par Revenu Québec où il fut question des conséquences possibles du stratagème, a alors cessé et n’a plus jamais déposé de chèques de Dupuis dans son compte.

 

  • [83] À partir de ces faits fort particuliers, il y a lieu de conclure que la cotisation doit être annulée étant donné qu’il n’y a jamais eu de véritables transferts, éléments essentiels au fondement d’une cotisation en vertu de l’article 160 de la LRI.

 

  • [84] Dans l’hypothèse où j’aurais pu ou dû conclure à l’existence d’un véritable transfert, j’aurais quand même conclu à l’annulation de la cotisation dont il est fait appel et ce, à partir de la récente jurisprudence édictée par les tribunaux de la province de Québec, et ce, malgré Livingston.

 

  • [85] D’autre part, je crois que le présent dossier est particulier en ce qu’il est très différent de Livingston. En effet, non seulement l’appelante n’a pas été associée à un stratagème douteux, elle a d’une manière non équivoque pris l’engagement absolu, et respecté après coup tel engagement, de remettre l’entièreté des montants déposés selon les instructions de Dupuis. Elle n’a pris aucune initiative quant aux montants déposés dans son compte bancaire. Elle a toujours et en tout temps maintenu une comptabilité très valable, lui permettant de faire une reddition de compte fiable en tout temps.

 

  • [86] En l’espèce, il n’y a aucun doute quant à l’engagement de l’appelante vis‑à‑vis l’auteur du présumé transfert. La même preuve a aussi établi d’une manière plus que prépondérante qu’elle n’a jamais tiré avantage, ne s’est jamais enrichie et a expressément suivi les instructions de l’auteur ce qui, suivant l’enseignement de la Cour d’appel fédérale, constituait une contrepartie valable et suffisante pour faire échec à une cotisation en vertu de l’article 160.

 

  • [87] Conséquemment, si mon analyse ou interprétation des faits révélés par la preuve m’avait amené à conclure que les très nombreux dépôts dans le compte bancaire de l’appelante constituaient de véritables transferts, j’aurais quand même accueilli l’appel et annulé la cotisation étant donné qu’il ne fait aucun doute que les transferts, si transferts il y a eu, ont été faits dans le cadre d’un mandat dont l’objet était bien défini et les obligations du mandataire, soit l’appelante, étaient également claires et précises; elle a d’ailleurs respecté très rapidement toutes ses obligations et engagements sans jamais tirer avantage, le tout constituant ainsi une contrepartie valable et suffisante.

 

  • [88] Pour ce qui est de la question à savoir si l’appelante était conjointe de fait de Dupuis, je réponds par l’affirmative; en effet, l’importance des services rendus et le fait que Dupuis ait donné comme adresse personnelle, l’adresse de l’appelante et l’ensemble des faits et circonstances caractérisant la relation que Dupuis et l’appelante entretenaient me convainque qu’ils étaient conjoints de fait.

 

  • [89] Pour toutes ces raisons, l’appel est accueilli et conséquemment la cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi est annulée, le tous avec dépens en faveur de l’appelante.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour d’octobre 2012.

 

 

 

 

« Alain Tardif »

Juge Tardif

 

 


RÉFÉRENCE : 2012 CCI 367

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR : 2010-862(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE : DANIELLE LEMIRE c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE : Le 17 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR : L'honorable juge Alain Tardif

 

DATE DU JUGEMENT : Le 18 octobre 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Serge Fournier

Avocat de l’intimée :

Me Benoît Mandeville

 

AVOCATS INSCRIT AU DOSSIER :

 

Pour :

 

Nom : Me Serge Fournier

 

Cabinet : BCF s.e.n.c.r.l.
Montréal, Québec

 

Pour l’intimée : Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Louise Lalonde, « La TPS et la TVQ : Le loup de retour dans la bergerie » dans Annual review of Insolvency Law, Toronto, Thomson Carswell, 2005, p. 387.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.