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Dossier : 2009-2302(IT)G

 

ENTRE :

LA SUCCESSION DU DÉFUNT CHARLES PILFOLD,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus les 8, 9 et 10 mai 2013,

à Vancouver (Colombie‑Britannique).

 

Devant : L’honorable juge Campbell J. Miller

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me George Douvelos

Avocats de l’intimée :

Me Matthew Turnell

MNadine Taylor-Pickering

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          Les appels interjetés des cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2000 et 2002 sont rejetés.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juin 2013.

 

 

« Campbell J. Miller »

Juge C. Miller

 

Traduction certifiée conforme

ce 21e jour d’août 2013.

 

 

François Brunet, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2013 CCI 181

Date : 20130610

Dossier : 2009-2302(IT)G

 

 

ENTRE :

LA SUCCESSION DU DÉFUNT CHARLES PILFOLD,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge C. Miller

 

[1]             Le défunt Charles Pilfold avait le statut d’Indien inscrit. Il vivait de la pêche. En 2000 et en 2002, son revenu provenait principalement de la récolte d’œufs de hareng sur algue et de rogue de hareng, mais, au final, son revenu provenait de diverses sociétés familiales, dont les documents comptables étaient conservés dans la réserve Musqueam. La question en litige est de savoir si le revenu gagné en 2000 et en 2002 était exempté d’imposition en raison de l’interaction de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») et de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. L’appelante est d’avis qu’il y a des facteurs de rattachement suffisamment importants pour considérer que le revenu d’entreprise de M. Pilfold était situé sur une réserve : les décisions d’affaires étaient prises dans la réserve, les documents comptables étaient conservés dans la réserve, il était fait don d’une partie des prises, à savoir les parures, à des réserves, et M. Pilfold résidait dans la réserve. L’intimée est d’avis qu’il n’y a que peu de facteurs de rattachement importants, voire aucun, permettant de conclure que le revenu d’entreprise était un bien situé sur la réserve. L’intimée m’a demandé de tenir compte des points suivants : M. Pilfold ne résidait pas dans la réserve en permanence, le matériel de pêche était conservé et entretenu hors de la réserve, les activités commerciales comme telles avaient lieu hors de la réserve, le produit était emballé hors de la réserve, le produit était surtout vendu à l’étranger et la plupart des décisions d’affaires étaient prises hors de la réserve.

 

Les faits

 

Le contexte

 

[2]             M. Charles Pilfold avait le statut d’Indien inscrit et était marié à Frances Pilfold. Il est décédé en avril 2011, et c’est sa succession, représentée par son fils, Randolph Pilfold, qui a pris l’affaire en main. Randolph Pilfold n’avait pas le statut d’Indien inscrit. Il était marié à Louisa Pilfold.

 

[3]             Avant les années en cause, les Pilfold ont créé un certain nombre de sociétés pour exploiter leurs entreprises de pêche et de placement. Charles Pilfold détenait 99 % des parts d’Eldorado Fishing Ltd., société portant le nom du bateau de pêche dont elle était propriétaire à l’origine. Randolph Pilfold détenait 100 % des actions ordinaires de Seafirst Investments Ltd. et Louisa Pilfold détenait 100 % des actions ordinaires de Tongass Holdings Ltd. Inter-American Holdings Ltd. (« IAH »), détenue à 25 % par Charles Pilfold, à 25 % par Frances Pilfold et à 50 % par Randolph Pilfold, était ce que je qualifierais de principale entité commerciale du groupe de sociétés détenues par la famille. IAH était propriétaire de la plus grande partie du matériel de pêche, y compris du bateau, le Calvada. Inter-American Properties Ltd. (« IAP ») était une société appartenant à la famille Pilfold qui n’avait aucun rapport avec l’entreprise de pêche. Elle détenait une participation dans un terrain de golf situé dans l’État de Washington.

 

[4]             Les pièces comptables de ces sociétés étaient conservées chez les Pilfold, au 4221 Musqueam Drive, dans la réserve Musqueam (la « maison de la réserve Musqueam »), dans la région de Vancouver. Randolph Pilfold était le directeur commercial d’IAH. Des témoignages contradictoires ont été rendus au sujet de la question de savoir qui tenait les comptes des sociétés; M. Leong-Sit, expert‑comptable indépendant de la société, a déclaré qu’il croyait que c’était Charles Pilfold, tandis que Randolph Pilfold a affirmé que c’était sa femme. Randolph Pilfold vivait dans la maison de la réserve Musqueam et il savait de quoi il parlait – je retiens son point de vue.

 

[5]             Charles Pilfold avait plus d’une résidence. Il avait une maison en dehors de la réserve, à Prince Rupert, avec un numéro de téléphone apparaissant sous son nom dans l’annuaire téléphonique local. Dans son avis d’impôt foncier de Prince Rupert pour l’année 2000, Charles Pilfold a déclaré que cette maison était sa résidence principale. Selon les éléments de preuve, pendant la saison de pêche d’avril-mai, Charles Pilfold se retirait dans sa maison de Prince Rupert, quand il ne passait pas la nuit sur le Calvada. Il possédait également une maison dans l’État de Washington, sur le terrain de golf dans lequel IAP détenait une participation. On ne sait pas exactement combien de temps il y passait.

 

[6]             En dehors de la pêche, Charles Pilfold était passionné par le golf et les jeux de hasard. Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il avait une quatrième maison à Palm Springs, dans laquelle il passait quelques mois chaque année. Pour finir, Randolph Pilfold a déclaré que son père vivait dans la maison de la réserve Musqueam avec lui, sa femme et leurs deux enfants. Charles et Frances Pilfold, et Randolph et Louisa Pilfold étaient copropriétaires de la maison de la réserve Musqueam. Charles Pilfold se servait de l’adresse de la maison de la réserve Musqueam sur ses déclarations de revenus ainsi que pour tout échange avec l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »). En outre, d’après M. Leong-Sit, les experts-comptables indépendants considéraient que Charles Pilfold vivait dans la maison de la réserve Musqueam.

 

Les activités de pêche

 

[7]             Je me pencherai sur les faits concernant les activités de pêche sous les titres consacrés à la planification, à la pêche, à l’après-pêche et au revenu tiré de ces activités.

 

La planification

 

[8]             La préparation de l’équipement faisait l’objet d’un important travail de planification. Comme il a été signalé, IAH était propriétaire de la plus grande partie du matériel de pêche, y compris du Calvada, même si c’était Charles Pilfold qui détenait le permis de récolte commerciale d’œufs de hareng sur algue, qu’il louait à IAH. Randolph Pilfold détenait aussi un permis. Les bandes indiennes pouvaient obtenir un permis communautaire de pêche commerciale pour la récolte d’œufs de hareng sur algue : en fait, sur les sept permis de récolte d’œufs de hareng sur algue qui avaient été délivrés dans la province, trois étaient des permis communautaires délivrés à des bandes indiennes. Les permis de Charles et de Randolph Pilfold n’étaient pas de cette nature.

 

[9]             Le matériel de pêche était conservé au port de Steveston, à Richmond, en Colombie‑Britannique, ou à l’usine de transformation d’IAH à Port Edward – deux lieux situés hors de la réserve. Comme Randolph Pilfold l’a signalé, il n’y avait aucun espace d’entreposage pratique dans la réserve, pas plus qu’il n’y avait d’endroit où amarrer le Calvada, et ce, ni dans la réserve Musqueam ni dans la réserve Lax Kw’Alaams, située au nord de Prince Rupert, dans la région où on procédait à la récolte. L’armement du Calvada et les éventuels travaux de réparation se faisaient principalement au port de Steveston.

 

[10]        Le matériel était en partie constitué de billes de bois qui servaient à constituer ce que Randolph Pilfold a appelé des bassins temporaires dans lesquels étaient placés les algues et les harengs. Les billes de bois pouvaient être conservées sur les terres de la réserve Lax Kw’Alaams jusqu’au moment d’être transportées dans l’eau.

 

[11]        L’usine de transformation et l’équipement connexe se trouvaient à Port Edwards, hors de la réserve.

 

[12]        Même s’il était nécessaire d’effectuer d’autres travaux de planification avant la courte saison de la récolte d’œufs de hareng sur algue en avril-mai, la plus grande partie de la planification avait trait à la préparation du bateau, du matériel, des filets et des barrières pour les bassins, etc. Des appels téléphoniques étaient aussi effectués depuis la maison de la réserve Musqueam, aux fournisseurs et au personnel, mais l’on rencontrait ensuite ces fournisseurs au bateau, au port de Steveston. Des appels étaient effectués afin        que soient prises des dispositions concernant l’équipage. Les véritables décisions à l’égard des lieux et des méthodes de pêche variaient d’année en année et se prenaient principalement à bord du bateau, pendant la saison en tant que telle. Comme Randolph Pilfold l’a déclaré, il y avait toujours un plan d’attaque, mais chaque année était différente. Tout dépendait évidemment de l’endroit où les poissons se trouvaient. Il a ajouté que des réunions relatives à l’industrie des œufs de hareng sur algue se tenaient au centre‑ville de Vancouver, avec le ministère des Pêches et Océans. Toutes ces activités préliminaires avaient lieu en février ou en mars, en prévision de la saison de la pêche, en avril-mai.

 

La pêche

 

[13]        En 2000 et en 2002, Charles Pilfold a quitté le port de Steveston à bord du Calvada pour se rendre dans une région située au nord de Prince Rupert. Sa femme, Frances, l’accompagnait. Il était le capitaine du Calvada et le dirigeant de l’entreprise. Il y avait plusieurs éléments constitutifs de l’entreprise de récolte d’œufs de hareng sur algue. On se servait de billes de bois pour constituer des bassins : des lignes étaient arrimées à la plage pour tendre les barrières. Le Calvada allait alors récolter des algues, principalement au large de l’île Melville. Randolph Pilfold a laissé entendre que l’île Melville était une terre située dans une réserve, bien que M. Burns, l’arpenteur du gouvernement qui a témoigné, ait fait remarquer qu’il n’y avait qu’une très petite réserve sur l’île Melville. Les récolteurs d’algues venaient de réserves. Il était nécessaire de détenir un permis pour récolter les algues : le permis précisait qu’il était interdit de procéder à la récolte sur l’estran faisant face aux terres des Premières Nations.

 

[14]        Les algues étaient placées dans les bassins et on les fixait aux lignes. Il fallait alors capturer les harengs et les emmener aux bassins pour qu’ils frayent sur les algues. Pour dire les choses clairement, les harengs n’étaient pas capturés pour être tués, mais pour frayer : on les relâchait une fois que c’était fait. Un délai de 21 jours est nécessaire pour la ponte des œufs, donc pour que le produit soit prêt à être récolté.

 

[15]        Charles Pilfold était responsable de tous les aspects de cette entreprise de pêche. Quand les œufs de hareng sur algue étaient prêts, on se servait de plates pour procéder à la récolte. Il se trouvait à bord une table de coupe pour le découpage du produit, qui était ensuite classé et placé dans des sacs pour être envoyé à l’usine. IAH faisait don aux Premières Nations des parures ainsi obtenues.

 

[16]        Le lieu de la récolte a fait l’objet de nombreuses discussions, Randolph Pilfold donnant à penser qu’elle pouvait se faire sur ce qu’il a appelé l’estran, qui pouvait être recouvert de 60 à 80 pieds d’eau. Toutefois, M. Burns a déclaré que l’estran était la portion du littoral qui se découvrait à marée basse, et qu’elle n’était jamais recouverte d’une quantité d’eau approchant les 60 pieds. Il a également précisé qu’en application de la Loi sur les arpenteurs des terres du Canada, les terres des réserves ne s’étendaient que jusqu’à la ligne des hautes eaux ordinaires et qu’elles n’incluaient pas l’estran.

 

[17]        La pêche en cause était pratiquée dans les eaux côtières situées au large de plus d’une réserve. Aux dires de M. Burns, on dénombrait 24 réserves dans cette partie de la côte de la Colombie‑Britannique, lesquelles s’étendaient toutes jusqu’à la ligne des hautes eaux ordinaires et n’incluaient pas l’estran.

 

[18]        Depuis sa maison située à Prince Rupert, Charles Pilfold passait des appels téléphoniques relatifs aux fournitures, à l’équipage ou aux autres besoins afférents à la pêche pendant la saison en tant que telle.

 

L’après‑pêche

 

[19]        Au terme de la récolte, le produit était transporté chez Tenerife Packing Company Ltd., société affiliée aux sociétés des Pilfold et située à Port Edward, hors de la réserve, pour classement et emballage. Les employés de l’usine de transformation venaient de Premières Nations.

 

[20]        À la fin de la saison (le 1er juin), les barrières des bassins étaient soit installées à Pearl Harbour, soit laissées dans l’eau.

 

[21]        Différentes catégories d’œufs de hareng sur algue étaient envoyées aux clients potentiels, qui faisaient des offres pour le produit. Des télécopies étaient échangées avec le client jusqu’à ce qu’un contrat soit passé. La plus grande partie des produits était vendue à Marubeni Canada Ltd., entreprise japonaise, qui avait des bureaux à Vancouver; c’est là que Randolph Pilfold se rendait pour signer le contrat final.

 

[22]        Les travailleurs étaient payés sous forme de parts d’équipage, appelées [traduction] « paiement » dans les dossiers d’IAH. Par exemple, pour le « paiement » en 2000 pour la récolte d’œufs de hareng sur algue, Eldorado a reçu deux parts d’équipage, étant donné que Charles Pilfold et Frances Pilfold travaillaient tous deux sur le Calvada.

 

[23]        Jusqu’à présent, j’ai exposé ce en quoi consistait l’activité de récolte d’œufs de hareng sur algue. Il y a également eu de petites activités de pêche au saumon dans les eaux côtières de la Colombie‑Britannique en 2000 et en 2002, ainsi qu’une opération de pêche de hareng prêt à frayer d’une journée. Il est intéressant de noter que cette opération d’une journée, par opposition à l’activité de récolte d’œufs de hareng sur algue qui avait lieu sur une période de deux mois, avait généré la moitié des revenus bruts d’IAH. Ces deux activités ont eu lieu dans les eaux situées au large des côtes de la Colombie‑Britannique, hors de la réserve, et les prises ont été déchargées hors de la réserve, à Delta ou à Vancouver.

 

Les revenus

 

[24]        En 2000, IAH a tiré un revenu de 1 103 019 $ de ses activités de pêche, lequel était ainsi ventilé :

 

a)       535 920 $ pour la vente d’œufs de hareng sur algue;

 

b)      560 564 $ pour la vente de hareng prêt à frayer;

 

c)                 6 535 $ pour la vente de saumon.

 

[25]        En 2000, Eldorado a reçu 150 383 $ d’IAH, soit sa part des profits générés par les activités de pêche.

 

[26]        En 2002, IAH a tiré un revenu de la pêche de 474 201 $, lequel était ainsi ventilé :

 

a)       234 450 $ pour la vente d’œufs de hareng sur algue;

 

b)      217 123 $ pour la vente de hareng prêt à frayer;

 

c)                 22 626 $ pour la vente de saumon.

 

[27]        En 2002, Eldorado a reçu 217 582 $ d’IAH et de Seafirst, soit sa part des profits générés par les activités de pêche.

 

[28]        Le revenu brut que Charles Pilfold a tiré de ses activités de pêche pour 2000 provenait des sources suivantes :

 

a)       55 150 $ d’IAH;

 

b)                54 823 $ d’Eldorado;

 

c)                 20 300 $ de Seafirst;

 

d)                20 000 $ de Tongass.

 

Il a également reçu 13 800 $ d’IAP, somme qui provenait peut-être des activités de pêche. J’y reviendrai. Il a également reçu d’IAH des dividendes de 450 $ (majorés à 563 $).

 

[29]        En 2002, Charles Pilfold a déclaré un revenu de pêche net de 64 940 $ sur un revenu brut de 65 000 $.

 

[30]        Il ne semble y avoir aucune contestation au sujet du fait que les 64 940 $ reçus par Charles Pilfold en 2002 étaient attribuables à sa participation aux activités du Calvada à titre de capitaine et de dirigeant de l’entreprise de pêche.

 

[31]        La ventilation du revenu reçu par Charles Pilfold en 2000 est un petit peu plus confuse, et ce, bien que, quand on lui a demandé si tout ce revenu provenait au bout du compte de l’entreprise de pêche, le comptable de Charles Pilford ait confirmé que tel était bien le cas. Une étude plus attentive des montants susmentionnés fait planer un certain doute sur cette affirmation.

 

[32]        Les 55 150 $ provenant d’IAH représentent 5 % du revenu de pêche net d’IAH. La façon dont ils ont été effectivement payés à Charles Pilfold ou définis dans les dossiers d’IAH n’est pas claire. On a laissé entendre qu’ils ont été versés à titre de frais de consultation relatifs à l’entreprise de pêche. À vrai dire, il importe peu de savoir comment on les appelle. Je conclus que ce montant provient du revenu de pêche d’IAH et qu’il a été versé en échange de tous les services rendus par Charles Pilfold en sa qualité de capitaine du Calvada.

 

[33]        Il se peut que les 13 800 $ provenant d’IAP, vu qu’IAP n’était qu’un simple investisseur passif dans un terrain de golf situé dans l’État de Washington, n’aient pas de rapport avec les activités de pêche.

 

[34]        La somme de 54 823 $ que Charles Pilfold a reçue d’Eldorado, sa propre société, représente la part d’équipage de deux personnes et elle provient du revenu de pêche qu’Eldorado a reçu d’IAH comme paiement. Deux parts ont été versées parce que la femme de Charles Pilfold travaillait sur le Calvada, bien qu’elle n’ait pas reçu personnellement de part d’équipage par le truchement d’Eldorado, contrairement à son mari.

 

[35]        On peut dire que la somme de 20 300 $ provenant de Seafirst, la société de Randolph Pilfold, et la somme de 20 000 $ provenant de Tongass, la société de Louisa Pilfold, suscitent des questions, vu les éléments de preuve produits à cet égard, soit un document d’une page intitulé [traduction] « part des profits tirés de la pêche ». Plusieurs entrées apparaissaient sur cette page et, dans certains cas, la mention [traduction] « part des profits tirés de la pêche » a été rayée et remplacée par [traduction] « frais de consultation ». Il convient de reproduire l’annexe en question :

 

 

[36]        M. Leong-Sit a tenté d’expliquer qu’à la fin de l’exercice, il discutait avec les Pilfold de la manière de distribuer le revenu de la pêche par le truchement des diverses sociétés. Je n’ai jamais vraiment compris le but de la manœuvre, bien que je conclus que, en dehors de la somme de 13 800 $ provenant d’IAP, les sommes versées à Charles Pilfold correspondaient à une distribution de revenus d’entreprise tirés des activités de la pêche. Telle était la thèse avancée par M. Eidsvik, principal comptable des Pilfold, lors de son interrogatoire préalable.

 

[37]        Charles Pilfold a déclaré un revenu de pêche net de 164 013 $ et 563 $ de dividendes majorés pour 2000, et il a soutenu que ces sommes étaient exemptées d’impôt en application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. De même, il a demandé à bénéficier de cette exemption pour le revenu de pêche de 64 940 $ qu’il avait gagné en 2002. Le ministre du Revenu national (le « ministre ») lui a refusé cette exemption au motif que ce revenu n’était pas un bien situé sur une réserve, comme l’exige l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens.

 

Analyse

 

[38]        En juillet 2011, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur deux affaires (Succession Bastien c. Canada[1] et Dubé c. Canada[2]) qui portaient sur la question de savoir où le bien, des revenus de placement en l’occurrence, était situé pour l’application de l’exemption prévue au paragraphe 87(1) de la Loi sur les Indiens[3]. Cette question a donné lieu à une abondante jurisprudence, laquelle en est arrivée à s’appuyer sur ce qui a été qualifié de critère des facteurs de rattachement. S’il y avait suffisamment de liens solides, concrets et discernables entre le bien et une réserve, l’Indien concerné pouvait se prévaloir de l’exemption. Comme le juge Cromwell l’a observé dans l’arrêt Bastien, cette approche peut sembler relever davantage de la métaphysique que de l’analyse juridique, mais le juge doit néanmoins s’y plier. Le juge Cromwell a ensuite observé qu’il était opportun « de formuler de nouveau et de confirmer l’analyse à effectuer ». Ce faisant, il a confirmé une approche en deux étapes visant dans un premier temps à cerner les facteurs potentiellement pertinents, et, dans un second temps, à leur accorder le poids qu’ils méritent, compte tenu de l’objet de l’exemption, du genre de bien et de la nature de l’imposition en cause.

 

[39]        Le juge Cromwell a ensuite précisé, à plusieurs égards, comment ce critère devait être appliqué. Premièrement, il a clairement précisé que « l’application de l’exemption ne dépend pas de la question de savoir si le bien fait partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens. » Deuxièmement, il a minimisé le rôle du facteur du « marché ordinaire » :

 

[52]      Soit dit en toute déférence, les décisions rendues dans la foulée de l’arrêt Recalma ont parfois élevé à tort le facteur du « marché ordinaire » au rang de facteur déterminant. Plus précisément, dans plusieurs décisions, on s’est demandé si l’activité économique du débiteur se situait sur le marché ordinaire, même si le revenu de placements versé au contribuable indien ne l’était pas. Il faut appliquer ce facteur avec prudence, pour éviter qu’il n’amenuise sérieusement la portée de l’exemption.

 

[…]

 

[60]      Je suis d’avis qu’il ne faut pas, en l’espèce, accorder un poids déterminant au facteur du « marché ordinaire ». La question à trancher est celle de l’emplacement du revenu en intérêts de M. Bastien. Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas de savoir d’où l’institution financière tire les profits dont elle se sert pour s’acquitter de son obligation contractuelle envers M. Bastien. Pourtant, l’accent mis sur le « marché ordinaire » par les cours d’instance inférieure les a amenées à centrer leur analyse sur les activités génératrices de revenus de la Caisse plutôt que sur celles de M. Bastien. L’exemption fiscale protège les biens meubles d’un Indien qui sont situés sur une réserve. Par conséquent, lorsque le véhicule de placement est, comme en l’espèce, une créance contractuelle, il faut mettre l’accent sur les activités de placement de l’investisseur indien et non pas sur celles de l’institution financière débitrice : voir McDonnell, p. 957; Maclagan, p. 1522; O’Brien, p. 1576 et 1580

 

[…]

 

[62]      Évidemment, lorsqu’il détermine l’emplacement des revenus pour l’application de l’exemption fiscale, le tribunal devrait examiner tant le fond que la forme de l’opération génératrice de revenus. Il s’agit de déterminer si le rattachement du revenu à la réserve est assez fort pour qu’on puisse affirmer qu’il y est situé. Dans le cadre de l’analyse, aucun poids ne doit être accordé aux liens artificiels ou trompeurs. Par exemple, si, sur le fond, les revenus de placements sont générés par les activités de placement hors réserve d’un Indien, alors ce facteur donnera fortement à penser qu’une importance moindre devrait être accordée à la forme juridique du véhicule de placement. On ne trouve rien de tel dans le présent dossier. Les manœuvres irrégulières de la part de contribuables indiens visant à échapper à l’impôt sur le revenu peuvent être traitées de la même manière que dans le cas de contribuables non indiens.

 

[40]        Ainsi, tout en ne le rejetant pas entièrement à titre de facteur à prendre en considération dans certaines circonstances, le juge Cromwell n’était pas disposé à lui accorder un poids déterminant en ce qui concerne la question de savoir où le revenu de placement était situé.

 

[41]        Après que la Cour suprême du Canada eut rendu ces arrêts, la Cour et la Cour d’appel fédérale ont toutes deux été saisies d’affaires portant précisément sur la question du revenu d’entreprise tiré de la pêche. Il est instructif de revoir comment les principes énoncés par la Cour suprême du Canada ont été appliqués à l’égard du revenu d’entreprise, et plus précisément, du revenu d’entreprise tiré de la pêche.

 

[42]        Dans la décision McDonald c. La Reine[4], la juge Valerie Miller, après avoir défini l’objet de l’exemption fiscale, le genre de bien et la nature de l’imposition, s’est conformée à la grille d’analyse consacrée par la Cour suprême du Canada, qui a défini les facteurs de rattachement suivants, et leur a donné du poids : i) le type d'entreprise et le lieu où se déroulent les activités de l'entreprise; ii) le lieu où se situent les clients (débiteurs) de l'entreprise et le lieu du paiement; iii) la résidence des propriétaires de l'entreprise; iv) le lieu où sont prises les décisions touchant l'entreprise; v) le lieu où sont conservés les livres et registres de l'entreprise; vi) la nature du travail et le marché ordinaire.

 

[43]        Je relève les éléments suivants, extraits de l’exposé conjoint des faits de la décision McDonald :

 

e)         Au cours des années en question, le ministère des Pêches et des Océans (le « MPO ») a délivré des permis communautaires de pêche commerciale à la bande conformément au programme de transfert d'allocations (le « PTA »);

 

f)         Les permis communautaires de pêche commerciale appartiennent collectivement à la bande;

 

g)         Pendant la période pertinente, la bande possédait également les bateaux de pêche (les « bateaux ») et le matériel utilisés dans l'entreprise de pêche commerciale;

 

h)         Les bateaux, les permis et le matériel ont tous été acquis grâce à l'aide fournie en vertu du PTA;

 

i)          Le 31 décembre 2001, la bande a constitué en personne morale Netukulimk Fisheries Ltd. (« NFL ») en vertu de la loi intitulée Corporations Act (Loi sur les personnes morales) de Terre‑Neuve‑et‑Labrador;

 

j)          Le bureau et l'établissement commercial de NFL sont situés à la réserve;

 

k)         Lorsqu'ils ne sont pas utilisés, les bateaux sont amarrés au quai à la réserve, et le matériel est entreposé dans des bâtiments de NFL à la réserve;

 

l)          Pendant la période pertinente, la bande possédait toutes les actions de NFL et elle nommait les membres de son conseil d'administration, qui était composé de membres de la bande;

[…]

 

s)         Les appelants étaient rémunérés au moyen de chèques émis par NFL.

 

[44]        En outre, un représentant du ministère des Pêches et des Océans a déclaré que la mission du programme de transfert d’allocations consistait à offrir des occasions d’affaires aux collectivités autochtones sans pour autant intensifier la pression générale sur les ressources de la pêche. Pour ce faire, le ministère achète les permis commerciaux des pêcheurs qui souhaitent prendre leur retraite pour les délivrer ensuite aux collectivités autochtones.

 

[45]        La juge Valerie Miller a conclu que NFL (située dans la réserve), jouait un rôle significatif dans le revenu de pêche des appelants, notamment du fait qu’elle payait les appelants. Elle a accordé un poids considérable à ce facteur, mais peu d’importance à la question de savoir si la pêche faisait partie du marché ordinaire, concluant que le travail était étroitement lié à la réserve :

 

[56]      Toutefois, je suis d'avis que le travail des appelants était « étroitement lié » à la réserve. Les appelants vivaient à la réserve. Ils pêchaient à bord de bateaux appartenant à la bande et conformément à des permis appartenant à la bande. Ils effectuaient une partie de leur travail à la réserve et ils étaient rémunérés à la réserve par NFL, une société contrôlée par la bande.

 

[46]        La Cour d’appel fédérale a rendu deux arrêts en mars 2012, Ballantyne c. Canada[5] et Canada c. Robertson[6], portant pareillement sur la question du revenu tiré de la pêche. Dans l’arrêt Robertson, le juge Evans a introduit son analyse de la manière suivante :

 

[33]      Tout en retenant l’essentiel de la méthode des facteurs de rattachement établie dans l’arrêt Williams c. Canada, 1992 CanLII 98 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 877 (Williams), la Cour suprême, dans les arrêts Bastien et Dubé, a redéfini le cadre analytique antérieur à plusieurs égards importants. Plus précisément, la Cour a souligné que l’article 87 protège seulement les biens qui sont situés à l’intérieur des limites de la réserve. Elle a également rejeté l’utilisation du principe du « marché ordinaire » pour déterminer si le bien était situé sur une réserve et la notion selon laquelle les activités génératrices du bien doivent être liées au mode de vie traditionnel des Indiens.

 

[47]        Le juge Evans a également défini l’objet de l’exemption, en se fondant pour cela sur les observations du juge Gonthier dans l’arrêt Williams c. Canada[7] ainsi que sur les nuances qui ont plus tard été apportées par le juge Cromwell. En ce qui a trait au type de  bien et à la nature de l’imposition, il s’est ainsi exprimé :

 

[53]      En l’espèce, le bien est un revenu que les appelants ont tiré de leur entreprise de pêche au cours des années d’imposition en question. Étant donné que le revenu est un bien immatériel qui n’a pas d’emplacement physique, la question de savoir où il est situé dépend en grande partie du lieu où sont situées les activités dont il découle.

 

[54]      L’entreprise de pêche des appelants comporte en gros deux types d’activités : d’abord, se préparer pour la pêche, prendre du poisson et l’apprêter pour la vente et le transport; ensuite, les aspects « commerciaux » de l’entreprise, notamment la vente et le paiement du poisson. La localisation de ces activités permettra dans une large mesure de déterminer si le revenu en découlant est situé sur une réserve.

 

[55]      L’article 87 mis à part, le revenu que les appelants ont tiré de leur entreprise de pêche était leur profit tiré de cette entreprise et serait inclus dans leur revenu imposable pour cette année en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.).

 

[56]      La taxe est imposée par rapport à la source du revenu du contribuable, qui, en l’espèce, est l’entreprise de pêche des appelants, ce qui indique également que l’emplacement de l’entreprise de pêche déterminera en grande partie l’emplacement du revenu tiré de celle‑ci.

 

[48]        Il a ensuite insisté sur la question du lieu dans lequel se déroulent les activités de l’entreprise sous les titres « La prise du poisson » et « La vente du poisson ». Sous « La prise du poisson », il a formulé la conclusion suivante :

 

[68]      Ainsi, même si les appelants ne prennent pas leur poisson sur la réserve, plusieurs des activités entourant la prise du poisson s’exercent sur la réserve. Prises dans leur ensemble, ces considérations, à mon avis, ne constituent rien de plus qu’un faible indice que le revenu des appelants est situé sur une réserve

 

[49]        Toutefois, c’est au titre « La vente du poisson » que le juge Evans semble avoir accordé un poids considérable, principalement à l’important rôle joué par la coopérative Norway House Fishermen (la « coop »), en sa qualité de propriétaire et d’exploitante des postes d’emballage. Il s’est ainsi exprimé :

 

[22]      En se fondant sur le témoignage du président de la coopérative, le juge a résumé ainsi (au paragraphe 58) le rôle que joue la coopérative dans la communauté, et dans l’entreprise de pêche de ses membres en particulier :

[Le témoin] a déclaré que la coop agissait comme représentante des pêcheurs de la bande et assurait à la réserve une place dans l’industrie. La coop représente les pêcheurs, en veillant à ce que ceux‑ci soient traités honnêtement et équitablement. […] La coop a sans aucun doute un rôle allant bien au‑delà de celui de mandataire ou d’intermédiaire entre les pêcheurs et [l’Office]. De fait, son rôle principal consistait à représenter les pêcheurs de la communauté. […] Sur ce point, le témoignage de M. Saunders était clair; la coop a été créée afin d’aider les pêcheurs.

 

[…]

 

[81]      Deuxièmement, qualifier la coopérative de simple mandataire de l’Office aux fins de l’achat dénature considérablement son importance pour la vie économique générale de la réserve (à laquelle elle contribue le plus après le gouvernement fédéral) et pour la pratique de la pêche commerciale, en particulier, par des membres de la Première Nation, y compris les appelants.

 

[82]      Par exemple, la coopérative contrôle les quotas (et donc le revenu des pêcheurs), apporte un soutien financier au moyen de prêts pour l’achat de bateaux et d’autres articles nécessaires à la pêche, exploite les postes d’emballage et émet les reçus pour le poisson livré par les pêcheurs, gère les fonds fournis par l’Office et paie les pêcheurs pour leur prise, aide les pêcheurs à engager des assistants sur la réserve en s’occupant du paiement de ceux‑ci et en débitant les comptes des pêcheurs des sommes payées, et surtout, représente les intérêts des pêcheurs dans leurs rapports avec l’Office.

 

[83]      La coopérative est donc une institution d’une importance capitale pour la vie économique de la réserve qui date d’avant l’Office. Ses activités imprègnent tous les aspects de la pratique de la pêche commerciale par ses membres, de l’octroi de prêts sans intérêt pour l’achat de bateaux et d’autres articles de pêche à la représentation des intérêts des pêcheurs dans les négociations avec l’Office.

 

[84]      Il ressort clairement de la preuve que, même si les appelants savaient que le poisson qu’ils pêchaient serait éventuellement pris par l’Office et vendu à des clients hors réserve, toutes leurs opérations commerciales se faisaient avec la coopérative. Du point de vue des pêcheurs, la coopérative achetait leur poisson et les payait pour leur prise. Comme le juge l’a affirmé (au paragraphe 68) au sujet du témoignage de M. Robertson :

 

Le lien que M. Robertson avait avec la coop dans la réserve, selon sa perspective, faisait partie intégrante de l’activité dans laquelle il était engagé. De fait, c’était le début et la fin du monde commercial de M. Robertson.

[Non souligné dans l’original.]

 

Comme la Cour suprême l’a affirmé dans d’autres contextes liés aux droits ancestraux, la perspective autochtone est toujours importante : voir, par exemple, R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, aux paragraphes 49‑50, Delgamuukw c. Colombie-Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010, aux paragraphes 81‑82; R. c. Marshall, 1999 CanLII 665 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 19.

 

[…]

 

[86]      Après avoir tenu compte de l’ensemble des facteurs susmentionnés, je suis arrivé à la conclusion que le revenu d’entreprise que les appelants ont tiré de la pêche commerciale est situé sur la réserve et n’est donc pas assujetti à l’impôt sur le revenu en vertu de l’article 87. Le rôle que joue la coopérative, une institution située sur la réserve, dans l’entreprise de pêche de ses membres, dont la plupart vivent dans la réserve, fixe solidement, à mon sens, les activités commerciales des appelants à la réserve.

 

[50]        C’est également le juge Evans qui fut l’auteur des motifs de l’arrêt Ballantyne, dans lequel il a de nouveau insisté sur l’importance de la coop. Dans l’affaire Ballantyne, la différence avec les faits de l’affaire Robertson renforçait le lien de M. Ballantyne (sa résidence dans la réserve, les postes d’emballage dans la réserve et le nettoyage des poissons effectué dans la réserve).

 

[51]        Vu le paysage jurisprudentiel, le revenu de Charles Pilfold à l’égard duquel ce dernier demande une exemption était-il situé dans une réserve, et était-il donc exempt d’imposition? Au moment de choisir et d’apprécier divers facteurs, je tiens compte des observations du juge Evans dans l’arrêt Robertson :

 

[42]      Cependant, pour éviter toute manipulation abusive ou artificielle des facteurs de rattachement dans les autres affaires, il faut faire preuve d’une certaine souplesse dans le choix et l’appréciation de ces facteurs, et dans l’importance que l’on accorde à ceux d’entre eux qui permettent de situer le bien sur la réserve

 

[52]        Dans le but de protéger les droits de propriété de Charles Pilfold dans des terres de réserve de ce que, dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis[8], le juge Laforest a appelé des « ingérences et des entraves de la société en général […] pour veiller à ce que [les Indiens] ne soient pas dépouillés de leurs droits », il doit exister un fondement valable sur lequel situer les droits de propriété dans une réserve, particulièrement vu que ces droits existent sous la forme d’un revenu d’entreprise.

 

[53]        Avant d’étudier la question précise des facteurs de rattachement pertinents, je voudrais m’exprimer sur un aspect du type de bien en cause, et il s’agit de la somme de 13 800 $ qui a été transmise à Charles Pilfold par le truchement d’IAP. IAP n’avait aucun rapport avec la pêche. Il s’agissait d’une société qui détenait une participation dans un terrain de golf, et pourtant, l’annexe à laquelle il est fait référence au paragraphe 35 de mes motifs donne à penser que la somme de 13 800 $ faisait partie des sommes attribuées au revenu de pêche, même si elle n’a pas été désignée comme telle pour IAP, mais plutôt comme [traduction] « services d’approvisionnement ». Je suis perplexe en ce qui a trait aux services susceptibles d’avoir trait à la pêche que Charles Pilfold aurait fourni à IAP, considérant le portefeuille d’IAP. Vu ma conclusion finale concernant l’emplacement du revenu d’entreprise tiré de la pêche, il n’importe pas que je distingue cette somme de 13 800 $ en fonction de sa source, et si cette somme a trait à un quelconque service assuré à une entreprise de golf de l’État de Washington, je conclus qu’elle a moins de liens avec la réserve Musqueam que le revenu tiré de la pêche.

 

[54]        Les facteurs qui, à mon avis, doivent être appréciés, suivant ainsi les commentaires du juge Cromwell ainsi que les décisions subséquentes de la Cour et de la Cour d’appel fédérale, sont les suivants :

 

-        la résidence de Charles Pilfold;

 

-        l’emplacement des activités commerciales, y compris le lieu où les décisions étaient prises, où les documents comptables étaient conservés, où la planification se faisait, où la pêche avait lieu et où les ventes se faisaient et à qui les produits étaient vendus.

 

Je dirais qu’il faut surtout insister sur cette dernière composante des activités commerciales en tant que telles.

 

La résidence de Charles Pilfold

 

[55]        Charles Pilfold avait quatre résidences. La première se trouvait dans la réserve Musqueam, domicile qu’il partageait avec son fils, Randolph Pilfold, et la famille de celui‑ci. On ne savait pas avec certitude combien de temps il y passait, bien que ce soit l’adresse dont il se servait pour sa correspondance avec l’ARC, y compris pour ses déclarations de revenus. C’est également l’adresse que le comptable de Charles Pilford considérait comme étant l’adresse domiciliaire de son client.

 

[56]        La deuxième maison se trouvait à Prince Rupert, hors réserve. Vu les éléments de preuve, l’on peut penser que cette maison tenait lieu de port d’attache pendant la saison de la pêche, quand Charles Pilfold ne passait pas la nuit sur le Calvada. Dans le formulaire relatif à sa cotisation, il a déclaré que cette maison était sa résidence principale, et il avait également un numéro de téléphone à son nom répertorié dans l’annuaire local.

 

[57]        La troisième maison était située à Palm Springs, hors réserve. On n’a pas établi de manière précise combien de mois Charles Pilfold passait à Palm Springs, seulement qu’il se rendait dans le Sud pour échapper à l’hiver canadien et pour jouer au golf.

 

[58]        La quatrième maison se trouvait sur un terrain de golf dans l’État de Washington (hors réserve) : il s’agissait du terrain dans lequel IAP  détenait une participation. Là encore, Randolph Pilfold a été incapable de préciser combien de temps son père passait dans cette maison.

 

[59]        L’appelante soutient que la réserve Musqueam est la réserve sur laquelle le revenu d’entreprise est situé. Charles Pilfold passait certainement du temps dans la réserve, mais il passait également beaucoup de temps à l’extérieur de la réserve. Il n’y a aucun élément de preuve relatif au lieu où il vivait quand il recevait le revenu des diverses sociétés appartenant aux Pilfold, bien qu’il soit clair qu’il dépensait ce revenu tant dans la réserve qu’à l’extérieur de celle‑ci. Je ne vois pas comment sa présence dans la réserve, ou son absence de celle‑ci, milite en faveur d’un lien substantiel entre le revenu d’entreprise et la réserve Musqueam, ou non. Ce facteur revêt une importance minime. Il est plus important d’établir un lien suffisamment important avec les activités de Charles Pilfold dans la réserve visant la génération d’un revenu d’entreprise.

 

Les activités commerciales

 

[60]        Je passerai en revue les activités commerciales sous les intitulés suivants : la planification et la préparation, la prise de décisions, les documents comptables, la pêche et les ventes.

 

La planification et la préparation

 

[61]        Il ressort clairement du témoignage de Randolph Pilfold que la plus grande partie de la planification consistait à s’assurer que le bateau et tout le matériel de pêche étaient en bon état. Il se peut que des appels téléphoniques aient été passés depuis la maison située dans la réserve Musqueam afin que soient prises des dispositions pour des réparations, mais le travail en tant que tel aurait été effectué à Steveston, hors de la réserve. De même, les rapports avec le ministère des Pêches et des Océans se déroulaient en dehors de la réserve, à Vancouver. Il ne ressort d’aucun élément de preuve que de quelconques réunions de planification stratégique auxquelles Charles Pilfold aurait pris part se sont tenues à la maison de la réserve Musqueam. J’ai plutôt l’impression que Charles Pilfold réparait le matériel et allait ensuite pêcher. Même s’il existe un certain lien avec la réserve Musqueam, ce lien est, en définitive, ténu.

 

La prise de décisions

 

[62]        Les décisions relatives à la pêche concernant le lieu, le moment et la méthode étaient principalement prises pendant la saison de pêche d’avril-mai en tant que telle, quand Charles Pilfold se trouvait en mer, à bord du Calvada. Les décisions relatives aux questions de savoir à qui vendre le produit et comment partager les profits étaient vraisemblablement prises dans la réserve, bien que la portée de cette prise de décision soit floue. D’après M. Leong-Sit, la famille, avec la participation du comptable, décidait comment distribuer le revenu aux divers intervenants. Je conclus que, même s’il y a un lien à cet égard, ce lien est restreint ; il ne s’agit pas d’un lien que je qualifierais de substantiel.

 

Les pièces comptables

 

[63]        L’appelante a insisté sur l’importance de la structure d’entreprise ainsi que sur le fait que les pièces comptables des sociétés appartenant aux Pilfold étaient conservées dans la réserve Musqueam. Elle ne m’a pas convaincu qu’il s’agit d’un élément aussi important qu’elle le soutient. En effet, IAH semble avoir été la principale entité légale qui exploitait l’entreprise de pêche, tandis que Charles Pilfold en était le dirigeant. Mais c’est le revenu tiré par Charles Pilfold des activités de pêche qui est en cause. Il est trop facile de faire aboutir ce revenu entre ses mains par le truchement de quatre sociétés distinctes, en affirmant que l’emplacement de l’entreprise dans la réserve est un facteur déterminant pour établir où était situé le revenu d’entreprise de Charles Pilfold, et les conditions seraient réunies pour qu’on procède au type de manipulation à l’égard de laquelle les juges dissidents ont formulé des mises en garde dans l’arrêt Dubé. Je n’avance pas que les sociétés appartenant aux Pilfold ont été créées dans ce but. Absolument pas. Elles ont été constituées il y a bien longtemps, bien avant que toute question relative à une exemption ne soit soulevée. J’avance néanmoins que le recours à des sociétés intermédiaires ayant un lien de dépendance et situées dans la réserve ne doivent pas avoir d’influence sur l’emplacement du bien, le revenu d’entreprise de Charles Pilfold en l’occurrence, de manière à définir de manière artificielle où le revenu d’entreprise est situé.

 

[64]        C’est une situation très différente de celle de la participation des coops dans les affaires Robertson et Ballantyne, entités organisées et exploitées par des bandes et fondées en vue d’aider les membres des bandes dans tous les aspects de l’industrie de la pêche. Les sociétés des Pilfold sont des sociétés familiales privées dont les décisions sont prises dans l’intérêt de la famille Pilfold. La conservation des pièces comptables des sociétés dans la réserve Musqueam prouve certainement qu’il existe un certain lien entre le revenu de la pêche et la réserve, mais le lien entre ces sociétés familiales et la réserve n’est tout simplement pas de la même nature que le lien existant entre les coops dans les affaires Robertson et Ballantyne et les réserves. En l’espèce, la présence matérielle es documents comptables dans la réserve constitue le lien, et c’est tout. J’accorde un certain poids à cet élément, mais au regard de l’importance générale des liens entre le revenu d’entreprise de Charles Pilfold et la réserve.

 

[65]        J’interprète la thèse de l’appelante de la manière suivante : le simple fait que le siège social de la société se trouve dans la réserve, indépendamment de la nature ou de l’emplacement de l’entreprise, est suffisant, depuis les jurisprudences Dubé et Bastien, pour situer toute activité de ces sociétés dans la réserve, et cet emplacement est assimilé à celui d’un Indien inscrit récipiendaire du revenu de pêche tel que Charles Pilfold. En toute déférence, cela ferait passer les nuances relatives aux facteurs de rattachement que la Cour suprême du Canada a recommandées à un critère de démarcation radicalement différent, similaire à un critère de type « établissement permanent ». À mon sens, l’enseignement des arrêts Dubé ou Bastien ne va pas aussi loin.

 

La pêche

 

[66]        L’appelante a voulu soutenir que certaines activités de pêche avaient lieu dans l’estran, et que des terres de réserve s’étendaient également jusqu’à l’estran, mais je rejette cette thèse. La pêche n’avait pas lieu dans la zone connue sous le nom d’estran (la zone découverte à marée basse), et, de toute manière, les terres de réserve ne s’étendaient que jusqu’à la ligne des hautes eaux ordinaires, et non jusqu’à l’estran. La pêche avait lieu dans les eaux côtières de la Colombie‑Britannique, et non dans une réserve. La plupart des décisions relatives à la pêche en tant que telle étaient également prises hors réserve. De même, l’utilisation de la maison de Charles Pilfold située à Prince Rupert pendant la saison de la pêche, pour contacter les travailleurs, se faisait également hors réserve.

 

[67]        Randolph Pilfold a également soutenu que la récolte d’algues au large de l’île Melville se faisait à proximité des terres de réserve, voire sur ces terres. M. Burns a précisé qu’il n’y avait qu’une petite réserve sur l’île Melville, qui ne s’étendait pas jusqu’à la zone dans laquelle la récolte d’algues était pratiquée. En outre, le permis de récolte d’algues interdisait expressément cette récolte au large des côtes des terres des Premières Nations. Je conclus que la récolte d’œufs de hareng sur algue n’était pas pratiquée, en tout ou en partie, dans une réserve.

 

[68]        Après la récolte, les œufs de hareng sur algue étaient emportés à l’usine Tenerife Packing située à Port Edward, pour traitement. Ce processus était également effectué hors réserve. Ces activités de pêche se pratiquaient très loin de la réserve Musqueam. Il y avait plusieurs autres réserves le long de la côte septentrionale de la Colombie‑Britannique : aucune de ces réserves côtières n’a de lien avec cette activité de pêche. Quoi qu’il en soit, c’est avec la réserve Musqueam qu’il faut établir un lien.

 

[69]        En ce qui a trait aux autres activités de pêche, qu’il s’agisse de harengs prêts à frayer ou de saumon, ces prises étaient déchargées hors réserve, à Delta ou à Vancouver, en Colombie‑Britannique.

 

[70]        Je ne parviens pas à établir de lien entre les activités de pêche en tant que telles et la réserve Musqueam, mais cela ne porte pas un coup fatal à la thèse de l’appelante. Par la force des choses, ce type de pêche ne peut pas se pratiquer dans la réserve. Cela fait ressortir le fait qu’il faut prendre du recul et avoir une vue d’ensemble de toutes les activités à la source du bien en cause, le revenu d’entreprise : ce faisant, je conclus qu’il n’y a pas suffisamment de liens importants.

 

Les ventes

 

[71]        Les deux éléments constitutifs de la vente des biens sont les suivants : la vente du produit en tant que telle et le don des parures, ce second élément ne constituant qu’une petite partie des prises des trois types d’activités de pêche. Le fait qu’une partie des parures ait été donnée aux Premières Nations constitue néanmoins un lien. Ce lien ne pèse pas lourd en comparaison de la vente de produits qui a généré le revenu d’entreprise. Il ressort des éléments de preuve que la grande majorité des produits était vendue sur le marché japonais. Le contrat relatif à cette transaction était signé dans les bureaux de Marubeni, à Vancouver. La situation est différente de l’entente qui avait été conclue dans les affaires Robertson, Ballantyne ou McDonald, à l’occasion desquelles il a été conclu que c’était la coop ou la bande qui était l’acheteur des prises du pêcheur. Ni IAH ni Eldorado n’achetaient les prises de Charles Pilfold. IAH était l’entité qui exploitait l’entreprise et qui vendait les prises à un tiers. IAH payait Charles Pilfold directement et indirectement, non pour les prises en tant que telles, mais pour son rôle de capitaine du Calvada. Je conclus que les sociétés familiales ne se trouvent pas dans la même situation que la coop dans les affaires Robertson et Ballantyne ni que celle de la bande dans l’affaire McDonald.

 

[72]        Comme le juge Evans l’a souligné dans l’arrêt Robertson, en ce qui a trait au revenu d’entreprise, il faut accorder la plus grande importance aux activités commerciales génératrices de ce revenu. Vu la planification et la préparation effectuées hors de la réserve, l’activité de pêche en tant que telle ainsi que le traitement et les ventes subséquentes, et après appréciation de ces éléments au regard du fait que Charles Pilfold résidait à temps partiel dans la réserve Musqueam, dans laquelle étaient conservées les pièces comptables des sociétés appartenant aux Pilfold, je conclus que le revenu d’entreprise de Charles Pilfold n’était pas étroitement lié à la réserve Musqueam, et, par conséquent, qu’il ne pouvait pas bénéficier d’une exemption en application de la Loi sur les Indiens.

 

[73]        Les 563 $ de dividendes majorés reçus par Charles Pilfold d’IAH constituent un élément mineur en l’espèce. Les revenus de dividendes se distinguent des revenus de placement sur lesquels la Cour suprême du Canada s’est penchée dans les affaires Dubé et Bastien. En l’espèce, il est question de dividendes provenant d’une société familiale comptant peu d’actionnaires, les dividendes provenant des gains générés à partir des activités de pêche mêmes qui constituaient le revenu d’entreprise de Charles Pilfold. Il serait vraiment étrange de considérer que le revenu d’entreprise de Charles Pilfold provenant des diverses sociétés de la famille était situé hors réserve et de considérer par ailleurs que le revenu de dividendes provenant de la même source était situé dans la réserve. Non, dans ce type de situation, il est nécessaire d’étudier les mêmes facteurs sous‑jacents. Ainsi, je qualifierais le revenu de dividendes comme étant également situé hors réserve.

 

[74]        Les appels sont rejetés. Toutefois, je n’adjuge aucuns dépens. La jurisprudence a dû revoir son analyse dans ce type d’affaires depuis que les arrêts Bastien et Dubé ont été rendus, et une affaire comme celle‑ci constitue un pas important dans l’évolution du critère des facteurs de rattachement. Bien que je conclus qu’il n’y avait pas de facteurs de rattachement assez importants pour autoriser l’exemption, il est évident que l’appelante pensait que la Cour suprême du Canada avait élargi les paramètres, en donnant moins d’importance au marché ordinaire, ce qui a donné plus de poids à l’emplacement du siège social par exemple. Cependant, il doit toujours exister un important facteur de rattachement entre le revenu d’entreprise et l’intimée. Il n’y en avait simplement pas suffisamment en l’espèce, mais l’appelante a, à juste titre, cherché à savoir comment le critère relatif à l’emplacement du bien doit être appliqué compte tenu de l’enseignement des arrêts Bastien et Dubé. Dans les circonstances, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire et n’accorderai pas les dépens contre l’appelante.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juin 2013.

 

 

« Campbell J. Miller »

Juge C. Miller

 

Traduction certifiée conforme

ce 21e jour d’août 2013.

 

 

François Brunet, réviseur

 

 


RÉFÉRENCE :                                 2013 CCI 181

 

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :   2009-2302(IT)G

 

 

INTITULÉ :                                      La succession du défunt Charles Pilfold c. Sa Majesté la Reine

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Les 8, 9 et 10 mai 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L’honorable juge Campbell J. Miller

 

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 10 juin 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me George Douvelos

Avocats de l’intimée :

Me Matthew Turnell

MNadine Taylor-Pickering

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

               Nom :                                 George Douvelos

 

               Cabinet :                            Wiebe Douvelos Wittmann LLP

 

       Pour l’intimée :                          William F. Pentney

                                                          Sous‑procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           2011 CSC 38.

[2]           2011 CSC 39.

3           87(1)               Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83 et de l’article 5 de la Loi sur la gestion financière des premières nations, les biens suivants sont exemptés de taxation :

 

a)         le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées;

b)         les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

 

[4]           2011 CCI 437.

 

[5]           2012 CAF 95.

[6]           2012 CAF 94.

[7]           [1992] 1 R.C.S. 877.

 

[8]           [1990] 2 R.C.S. 85.

 

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