Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Dossier : 2011-538(IT)I

ENTRE :

MICHEL BOUCHARD,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu le 20 mars 2013, à Montréal (Québec).

 

Devant : L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse

 

Comparutions :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui‑même

Avocate de l’intimée :

Me Valerie Messore

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L’appel interjeté à l’encontre des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2005, 2006 et 2007 est rejeté.

 

 

Signé à Kingston (Ontario), ce 7e jour d’août 2013.

 

« Rommel G. Masse »

Juge suppléant Masse

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de septembre 2013.

 

S. Tasset

 


 

 

 

 

Référence : 2013 CCI 247

Date : 20130807

Dossier : 2011-538(IT)I

 

ENTRE :

 

MICHEL BOUCHARD,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge suppléant Masse

[1]             Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre des avis de cotisation refusant les pertes d’entreprise d’une société en commandite pour les années d’imposition 2005, 2006 et 2007.

 

[2]             L’appelant a produit des déclarations de revenus pour les années d’imposition 2005, 2006 et 2007 (les « années d’imposition »). Dans ces déclarations, il a déclaré des pertes d’entreprise subies par une société en commandite connue sous le nom de Tennis Mania Limited Partnership (la « société en commandite ») s’élevant à 25 047 $ en 2005, à 20 085 $ en 2006 et à 36 011 $ en 2007. Au départ, l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») a accepté ces pertes d’entreprise, mais, le 28 mai 2009, par suite d’une vérification des livres de la société en commandite, elle a établi des avis de nouvelle cotisation portant que les pertes dont la déduction avait été demandée étaient refusées. L’appelant a déposé un avis d’opposition et, le 18 novembre 2010, l’ARC a ratifié les nouvelles cotisations, d’où l’appel dont est saisie la Cour.

 

Le contexte factuel

 

[3]             Eugénie Bouchard, aujourd’hui âgée de 19 ans, est une athlète extrêmement douée. Elle a commencé à jouer au tennis à l’âge de cinq ans et n’a pas ménagé ses efforts pour parfaire son talent. Son dur labeur a porté ses fruits. Elle est aujourd’hui mondialement connue et figure au classement mondial des joueuses professionnelles de tennis après une carrière dans les rangs juniors qui a culminé en juillet 2012 lorsqu’elle a remporté les titres juniors féminins en simple et en double à Wimbledon. Elle a atteint la deuxième place du classement mondial junior de la FTI (Fédération internationale de tennis). Depuis, elle est devenue joueuse professionnelle et sa carrière s’annonce prometteuse. À la fin de 2012, elle était classée au 140e rang à l'échelle mondiale par la WTA (Women’s Tennis Association). À la date de l’audience, elle s’était hissée au 123e rang du classement. Il ne fait aucun doute que cette jeune femme incroyablement talentueuse fera la fierté du Canada au cours des années à venir. Son père, Michel Bouchard, l’appelant, est sans conteste son plus ardent supporter et admirateur. Naturellement, il est très fier d’elle.

 

[4]             Michel Bouchard a remarqué le talent extraordinaire d’Eugénie dès son plus jeune âge. Il a su qu’Eugénie était l’une de ces très rares joueuses de tennis ayant tout ce qu’il fallait pour réussir sur le circuit professionnel. Toutefois, pour faire d’un jeune talentueux un joueur professionnel reconnu à l'échelle mondiale, il faut beaucoup de temps et d’argent. Cela exige de l’athlète un dévouement et un travail acharné. Celui‑ci doit suivre de nombreuses leçons, disposer d’un entraîneur privé et des conseils de spécialistes en condition physique, participer à des périodes d’entraînement en Floride, prendre part à des tournois au Canada et ailleurs; il y a les frais de déplacement, l’achat de l’équipement requis, et bien d’autres choses encore. Tout cela coûte très cher.

 

[5]             L’appelant a puisé abondamment dans ses propres ressources pour aider Eugénie à réaliser son plein potentiel. Il a payé de sa poche pour son développement jusqu'à ce qu'elle ait neuf ans. Étant toutefois un homme d’affaires avisé, l’appelant a imaginé une façon de mieux financer et encourager le développement du talent de sa fille tout en diminuant ses propres frais. Il a donc conçu un modèle d’entreprise grâce auquel il comptait attirer des investisseurs en leur promettant une part des revenus gagnés par Eugénie une fois que celle-ci serait devenue joueuse professionnelle. Ainsi, il a fondé avec un autre particulier une société en commandite appelée « Tennis Mania ». L’autre particulier, François Gervais, était père d’une autre jeune joueuse de tennis, Béatrice Gervais. Le 8 décembre 2003, l’appelant, M. Gervais et MGB Capital Inc. – l’entreprise de l’appelant – ont donc conclu un contrat de société en commandite (voir pièce A‑1, onglet 13). La société a été enregistrée sous le régime des lois de la province de Québec en tant que société en commandite (voir pièce A‑1, onglet 14). Au paragraphe quatre du contrat qui la constituait, il était énoncé que la société en commandite avait pour objet « …la promotion du tennis junior et l’assistance financière auprès de jeunes athlètes prometteurs ». Au départ, seules deux athlètes ont reçu une aide de la société en commandite : Eugénie Bouchard et Béatrice Gervais. La société en commandite a cessé de financer Béatrice parce qu’elle n’avait pas le potentiel pour devenir joueuse professionnelle. Par conséquent, le seul véritable objet de la société en commandite était de financer le développement d’Eugénie Bouchard en tant que joueuse professionnelle de tennis. Les apports faits à la société en commandite et à ses capitaux propres variaient d’une année à l’autre en fonction des sommes versées par les associés.

 

[6]             Aux dires de l’appelant, les investisseurs devaient obtenir un rendement du capital investi lorsqu’Eugénie rejoindrait les rangs des joueuses professionnelles, ce qui prendrait encore plusieurs années. Il était convenu qu’une fois devenue professionnelle, Eugénie verserait aux investisseurs 10 % des revenus qu’elle tirerait du tennis jusqu’à ce que ces derniers aient récupéré la totalité des fonds qu’ils avaient investis, majorés d’un rendement annuel de 10 %.

 

[7]             Même si la société en commandite avait pour objet la promotion du tennis junior et l’assistance financière auprès de jeunes athlètes prometteurs, l’appelant admet sans détour que sa mission consistait à trouver des bailleurs de fonds pour une athlète en particulier : sa propre fille. Il reconnaît n’avoir cherché des investisseurs que pour Eugénie de même que – pendant un certain temps – pour Béatrice Gervais. Si d’autres jeunes joueurs devaient s’ajouter, leurs parents devaient trouver leurs propres investisseurs. M. Bouchard a d’ailleurs déclaré : [traduction] : « Je ne vais quand même pas me mettre à chercher des investisseurs pour tous les jeunes. » Et, de fait, la société en commandite n’est venue en aide à aucun autre jeune joueur.

 

[8]             Voici, brièvement, de quelle façon l’entreprise fonctionnait. L’appelant versait à la société en commandite les sommes nécessaires à l’entraînement de sa propre fille pour une année donnée. Par exemple, au cours de l’année d’imposition 2005, il a versé 25 000 $, à même ses propres avoirs, pour acquitter les dépenses de tennis d’Eugénie. Le 6 décembre 2005, il a déposé 25 000 $ dans le compte en banque de la société en commandite, puis un chèque au même montant a immédiatement été tiré à son ordre à titre de remboursement des dépenses qu’il avait engagées. L’argent était déposé et retiré du compte en banque de la société en commandite le même jour ou presque. Il est évident que cet argent transitait par le compte en banque de la société en commandite afin de produire, pour l’appelant, des dépenses déductibles de son impôt égales aux sommes qu’il avait dépensées cette année-là pour financer la carrière de tennis de sa fille. L’appelant demandait ensuite une déduction pour perte d’entreprise dans sa déclaration de revenus de l’année d’imposition visée à l’égard des sommes versées à la société en commandite. Cette méthode générait d’importantes économies d’impôt pour l’appelant et lui permettait ainsi de financer plus facilement la carrière naissante d’Eugénie. M. Gervais faisait de même pour toutes les dépenses engagées relativement à sa fille, Béatrice.

 

[9]             Le seul autre investisseur que la société en commandite a pu attirer est M. Jacques Nolin, que Michel Bouchard connaissait depuis qu’ils avaient travaillé ensemble pour le cabinet Wood Gundy, dans les années 1980. M. Nolin était conscient qu’il s’agissait d’une entreprise risquée et qu’il devrait attendre plusieurs années avant de réaliser un rendement, mais il était convaincu du talent d’Eugénie et du sens de l’honneur et de l’intégrité de M. Bouchard. Il était aussi d’avis que le jeu en valait la chandelle, compte tenu du taux de rendement annuel de 10 %. Par ailleurs, la possibilité de profiter immédiatement d’importants avantages fiscaux avait suscité son intérêt. Par conséquent, il a investi 10 000 $ en 2006 et 20 000 $ en 2007 dans la société en commandite. À ce jour, il n’a toujours pas obtenu de rendement du capital investi, mais il est convaincu d’en obtenir un au moment où la carrière d’Eugénie prendra son envol.

 

[10]        L’appelant a réussi à trouver quelques commanditaires pour Eugénie. La compagnie Head lui a fourni de l'équipement (voir la pièce A‑1, onglet 9), Adidas a consenti à lui verser 75 000 $ pour deux ans (voir l’onglet 10) et des ententes ont également été conclues avec 2K Sports Inc. (voir l’onglet 11) et Nike (voir l’onglet 12). Les avantages procurés par ces commandites allaient à Eugénie, et non à la société en commandite.

 

[11]        Mis à part les frais bancaires, la société en commandite n’avait pas de dépenses d’exploitation. Depuis sa création jusqu’à la date de la présente audience, dix années ont passé et la société en commandite n’a obtenu aucun rendement de capital. En dépit du fait qu’Eugénie a commencé à gagner de l’argent comme joueuse professionnelle de tennis, elle n’a encore versé aucune somme à la société en commandite, bien que son père se dise convaincu qu’elle le fera. La société en commandite a cessé de financer les activités de tennis vers la fin de 2008 ou le début de 2009, parce qu’Eugénie gagnait alors assez d’argent pour acquitter elle-même ses dépenses.

 

[12]        Au moment de la création de la société en commandite, Eugénie n’avait que neuf ans. Il est tout simplement impossible d’envisager qu’à cet âge, elle ait pu s’engager, sur le plan juridique, à distribuer une part des revenus qu’elle tirerait éventuellement de sa future carrière professionnelle. D’une part, elle était mineure. D’autre part, elle n’était pas partie au contrat de société en commandite et elle ne s’est jamais engagée par contrat, que ce soit avec son père ou avec la société en commandite, à rembourser les sommes dépensées afin de favoriser le développement de sa carrière de joueuse professionnelle.

 

Thèse de l’appelant

 

[13]        L’appelant reconnaît que les dépenses de la société en commandite ont une dimension éminemment personnelle : elles ont été engagées dans le but de promouvoir le développement de la carrière de joueuse de tennis d’Eugénie. Toutefois, il fait valoir que la société en commandite a essentiellement été fondée afin de financer le développement d’Eugénie et de réaliser des bénéfices. Les associés étaient conscients du fait qu’il s’agissait d’une entreprise risquée, mais ils s’attendaient à récupérer les fonds investis et à toucher un rendement annuel de 10 % jusqu’au remboursement complet de leur capital. Le fait que les investisseurs n’aient touché aucun revenu à ce jour n’est pas un facteur déterminant, car les investisseurs se concentrent sur les gains qu’ils obtiendront lorsqu’Eugénie aura acquis davantage d’expérience en tant que professionnelle et se mettra à gagner des revenus plus importants. Il n’est pas non plus pertinent qu’Eugénie ne soit pas tenue d’effectuer quelque paiement que ce soit et puisse, de fait, refuser de le faire, car il s’agit d’un risque que les investisseurs ont accepté de leur plein gré au moment de décider de prendre part au projet. L’objectif principal était d’investir dans la carrière d’une future étoile du tennis et d’obtenir un rendement si Eugénie connaissait le succès attendu. Les investisseurs ont tout simplement conçu un mécanisme avantageux sur le plan fiscal pour leur permettre de réaliser cet objectif.

 

[14]        L’appelant demande donc à la Cour d’accueillir son appel.

 

Thèse de l’intimée

 

[15]        L’intimée soutient que les dépenses dont il est question en l’espèce étaient d’ordre purement personnel puisque la fille de l’appelante était l’unique bénéficiaire de l’entreprise. Elle soutient également que ces dépenses ne sont pas déductibles, car la société en commandite n’avait pas de revenus dont on pourrait déduire des dépenses au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1995, ch. 1 (5e suppl.) (la « Loi »). Les agissements de l’appelant n’ont pas montré qu’il était en quête d’un profit; celui-ci ne s’est d’ailleurs pas comporté objectivement comme un homme d’affaires sérieux. L’entreprise visait à financer le développement de la fille de l’appelant en tant que joueuse de tennis tout en procurant des déductions fiscales à l'appelant. Il n’y avait aucune expectative raisonnable de profit. L’intimée prétend qu’il ne s’agissait pas d’une véritable société en commandite puisque l’appelant n’était engagé dans l’entreprise que dans la mesure où elle permettait de financer les dépenses de sa fille. Selon l'intimée, la relation entre la société en commandite et Eugénie Bouchard était plus assimilable à un prêt qu’à une entreprise commerciale et, de plus, il s’agissait d’un prêt dont le remboursement n’était pas légalement exécutoire puisque Eugénie et la société en commandite n’avaient aucun lien juridique particulier et n’avaient conclu aucun contrat exécutoire. L’intimée ajoute qu’aucune recherche de nouveaux talents n’a été effectuée pour favoriser la croissance de l’entreprise : les ressources de la société en commandite étaient uniquement concentrées sur Eugénie Bouchard, la fille de l’appelant.

 

[16]        Par conséquent, l’intimée soutient que l’appel devrait être rejeté.

 

Dispositions législatives

 

[17]        Les dispositions de la Loi qui s’appliquent en l’espèce sont les suivantes :

 

3. Revenu pour l’année d’imposition.

            Pour déterminer le revenu d’un contribuable pour une année d’imposition, pour l’application de la présente partie, les calculs suivants sont à effectuer :

 

a) le calcul du total des sommes qui constituent chacune le revenu du contribuable pour l’année […] dont la source se situe au Canada ou à l’étranger, y compris, sans que soit limitée la portée générale de ce qui précède, le revenu tiré de chaque […] entreprise […];

 

[…]

 

c) le calcul de l’excédent éventuel du total établi selon l’alinéa a) […] sur le total des déductions permises par la sous-section e dans le calcul du revenu du contribuable pour l’année (sauf dans la mesure où il a été tenu compte de ces déductions dans le calcul du total visé à l’alinéa a));

 

d) le calcul de l’excédent éventuel de l’excédent calculé selon l’alinéa c) sur le total des pertes subies par le contribuable pour l’année qui résultent […] d’une entreprise […];

 

       9(1) Revenu. Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise […] pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

 

       9(2) Perte. Sous réserve de l’article 31, la perte subie par un contribuable au cours d’une année d’imposition relativement à une entreprise […] est le montant de sa perte subie au cours de l’année relativement à cette entreprise […], calculée par l’application, avec les adaptations nécessaires, des dispositions de la présente loi afférentes au calcul du revenu tiré de cette entreprise […].

 

       18(1) Exceptions d’ordre général. Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

 

a) Restriction générale - les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien;

 

[…]

 

h) Frais personnels ou de subsistance - le montant des frais personnels ou de subsistance du contribuable […];

 

       96(1) Règles générales. Lorsqu’un contribuable est un associé d’une société de personnes, […] son revenu imposable gagné au Canada pour une année d’imposition […] est calculé comme si :

 

a)   la société de personnes était une personne distincte résidant au Canada;

 

b)   l’année d’imposition de la société de personnes correspondait à son exercice;

 

[...]

 

f)    le montant du revenu de la société de personnes, pour une année d’imposition, tiré d’une source quelconque ou de sources situées dans un endroit donné, constituait le revenu du contribuable tiré de cette source ou de sources situées dans cet endroit donné, selon le cas, pour l’année d’imposition du contribuable au cours de laquelle l’année d’imposition de la société de personnes se termine, jusqu’à concurrence de la part du contribuable;

 

g)   la perte du contribuable — à concurrence de la part dont il est tenu — résultant d’une source ou de sources situées dans un endroit donné, pour l’année d’imposition du contribuable au cours de laquelle l’année d’imposition de la société de personnes se termine, équivalait à l’excédent éventuel :

 

(i) de la perte de la société de personnes, pour une année d’imposition, résultant de cette source ou de ces sources,

 

sur :

 

(ii) dans le cas d’un associé déterminé (au sens de la définition d’« associé déterminé » figurant au paragraphe 248(1), mais compte non tenu de l’alinéa b) de celle-ci) de la société de personnes au cours de l’année, le montant déduit par la société de personnes en application de l’article 37 dans le calcul de son revenu pour l’année d’imposition provenant de cette source ou de ces sources,

 

(iii) dans les autres cas, zéro.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Analyse

 

[18]        En dernière analyse, il ne fait aucun doute que l’appelant a été le moteur de la création de l’entreprise : sans lui, Tennis Mania n’aurait jamais vu le jour. Il était motivé en cela par la volonté de créer une situation avantageuse pour sa fille et de l’aider à réaliser son plein potentiel et à devenir joueuse professionnelle de tennis. Il est également évident, à mon sens, que l’appelant voulait générer une perte fiscale qu’il pourrait déduire de ses revenus, ce qui lui procurerait d’importants avantages financiers. L’appelant a d’ailleurs rappelé qu’un contribuable est autorisé à régler ses affaires de façon à réduire au minimum l’impôt qu’il doit payer. Le fait qu’un contribuable conclue un arrangement dans l’objectif premier de générer des déductions d’impôt ne signifie pas que cet arrangement ne vise pas à réaliser un bénéfice. Si l’objectif secondaire poursuivi au moyen de l’arrangement est la réalisation d’un tel bénéfice, les pertes initiales sont déductibles de l’impôt à payer : voir Water’s Edge Village Estates (Phase II) Ltd c Canada, 2002 CAF 291, [2003] 2 CF 25. En fait, un contribuable peut se joindre à une société en commandite en ayant pour principale motivation d’obtenir une perte fiscale, pour autant qu’il ait aussi, accessoirement, l’intention d’exploiter une entreprise en commun en vue de la réalisation d’un bénéfice : voir Witkin c Canada, [2002] ACF no 703 (QL), au paragraphe 15 (autorisation de pourvoi refusée, [2002] CSCR no 294 (QL)). Sans une telle intention, les pertes ne peuvent pas être déduites du revenu. Ce point est repris par une juge de la Cour, la juge Lamarre, dans la décision Carpentier c Canada, [2005] ACI no 519 (QL). Au paragraphe 42 des motifs du jugement, elle tient les propos suivants :

 

[42]      De plus, lorsqu’il est établi que l’unique raison pour laquelle une société est mise sur pied est de conférer à un associé l’avantage d’une perte fiscale, alors que les parties n’envisagent nullement de tirer un bénéfice de l’exploitation de l’entreprise en cause, la société ne peut véritablement être considérée comme ayant été créée dans le but de réaliser un bénéfice (voir Continental Bank, précité au paragraphe 43).

 

[19]        La question fondamentale que la Cour est appelée à trancher dans le cadre du présent appel est celle de savoir si la société en commandite était exploitée en vue de réaliser un bénéfice. Cela oblige le contribuable à établir que son intention prédominante était de tirer un bénéfice de la société en commandite et qu’il a exploité cette dernière conformément à des normes objectives caractéristiques du comportement d’un homme d’affaires sérieux.

 

[20]        Dans l’arrêt Stewart c Canada, [2002] 2 RCS 645, la Cour suprême du Canada a redéfini le critère à appliquer pour déterminer si un contribuable tire un revenu d’une entreprise. La Cour a jugé que l’« expectative raisonnable de profit » constituait un facteur à prendre en considération, mais que ce n’était pas le critère déterminant. Voici ce qu’elle déclare à ce sujet :

 

48        À notre avis, pour déterminer si un contribuable a une source de revenu, il faut se fonder sur le texte et l’économie de la Loi.

 

[…]

 

50        Il est manifeste que, pour que l’art. 9 s’applique, le contribuable doit d’abord déterminer s’il a une source de revenu constituée soit d’une entreprise, soit d’un bien. Comme nous l’avons vu, une activité commerciale qui ne constitue pas véritablement une entreprise peut néanmoins être une source de revenu constituée d’un bien. De même, il est clair que certaines démarches de contribuables ne sont ni des entreprises, ni des sources de revenu constituées d’un bien, mais sont uniquement des activités personnelles. On peut recourir à la méthode à deux volets suivante pour trancher la question de l’existence d’une source :

 

(i)                 L’activité du contribuable est-elle exercée en vue de réaliser un profit, ou s’agit-il d’une démarche personnelle?

 

(ii)        S’il ne s’agit pas d’une démarche personnelle, la source du revenu est-elle une entreprise ou un bien?

 

Le premier volet du critère vise la question générale de savoir s’il y a ou non une source de revenu; dans le deuxième volet, on qualifie la source d’entreprise ou de bien.

 

51        Assimiler la « source de revenu » à une activité exercée « en vue de réaliser un profit » concorde avec la définition traditionnelle du mot « entreprise » qui est donnée en common law, à savoir [traduction] « tout ce qui occupe le temps, l’attention et les efforts d’un homme et qui a pour objet la réalisation d’un profit » : Smith, précité, p. 258; Terminal Dock, précité. De même, la distinction entre le revenu tiré d’une entreprise et le revenu tiré d’un bien repose généralement sur le fait qu’une entreprise exige un niveau d’activité plus élevé de la part du contribuable : voir Krishna, op. cit., p. 240. Il est donc logique de conclure qu’une activité exercée en vue de réaliser un profit, quel que soit le niveau d’activité du contribuable, sera une source de revenu constituée soit d’une entreprise, soit d’un bien.

 

52        Ce premier volet du critère vise simplement à établir une distinction entre les activités commerciales et les activités personnelles et, comme nous l’avons vu, il se peut fort bien que telle ait été à l’origine l’intention du juge Dickson lorsqu’il a mentionné l’« expectative raisonnable de profit » dans l’arrêt Moldowan. Vus sous cet angle, les critères énoncés par le juge Dickson représentent une tentative de dresser une liste objective de facteurs permettant de déterminer si l’activité en cause est de nature commerciale ou personnelle. Ces facteurs sont ce que le juge Bowman a qualifié d’« indices de commercialité » ou de « caractéristiques commerciales » : Nichol, précité, par. 13. Ainsi, lorsque la nature de l’entreprise du contribuable comporte des aspects indiquant qu’elle pourrait être considérée comme un passe-temps ou une autre activité personnelle, mais que l’entreprise est exploitée d’une manière suffisamment commerciale, cette entreprise sera considérée comme une source de revenu aux fins d’application de la Loi.

 

53        Nous soulignons que ce critère de l’existence d’une source « en vue de réaliser un profit » ne doit faire l’objet d’une analyse que dans les situations où l’activité en cause comporte un aspect personnel ou récréatif. En toute déférence, nous estimons que les tribunaux ont commis une erreur, dans le passé, en appliquant le critère de l’ERP à des activités comme l’exercice du droit et la restauration qui ne comportent aucun aspect personnel de cette nature : […] Lorsqu’une activité est clairement de nature commerciale, il n’est pas nécessaire d’analyser les décisions commerciales du contribuable. De telles démarches comportent nécessairement la recherche d’un profit. Il existe donc par définition une source de revenu et il n’est pas nécessaire de pousser l’examen plus loin.

 

54        Il y a également lieu de souligner que la détermination de l’existence d’une source de revenu n’est pas un processus purement subjectif.  Outre le fait que, pour qu’une activité soit qualifiée de commerciale par nature, le contribuable doit avoir l’intention subjective de réaliser un profit, il faut aussi, tel que mentionné dans l’arrêt Moldowan, que cette détermination se fasse en fonction de divers facteurs objectifs.  Ainsi, sous une forme plus élaborée, le premier volet du critère susmentionné peut être reformulé ainsi : « Le contribuable a-t-il l’intention d’exercer une activité en vue de réaliser un profit et existe-t-il des éléments de preuve étayant cette intention? » Cela oblige le contribuable à établir que son intention prédominante était de tirer profit de l’activité et que cette activité a été exercée conformément à des normes objectives de comportement d’homme d’affaires sérieux.

 

55        Les facteurs objectifs énumérés par le juge Dickson dans Moldowan, précité, p. 486, étaient (1) l’état des profits et pertes pour les années antérieures, (2) la formation du contribuable, (3) la voie sur laquelle il entend s’engager, et (4) la capacité de l’entreprise de réaliser un profit.  Comme nous le concluons plus loin, il n’est pas nécessaire pour les besoins du présent pourvoi d’ajouter d’autres facteurs à cette liste; nous nous abstenons donc de le faire.  Nous tenons cependant à réitérer la mise en garde du juge Dickson selon laquelle cette liste ne se veut pas exhaustive et les facteurs diffèrent selon la nature et l’importance de l’entreprise.  Nous tenons également à souligner que, même si l’expectative raisonnable de profit constitue un facteur à prendre en considération à ce stade, elle n’est ni le seul facteur, ni un facteur déterminant.  Il faut déterminer globalement si le contribuable exerce l’activité d’une manière commerciale.  Cette détermination ne devrait toutefois pas servir à évaluer après coup le sens des affaires du contribuable.  C’est la nature commerciale de son activité qui doit être évaluée, et non son sens des affaires.

 

[…]

 

60        En résumé, la question de savoir si le contribuable a ou non une source de revenu doit être tranchée en fonction de la commercialité de l’activité en cause.  Lorsque l’activité ne comporte aucun aspect personnel et qu’elle est manifestement commerciale, il n’est pas nécessaire de pousser l’examen plus loin.  Lorsque l’activité peut être qualifiée de personnelle, il faut alors déterminer si cette activité est ou non exercée d’une manière suffisamment commerciale pour constituer une source de revenu. […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[21]        Dans l’affaire qui nous occupe, compte tenu des activités de la société en commandite, ainsi que des activités menées par l’appelant dans le cadre de la société en commandite, il est évident que ce dernier s’est lancé dans cette entreprise pour des motifs strictement personnels liés au développement de sa fille comme joueuse professionnelle de tennis. J’en conclus qu’il ne considérait pas la société en commandite comme une source de profit, mais qu’il était plutôt à la recherche d’un moyen de financer le parcours d’Eugénie tout en se ménageant un avantage fiscal personnel sous forme de perte. Pour en arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte du critère énoncé dans l’arrêt Stewart, précité, ainsi que d’autres facteurs, dont les suivants :

 

a)       L’énoncé des objets poursuivis par la société en commandite ne fait pas allusion à la réalisation d’un bénéfice. Le paragraphe 4 du contrat de société en commandite précise les activités de la société en commandite, à savoir la promotion du tennis junior et l’assistance financière auprès de jeunes athlètes prometteurs. Le contrat de société en commandite ne comporte aucune mention d’un rendement de 10 % du capital investi. En près de dix (10) ans d’existence, soit de 2003 jusqu’à la date de l’audition du présent appel, la société en commandite n’a jamais déclaré de revenus.

 

b)      Les pertes d’entreprise dont l'appelant a demandé la déduction sont d’ordre purement personnel et, partant, ne peuvent être déduites de son revenu au titre de l’alinéa 18(1)h) de la Loi. La société en commandite a été créée afin d’aider l’appelant à réunir les fonds nécessaires à l’entraînement d’Eugénie en vue d’en faire une joueuse professionnelle. J’estime que ces dépenses de nature personnelle n’ont pas été engagées dans le but de tirer un revenu d’entreprise.

 

c)       La société en commandite n’était pas exploitée de manière à tirer un revenu d’une entreprise; son exploitation visait uniquement à générer des déductions fiscales. Si l’appelant avait acquitté les dépenses en cause directement – ce qu’il se trouve, en réalité, à avoir fait –, il n’aurait pas eu la possibilité d’en demander la déduction pour son propre compte. Les fonds étaient déposés dans le compte en banque de la société en commandite pour en être immédiatement retirés en guise de remboursement. L’appelant ne peut rendre déductible une dépense qui ne l’est pas en faisant simplement transiter l’argent par le compte en banque de la société en commandite.

 

d)      Les revenus que la société en commandite devait gagner dépendaient entièrement du bon vouloir affiché par Eugénie une fois qu’elle aurait rejoint les rangs des joueuses professionnelles, dans l’éventualité où elle y parviendrait. Par conséquent, que l’on considère la question à la lumière de critères objectifs ou subjectifs, la société en commandite n’avait aucune expectative raisonnable ni aucune source réaliste de profit, et ce, pour les raisons suivantes :

 

i)       Eugénie n’avait que 9 ans lors de la création de la société en commandite. Elle n’avait pas la capacité juridique de s’engager à distribuer une part des revenus qu’elle tirerait de sa carrière de joueuse professionnelle.

 

ii)      Une fois qu’elle serait devenue majeure et joueuse professionnelle,  Eugénie ne pourrait pas être forcée à rembourser à la société en commandite les sommes que cette dernière avait dépensées pour elle.

 

iii)     Même si Eugénie consentait à partager une partie de ses revenus avec la société en commandite, elle ne pouvait certes pas être tenue de verser tout ou partie de cet argent. N’étant pas partie au contrat, elle était libre de verser les sommes qu’elle voulait. Elle était également libre de changer d’idée à tout moment et de cesser ses paiements. La société en commandite ne disposait à cet égard d’aucun recours en justice.

 

iv)     Rien ne garantit qu’Eugénie acceptera de verser un rendement annuel de 10 % à l’égard des sommes qui ont été dépensées pour son entraînement. Elle pourrait très bien décider d’un autre pourcentage jugé plus approprié. Elle pourrait aussi refuser de payer quelque pourcentage que ce soit.

 

Loin de moi l’idée de vouloir insinuer qu’au moment de passer dans les rangs professionnels, Eugénie se montrerait capricieuse ou irrévérencieuse envers son père. Cela dit, le fait est qu’elle n’a pas pris part à l’entreprise et qu’elle ne peut pas être forcée par la loi à procurer à la société en commandite les profits censément attendus : l’argent qu’elle gagne lui appartient à elle seule. La décision de partager ou non cet argent lui revient entièrement et la société en commandite ne peut rien y faire. Si Eugénie refusait de partager ses revenus avec elle, la société en commandite ne disposerait en droit d’aucun recours pour obliger un tel partage.

 

e)       La société en commandite n’avait aucune source de revenus puisque ses éventuels revenus devaient être générés non pas par elle-même, mais par Eugénie. Les revenus éventuels tirés des tournois et des commandites n’appartiendraient pas à la société en commandite : ils seraient gagnés par Eugénie Bouchard dans le cadre de sa carrière de joueuse professionnelle de tennis.

 

f)       Pour les années d’imposition visées, la société en commandite n’a pas inclus dans ses revenus l’équipement et l’aide financière reçus d’autres sources par Eugénie, non plus que les prix en argent qu’elle a remportés.

 

g)       Aucun effort n’a été fait pour recruter d’autres athlètes disposés à partager leurs futurs revenus et à verser un rendement annuel correspondant à 10 % ou à tout autre pourcentage des sommes investies dans la société en commandite. Aucune prospection n’a été faite pour découvrir de nouveaux talents en dépit de l’objet poursuivi par la société en commandite, à savoir la promotion du tennis junior. Ces faits sont incompatibles avec l’objectif consistant à réaliser un bénéfice en faisant la promotion du tennis junior.

 

h)      La société en commandite n’avait aucuns frais d’exploitation, mis à part des frais bancaires.

 

Conclusion

 

[22]        En conclusion, j’estime que l’appelant n’a pas établi que son intention première était de réaliser un bénéfice grâce aux activités de la société en commandite. Sa principale motivation était d’ordre personnel et était clairement liée au développement de sa fille. Il était également animé par un second objectif, d’ordre accessoire, mais tout aussi important, qui était de générer une perte fiscale en faisant transiter des sommes par le compte en banque de la société en commandite. Ces dépenses ne pouvant pas être déduites par l’appelant à titre personnel, le recours au mécanisme susmentionné ne peut pas avoir pour effet de transformer une dépense personnelle non déductible en dépense d’entreprise déductible. Je ne suis pas convaincu que les activités de la société en commandite revêtaient une dimension suffisamment commerciale pour représenter une source de revenus. Si l’on examine le caractère commercial de l’activité en cause, il est évident que tout espoir de récupérer l’argent investi et de réaliser un bénéfice se situe dans un avenir très lointain, soit, au bas mot, une décennie après la création de la société en commandite. En outre, cette éventualité ne dépendait nullement de la valeur du plan d’affaires, mais uniquement du bon vouloir d’Eugénie Bouchard et de sa volonté de partager les fruits de son travail acharné avec la société en commandite, une chose qu’elle pourrait ne pas vouloir faire et qu’elle ne peut, au demeurant, être forcée de faire.

 

[23]        Pour tous les motifs qui précèdent, l’appel est rejeté.

 

 

Signé à Kingston (Ontario), ce 7e jour d’août 2013.

 

« Rommel G. Masse »

Juge suppléant Masse

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de septembre 2013.

 

S. Tasset

 

 


RÉFÉRENCE :                                 2013 CCI 247

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :    2011-538(IT)I

 

INTITULÉ :                                      MICHEL BOUCHARD

                                                          c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L’hon. juge suppléant Rommel G. Masse

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 7 août 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui‑même

 

Avocate de l’intimée :

Me Valerie Messore

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                          Nom :                     s.o.

 

                            Cabinet :

 

       Pour l’intimée :                          William F. Pentney

                                                          Sous‑procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

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