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Dossier : 2017-3939(IT)I

ENTRE :

MARIA MANNA,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 8 février 2019, à Victoria (Colombie-Britannique)

Devant : L’honorable juge Dominique Lafleur


Comparutions :

Représentant de l’appelante :

Jeremy Maddock

Avocat de l’intimée :

Me Kiel Walker

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre de la nouvelle cotisation établie en application de la Loi de l’impôt sur le revenu en date du 4 octobre 2017 et portant le numéro 4607674 est rejeté, sans dépens, conformément aux motifs de jugement ci‑joints.

Signé à Montréal (Québec), ce 3e jour d’avril 2019.

« Dominique Lafleur »

La juge Lafleur


Référence : 2019 CCI 70

Date : 20190403

Dossier : 2017-3939(IT)I

ENTRE :

MARIA MANNA,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

La juge Lafleur

I. APERÇU

[1]  Maria Manna (l’appelante ou Mme Manna) interjette appel devant la Cour à l’encontre d’une nouvelle cotisation établie par le ministre du Revenu national (le ministre) en application de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), telle que modifiée) (la Loi), dont l’avis est daté du 4 octobre 2017 et réclame à l’appelante 22 500 $. L’avis de nouvelle cotisation a été établi à l’égard du transfert d’un voilier (le voilier) à Mme Manna de son époux, Christopher Grew. Après avoir examiné l’avis d’opposition déposé par Mme Manna à l’égard d’une première cotisation établie par le ministre, dont l’avis daté du 26 octobre 2016 réclamait à l’appelante 46 498,50 $, le ministre a réduit le montant de la cotisation à 22 500 $ au motif que la juste valeur marchande du voilier, au moment du transfert, était de 22 500 $.

[2]  L’intimée est d’avis que le ministre a correctement établi une nouvelle cotisation à l’égard de Mme Manna, parce que toutes les conditions du paragraphe 160(1) de la Loi ont été remplies. Plus précisément, il y a eu transfert du voilier de M. Grew à Mme Manna le 21 septembre 2015, sans contrepartie versée par cette dernière; pendant toute la période pertinente, M. Grew et Mme Manna étaient mariés; M. Grew était tenu de payer des impôts en application de la Loi pour les années d’imposition 2005 à 2010.

[3]  L’appelante est cependant d’avis que la nouvelle cotisation ne devrait pas être maintenue, parce que le ministre n’a présenté aucun élément de preuve relativement aux cotisations sous-jacentes (telles qu’elles sont définies ci-dessous). Selon l’appelante, comme les cotisations sous-jacentes ont été établies le 27 novembre 2014, elles ont été établies après la période normale de nouvelle cotisation. Par conséquent, le ministre avait le fardeau de présenter des éléments de preuve établissant une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire ou que M. Grew avait commis quelque fraude en produisant une déclaration de revenus. En outre, d’autres questions ont été soulevées par l’appelante concernant la valeur du voilier et l’effet rétroactif d’une modification apportée à l’article 160 de la Loi.

[4]  Dans les présents motifs, toute mention d’une disposition législative renvoie aux dispositions de la Loi, sauf indication contraire.

II. LA LOI

[5]  Les articles pertinents de la Loi figurent à l’annexe à la fin des présents motifs.

III. FAITS ET ÉLÉMENTS DE PREUVE

[6]  À l’audience, seule Mme Manna a témoigné. L’intimée n’a appelé aucun témoin.

[7]  Mme Manna est directrice des ventes en restauration, chanteuse, productrice et également ministre ordonnée. Elle est mariée à Christopher Grew depuis 2002. Mme Manna a déclaré que, même si elle possède son propre compte bancaire, son mari s’occupe de la gestion de l’ensemble de leurs finances de même que de toutes les questions fiscales, parce qu’elle n’est pas habile avec les chiffres.

[8]  Elle a déclaré qu’elle ne comprenait pas la cotisation. Avant de recevoir la cotisation, elle n’était pas au courant de la situation fiscale de son mari; elle savait cependant qu’il avait fait l’objet d’une vérification par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) à la fin de 2014.

1.  Le transfert du voilier

[9]  Mme Manna affirme avoir reçu le voilier en cadeau de son mari, le 22 août 2010. Elle a déclaré que M. Grew avait acheté le voilier en juin 2010 pour la somme de 45 000 $ US (46 498,50 $ CA à cette époque) et qu’il l’a importé des États-Unis. En outre, elle a déclaré qu’il n’existe aucun document qui confirme que le 22 août 2010, le voilier a été donné en cadeau. Mme Manna a vendu le voilier en septembre 2016, pour la somme de 27 500 $ CA.

[10]  Mme Manna a utilisé le voilier toutes les fins de semaine pour des voyages d’agrément, entre mai et octobre. En 2013, elle a rebaptisé le voilier Jazz Diva (il portait antérieurement le nom de Sea-n-Me). Elle a assumé les frais de marina, d’assurance et de réparation du voilier. Mme Manna a déposé, comme pièce A-1, une facture datée du 22 juillet 2015, décrivant en détail les réparations effectuées sur le voilier après avoir frappé des roches en manœuvrant le bateau. Elle a également demandé un permis d’embarcation de plaisance (pièce A-2) en 2015. Elle soutient qu’elle ne savait pas, avant cette date, qu’elle devait obtenir un permis pour le voilier. Selon Mme Manna, il s’agit du premier permis délivré pour le voilier au Canada. Dans le cadre du processus d’obtention du permis, une lettre d’intention datée du 21 septembre 2015 a été envoyée à Transports Canada, dans laquelle M. Grew a indiqué qu’il [traduction] « [...] souhaite[souhaitait] effectuer le transfert de propriété du [...] » voilier à son épouse (pièce R-1).

2.  Les cotisations sous-jacentes

[11]  Le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de M. Grew en application de la Loi par des avis datés du 27 novembre 2014, pour les années d’imposition 2005 à 2012 (les cotisations sous-jacentes). À l’audience, ni l’intimée ni l’appelante n’ont produit d’éléments de preuve à l’égard des cotisations sous‑jacentes. Aucune copie des avis de nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2005 à 2012 n’a été déposée au dossier de la Cour. De plus, aucun élément de preuve n’a été produit relativement à la date d’envoi d’un avis de première notification à l’égard de M. Grew ni de la date d’envoi d’une première notification portant qu’aucun impôt n’était payable par M. Grew pour ces années d’imposition.

[12]  L’intimée s’est fondée sur les hypothèses de fait du paragraphe 11 de la réponse à l’avis d’appel, dont le passage pertinent est ainsi rédigé :

b)  [traduction] Christopher Grew est endetté envers l’Agence du revenu du Canada (ci-après l’ARC) pour les années d’imposition 2005, 2006, 2007, 2008, 2009, 2010, 2011 et 2012 relativement aux revenus non déclarés à la suite d’une vérification;

[...]

f)  pour les années d’imposition 2005 à 2012, l’appelante et [Christopher Grew] [ont] déclaré le revenu net suivant :

[EN BLANC]

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Maria Manna

0 $

20 153 $

22 782 $

524 $

2 866 $

170 $

8 883 $

13 838 $

Christopher Grew

39 214 $

10 000 $

8 375 $

0 $

0 $

0 $

0 $

0 $

 

[...]

n)  en date du 26 octobre 2016, Christopher Grew avait une dette de 385 047,87 $ envers le ministre pour les années d’imposition 2005, 2006, 2007, 2008, 2009 et 2010, décrite comme suit :

Date de la cotisation

Année

Impôt fédéral

Impôt provincial

Régime de pension du Canada

Remboursement injustifié

Pénalités

Intérêts

Total

27 novembre 2014

2005

16 390,18 $

2 000,78 $

2 485,86 $

4 363,53 $

12 125,08 $

32 898,67 $

70 264,10 $

27 novembre 2014

2006

20 504,80 $

8 243,69 $

3 821,40 $

1 247,68 $

14 998,08 $

33 939,89 $

82 755,54 $

27 novembre 2014

2007

22 066,82 $

9 315,67 $

3 979,80 $

837,58 $

16 110,03 $

29 023,95 $

81 333,85 $

27 novembre 2014

2008

16 646,65 $

6 738,40 $

4 098,60 $

150 $

11 767,52 $

17 936,29 $

57 337,46 $

27 novembre 2014

2009

5 802,38 $

2 003,36 $

4 237,20 $

150 $

3 979,80 $

6 227,83 $

22 400,57 $

27 novembre 2014

2010

22 483,34 $

10 122,89 $

4 326,30 $

[EN BLANC]

16 960,28 $

17 063,54 $

70 956,35 $

Total

[EN BLANC]

103 894,17 $

38 424,79 $

22 949,16 $

6 748,79 $

75 940,79 $

137 090,17 $

385 047,87 $

 

[13]  Les hypothèses de fait sur lesquelles s’est fondé le ministre renvoient à la dette fiscale impayée pour les années d’imposition 2005 à 2010 seulement (paragraphe 11n) de la réponse) et ne mentionnent aucun montant de dettes fiscales pour les années d’imposition 2011 et 2012. À l’audience, l’intimée a reconnu qu’aux fins du présent appel, M. Grew était tenu de payer des impôts en application de la Loi que pour les années d’imposition 2005 à 2010.

IV. QUESTIONS EN LITIGE

[14]  Dans le présent appel, les parties ont reconnu qu’il y a eu transfert d’un bien, à savoir le voilier, de M. Grew à son épouse, Mme Manna, sans contrepartie versée par cette dernière. Les parties ont également reconnu que M. Grew a fait l’objet d’une nouvelle cotisation en application de la Loi pour les années d’imposition 2005 à 2012 par des avis de nouvelle cotisation datés du 27 novembre 2014.

[15]  Par conséquent, les questions en litige sont les suivantes :

  • Le voilier a-t-il été transféré le 22 août 2010 ou le 21 septembre 2015, et quelle était la juste valeur marchande du voilier au moment du transfert?

  • En ce qui a trait aux cotisations sous-jacentes :

  • (i) Quel est l’effet des modifications apportées au sous‑alinéa160(1)e)(ii) en 2013?

  • (ii) À qui incombe le fardeau de la preuve en ce qui concerne les cotisations sous-jacentes, et incombait-il au ministre d’établir que les cotisations pour les années d’imposition à l’égard desquelles la dette fiscale de M. Grew a pris naissance (2005 à 2010) n’étaient pas prescrites ou que M. Grew avait fait quelque présentation erronée par négligence, inattention ou omission volontaire, ou avait commis quelque fraude en produisant ses déclarations d’impôt sur le revenu?

V. LA THÈSE DES PARTIES

1.  L’appelante

[16]  Selon le témoignage de Mme Manna, le transfert du voilier a été effectué le 22 août 2010. En outre, l’appelante soutient que l’évaluation de l’ARC indique que la juste valeur marchande du voilier, le 21 septembre 2015 [traduction] « se situe au niveau inférieur de la fourchette » (pièce A-4), la somme de 20 000 $ étant la meilleure estimation de la juste valeur marchande du voilier en date du 22 août 2010, et non 22 500 $.

[17]  Il appartient au ministre de prouver la justesse des cotisations sous-jacentes. De plus, comme les cotisations sous-jacentes ont été établies après la période normale de nouvelle cotisation, le ministre avait le fardeau de présenter des éléments de preuve établissant une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire ou que M. Grew avait commis une fraude. Comme le ministre n’a produit aucun élément de preuve, le présent appel doit être accueilli, et la nouvelle cotisation établie à l’égard de Mme Manna aux termes de l’article 160 doit être annulée.

2.  L’intimée

[18]  Le ministre était justifié d’établir une nouvelle cotisation à l’égard de Mme Manna aux termes du paragraphe 160(1), puisque les quatre conditions énoncées dans la décision Canada c. Livingston, 2008 CAF 89, 2008 DTC 6233 [Livingston], relativement à une dette aux termes de l’article 160 ont été remplies en l’espèce : (i) le voilier a été transféré de M. Grew à Mme Manna le 21 septembre 2015 (pièce R-1, lettre d’intention); (ii) la juste valeur marchande du voilier, en date du 21 septembre 2015, était de 22 500 $ (pièce R­4) et Mme Manna n’a versé aucune contrepartie à M. Grew; (iii) Mme Manna et M. Grew étaient mariés au moment du transfert du voilier; (iv) M. Grew était tenu de payer des impôts de 103 894,17 $ au moment du transfert, pour les années d’imposition 2005 à 2010 (sans tenir compte de l’intérêt).

[19]  L’intimée était d’avis qu’il n’appartenait pas au ministre de prouver la justesse des cotisations sous-jacentes.

VI. ANALYSE

[20]  L’article 160 est un outil de recouvrement des impôts qui vise à empêcher les contribuables qui ont une dette fiscale de transférer des biens à certaines personnes avec lesquelles ils ont un lien de dépendance pour tenter de mettre le bien à l’abri du recouvrement d’une dette fiscale.

[21]  Lorsque l’article 160 s’applique, le bénéficiaire du transfert devient responsable des dettes fiscales de l’auteur du transfert dues pour l’année du transfert, ou pour toute autre année antérieure dans la mesure où la juste valeur marchande des biens excède la contrepartie payée pour le bien.

[22]  Dans la décision Livingston (précitée, au paragraphe 17), la Cour d’appel fédérale a énoncé quatre conditions qui doivent être remplies pour que l’article 160 s’applique :

[17]  Étant donné la signification claire des termes du paragraphe 160(1), les critères dont dépend le déclenchement de son application se révèlent évidents :

1)  L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

2)  Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

3)  Le bénéficiaire du transfert doit être :

i.  soit l’époux ou conjoint de fait de l’auteur du transfert au moment de celui-ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

ii.  soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

iii.  soit une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance.

4)  La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

[23]  Comme il est indiqué ci-dessus, la question en litige dans le présent appel n’est pas de savoir si M. Grew a transféré le voilier à son épouse, Mme Manna, sans contrepartie. Les points litigieux sont la date du transfert, la juste valeur marchande du voilier au moment du transfert ainsi que les questions relatives aux cotisations sous-jacentes.

1.  La date du transfert et la juste valeur marchande du voilier

[24]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le voilier a été transféré à Mme Manna le 21 septembre 2015. Je suis également d’avis que la juste valeur marchande du voilier, à cette époque, était de 22 500 $, comme l’a établi l’évaluateur de l’ARC (pièce A-4), étant donné l’absence d’éléments de preuve contradictoires de l’appelante sur la valeur du voilier.

[25]  Le témoignage de Mme Manna ne m’a pas convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, le voilier a été transféré le 22 août 2010. Mme Manna n’a présenté aucun document en preuve qui porte une date antérieure à 2015 établissant qu’elle était la propriétaire du voilier. Mme Manna a déclaré avoir payé les primes d’assurance, les frais de marina de même que d’autres frais associés au voilier, mais elle n’a présenté aucun reçu à cet égard, à l’exception d’un reçu daté de juillet 2015 qui indique qu’elle a payé certaines réparations effectuées sur le voilier. Cependant, la lettre d’intention (pièce R-1) indique clairement que M. Grew avait l’intention de transférer le voilier à Mme Manna en septembre 2015. De plus, je trouve invraisemblable que Mme Manna ait utilisé le voilier pendant cinq ans sans savoir qu’elle devait faire une demande de permis d’embarcation de plaisance, ce qu’elle a fait en septembre 2015.

2.  Les cotisations sous-jacentes

  (i)  L’effet des modifications apportées au sous-alinéa160(1)e)(ii)

[26]  Le sous-alinéa 160(1)e)(ii) a été modifié par le projet de loi C-34 pour y ajouter le libellé souligné suivant, qui s’applique aux cotisations établies après le 20 décembre 2002 :

(ii) le total des montants représentant chacun un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi (notamment un montant ayant ou non fait l’objet d’une cotisation en application du paragraphe (2) qu’il doit payer en vertu du présent article) au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années.

[Non souligné dans l’original.]

[27]  L’appelante fait valoir que l’utilisation de l’expression « for greater certainty » (dans la version anglaise) dans la modification suppose qu’avant 2013, l’alinéa 160(1)e) avait une [traduction] « incidence incertaine ou ambiguë sur la dette fiscale qui devait encore faire l’objet d’une cotisation au moment du transfert ». Pour les motifs qui suivent, je ne souscris pas à l’argument de l’appelante. Ce serait le cas même si j’avais conclu que le transfert du voilier avait eu lieu le 22 août 2010, conclusion à laquelle je ne suis pas parvenue.

[28]  Cette modification vise un transfert en deux étapes, et ce n’est pas le cas en l’espèce. En outre, c’est un principe bien établi qu’une dette fiscale existe dès qu’un revenu est gagné, et que la cotisation ne fait que confirmer l’existence de cette dette (Garland v. M.N.R., 88 DTC 1271; The Queen v. Simard-Beaudry Inc. et al., 71 DTC 5511 (C.F. 1re instance)). Par conséquent, le fait que les cotisations sous-jacentes ont été établies à l’égard de M. Grew pour les années d’imposition 2005 à 2012 le 27 novembre 2014, après la date alléguée du transfert du voilier le 22 août 2010, n’aurait eu aucune incidence sur la dette fiscale de Mme Manna prévue au paragraphe 160(1), même si j’avais conclu que le voilier avait été transféré le 22 août 2010.

  (ii)  Le fardeau et le délai de prescription

[29]  Dans un appel relatif à une cotisation en vertu de l’article 160, le contribuable a le droit de contester la cotisation sous-jacente et de soulever tous les moyens de défense que le premier contribuable aurait pu soulever à l’encontre de la cotisation sous-jacente si ce dernier avait interjeté appel directement (Gaucher v. The Queen, 2000 DTC 6678, au paragraphe 9 (CAF) et Canada v. 594710 British Columbia Ltd., 2018 FCA 166, au paragraphe 5). Mme Manna a donc le droit de contester la justesse des cotisations sous-jacentes établies à l’égard de M. Grew, et elle peut soulever la question du délai de prescription des cotisations sous-jacentes.

Fardeau

[30]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il appartient à l’appelante de démontrer que les cotisations sous-jacentes étaient erronées.

[31]  L’appelante soutient que l’intimée me demande de me fonder aveuglément sur les cotisations sous-jacentes établies à l’égard de M. Grew, et que la Cour ne devrait pas permettre une telle chose. L’appelante est également d’avis que l’intimée aurait dû présenter des éléments de preuve sur la dette fiscale de M. Grew. Je ne partage pas l’opinion de l’appelante.

[32]  Comme l’a mentionné très récemment la juge D’Auray dans l’affaire Monsell v. The Queen, 2019 TCC 5, [2019] A.C.I. no 19 (QL), la règle générale veut qu’un contribuable [traduction] « ait le fardeau d’établir qu’une cotisation ou une nouvelle cotisation est erronée » (paragraphe 22). À titre d’exception à cette règle générale, lorsque les faits se rapportant aux cotisations sous-jacentes sont exclusivement connus du ministre, le fardeau de la preuve passe alors au ministre, à qui il revient de démontrer la justesse de la cotisation sous-jacente. Le juge Paris a résumé le principe applicable dans le jugement Mignardi c. La Reine, 2013 CCI 67, [2013] A.C.I. no 66 (QL) (au paragraphe 41), comme suit :

[41]  Je reviens maintenant sur la proposition qui semble découler de la décision Gestion Yvan Drouin Inc., selon laquelle il incombe au ministre de prouver l’existence de la dette fiscale sous‑jacente dans tous les appels interjetés à l’égard d’une cotisation fondée sur la responsabilité dérivée établie en vertu du paragraphe 160(1) ou de l’article 227.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu ou des articles 323 ou 325 de la [LTA]. Je souscris à l’opinion de l’avocate de l’intimée selon laquelle une telle conclusion va à l’encontre des arrêts de la Cour suprême et de la Cour d’appel fédérale auxquels j’ai fait référence. Ce n’est que lorsque le ministre a une connaissance exclusive ou particulière des faits relatifs à la dette fiscale sous‑jacente que le fardeau de la preuve est renversé. Chaque affaire repose sur des faits qui lui sont propres. Bien qu’il puisse y avoir des situations dans lesquelles seule la Couronne est au fait de la dette fiscale du débiteur fiscal d’origine, dans la majorité des cas, le contribuable peut obtenir ces renseignements auprès du débiteur fiscal d’origine. Il convient de rappeler que la relation qui unit une personne au débiteur fiscal constitue l’un des fondements de la cotisation dont cette personne fait l’objet en vertu de ces dispositions, que ce soit dans le cas d’un administrateur d’une société débitrice, comme c’est le cas en l’espèce, ou dans celui d’une partie ayant un lien de dépendance avec le débiteur fiscal. Du fait de cette relation, il se peut très bien qu’un contribuable dispose déjà des informations nécessaires à la vérification de l’existence ou du montant de la dette fiscale, ou qu’il soit en mesure de les obtenir.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  En l’espèce, Mme Manna est mariée à M. Grew depuis 2002, et ils étaient toujours mariés au moment de l’audience. Même si Mme Manna a déclaré que son mari s’occupait de leurs finances et des questions fiscales, je trouve difficile de croire qu’elle ne pouvait pas simplement demander à son mari les documents et les renseignements nécessaires à la contestation des cotisations sous-jacentes. L’appelante aurait pu produire des éléments de preuve pour contester les cotisations sous-jacentes, mais elle a décidé de ne pas le faire.

[34]  En outre, la réponse à l’avis d’appel renferme une hypothèse selon laquelle M. Grew avait des revenus non déclarés pour les années d’imposition 2005 à 2012 (paragraphe 11b). Mme Manna avait la possibilité d’obtenir des renseignements sur les faits relatifs aux cotisations sous-jacentes, mais elle a décidé de ne présenter aucun élément de preuve pour contester lesdites cotisations.

Le délai de prescription

[35]  Le ministre a le droit d’établir une cotisation à l’égard d’un contribuable après la période normale de nouvelle cotisation si les conditions prévues au paragraphe152(4) sont remplies. Dans un tel cas, il incombe au ministre de démontrer l’existence du droit d’établir une nouvelle cotisation après la période normale de nouvelle cotisation en démontrant que le contribuable « soit a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis quelque fraude en produisant la déclaration [...] » (Vine (Succession) c. La Reine, 2014 CCI 64, au paragraphe 27, 2014 DTC 1088).

[36]  Dans son avis d’appel, l’appelante a formulé une allégation sous la rubrique [traduction] « Questions » et « Fondement juridique » selon laquelle les cotisations sous-jacentes avaient été établies après la période normale de nouvelle cotisation (paragraphes 7b. et 13). Dans la réponse à l’avis d’appel, le Procureur général du Canada le « PGC ») n’a pas expressément nié cette allégation, mais au paragraphe 7, il a nié toutes les allégations de fait contenues explicitement ou implicitement dans le reste de l’avis d’appel (à savoir, après le paragraphe 6).

[37]  À l’audience, ni l’intimée ni l’appelante n’ont produit d’éléments de preuve à l’égard des cotisations sous-jacentes. Aucune copie des avis de nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2005 à 2010 n’a été déposée au dossier de la Cour. De plus, aucun élément de preuve n’a été produit relativement à la date d’envoi d’un avis de première notification à l’égard de M. Grew ni de la date d’envoi d’une première notification portant qu’aucun impôt n’était payable par M. Grew pour ces années d’imposition. Les actes de procédures ne renferment aucun renseignement quant à la date à laquelle les premières cotisations ont été établies à l’égard de M. Grew. Toutefois, l’appelante soutient que, puisque les cotisations sous-jacentes ont été établies après la période normale de nouvelle cotisation, et que le ministre n’a présenté aucun élément de preuve quant à la présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire de Grew, la nouvelle cotisation établie à l’égard de M. Grew doit être annulée.

[38]  Vu l’absence totale d’éléments de preuve relativement à la date d’envoi d’une première notification à l’égard de M. Grew ou à la date d’envoi d’une première notification portant qu’aucun impôt n’était payable par M. Grew pour ces années d’imposition, qui est le point de départ du délai de prescription prévu à l’alinéa 152(3.1)b), je ne suis pas en mesure de déterminer si les cotisations sous-jacentes ont été établies à l’égard de M. Grew après la période normale de nouvelle cotisation.

[39]  L’alinéa 152(3.1)b) est rédigé ainsi :

152(3.1) Définition de la période normale de nouvelle cotisation  Pour l’application des paragraphes (4), (4.01), (4.2), (4.3), (5) et (9), la période normale de nouvelle cotisation applicable à un contribuable pour une année d’imposition s’étend sur les périodes suivantes :

[...] 

b) trois ans suivant celle de ces dates qui est antérieure à l’autre, dans les autres cas.

[40]  Reste à trancher la question de savoir si l’appelante aurait dû présenter des éléments de preuve démontrant que les cotisations sous-jacentes ont en fait été établies après la période normale de nouvelle cotisation ou si l’intimée aurait dû présenter des éléments de preuve établissant que les cotisations sous-jacentes n’étaient pas prescrites.

[41]  Dans le jugement Trojan v. The Queen, 2006 CCI 2, 2006 DTC 2212 [Trojan], les premiers avis de cotisation et les avis de nouvelle cotisation n’avaient pas été soumis à la Cour, mais le ministre a inclus dans la réponse la question de la prescription de la nouvelle cotisation. La Cour a conclu que le ministre avait donc l’obligation de prouver que les années d’imposition pouvaient faire l’objet d’une nouvelle cotisation suivant le paragraphe152(4).

[42]  En l’espèce, comme il est indiqué ci-dessus, le PGC a nié tous les faits contenus dans le reste de l’avis d’appel, ce qui comprend les faits révélant que les cotisations sous-jacentes étaient prescrites, ce qui diffère de la situation qui se présentait dans l’affaire Trojan, précitée, dans laquelle le ministre, dans la réponse, a expressément reconnu que les nouvelles cotisations avaient été établies après la période normale de nouvelle cotisation.

[43]  Dans le jugement Fournier c. La Reine, 2004 CCI 786, le juge Archambault devait déterminer si la question du délai de prescription pouvait être soulevée, même si l’appelant ne l’avait pas soulevée dans ses actes de procédure, et en l’absence d’éléments de preuve relativement au point de départ du délai de prescription. Il a conclu qu’il ne pouvait pas annuler la cotisation en se fondant sur un principe d’équité procédurale, puisque l’intimée ne savait pas qu’elle devait présenter une preuve quant aux circonstances qui auraient pu justifier une cotisation en dehors de la période normale de cotisation. La Cour d’appel fédéral a confirmé le jugement du juge Archambault (Fournier c. Canada, 2005 CAF 131, [2005] ACF no 606 (QL) [Fournier]) :

[15]  Le juge a eu raison de s’abstenir d’adjuger sur cette question qui n’était pas en litige et de prendre une conclusion contre l’intimée en violation de l’équité procédurale et surtout en l’absence totale de preuve quant au point de départ de la prescription. Il était tenu de juger en fonction du droit et de la preuve et non sur la foi d’une impression première.

[44]  En l’espèce, toutefois, l’appelante a soulevé la question du délai de prescription dans son avis d’appel. Néanmoins, les dates des premières cotisations doivent être soumises à la Cour pour qu’elle examine la question de savoir si les nouvelles cotisations sont prescrites ou pas. En l’espèce, la Cour ne dispose d’aucun renseignement sur les dates des premières cotisations. J’estime que l’appelante aurait dû présenter des éléments de preuve à cet égard. Je suis d’avis que l’appelante doit fournir les faits et les motifs pertinents étayant sa prétention selon laquelle les cotisations sous-jacentes ont été établies après la période normale de nouvelle cotisation. Je suis tenue de juger en fonction du droit et de la preuve telle qu’elle est présentée à l’audience, et non « sur la foi d’une impression première », comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans la décision Fournier, précitée.

[45]  En l’absence d’une telle preuve, il n’incombait pas au ministre d’établir une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire ou que M. Grew avait commis quelque fraude.

[46]  Compte tenu de l’absence d’éléments de preuve sur le point de départ du délai de prescription prévu au paragraphe 152(3.1) et de ma conclusion selon laquelle il appartient à l’appelante d’établir que les cotisations sous-jacentes étaient erronées, mais qu’elle n’a présenté aucun élément de preuve à cet égard, j’estime que les cotisations sous-jacentes étaient exactes. Par conséquent, M. Grew était tenu de payer des impôts aux termes de la Loi pour les années d’imposition 2005 à 2010 pour une somme de beaucoup supérieure à la juste valeur marchande du voilier.

VII. CONCLUSION

[47]  Pour les motifs qui précèdent, l’appel est rejeté sans dépens.

Signé à Montréal (Québec), ce 3e jour d’avril 2019.

« Dominique Lafleur »

La juge Lafleur


152(3.1) Définition de la « période normale de nouvelle cotisation » — Pour l’application des paragraphes (4), (4.01), (4.2), (4.3), (5) et (9), la période normale de nouvelle cotisation applicable à un contribuable pour une année d’imposition s’étend sur les périodes suivantes :

[...] 

b) trois ans suivant celle de ces dates qui est antérieure à l’autre, dans les autres cas.

[...] 

152(4) Cotisation et nouvelle cotisation [délai de prescription] — Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenus pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants :

a) le contribuable ou la personne produisant la déclaration :

(i) soit a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis quelque fraude en produisant la déclaration ou en fournissant quelque renseignement sous le régime de la présente loi,

[...] 

160(1) Transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance — Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toutes autres façons à l’une des personnes suivantes :

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s’appliquent :

d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii) le total des montants représentant chacun un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi (notamment un montant ayant ou non fait l’objet d’une cotisation en application du paragraphe (2) qu’il doit payer en vertu du présent article) au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années.

Toutefois, le présent paragraphe n’a pas pour effet de limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi ni celle du bénéficiaire du transfert quant aux intérêts dont il est redevable en vertu de la présente loi sur une cotisation établie à l’égard du montant qu’il doit payer par l’effet du présent paragraphe.


 

RÉFÉRENCE :

2019 CCI 70

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2017-3939(IT)I

INTITULÉ :

MARIA MANNA

c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Victoria (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 février 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Dominique Lafleur

DATE DU JUGEMENT :

Le 3 avril 2019

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelante :

Jeremy Maddock

Avocat de l’intimée :

Me Kiel Walker

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

[EN BLANC]

Cabinet :

[EN BLANC]

Pour l’intimée :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

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