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Dossier : 2018-1773(EI)

ENTRE :

SOPHIE PAYETTE,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

FÉDÉRATION DES CAISSES DESJARDINS DU QUÉBEC,

intervenante.

 

Appel entendu les 25 février et 30 avril 2019,
à Montréal (Québec).

Devant : L'honorable juge Alain Tardif

Comparutions :

Représentante de l'appelante :

Mercedes Diaz

Avocat de l'intimé :

Me Julien Dubé-Senécal

Avocat pour l'intervenante:

Me Simon-Pierre Hébert

 

JUGEMENT

  L’appel en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l’assurance‑emploi est accueilli et la décision rendue par le ministre est annulée en ce que le travail effectué par l’appelante durant la période en litige, pour le compte et le bénéfice de l’intervenante, constituait un contrat de louage de services et, par conséquent, un travail assurable, selon les motifs du jugement ci joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour d’octobre 2019.

« Alain Tardif »

Juge Tardif


Référence : 2019 CCI 235

Date : 20191022

Dossier : 2018-1773(EI)

ENTRE :

SOPHIE PAYETTE,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

FÉDÉRATION DES CAISSES DESJARDINS DU QUÉBEC,

intervenante.

 


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Tardif

[1]  Il s’agit d’un appel d’une décision relative à l’assurabilité du travail exécuté par l’appelante pour le compte et bénéfice de l’intervenante.

[2]  L’appelante soutient qu’elle a exécuté le travail de représentante hypothécaire pour le compte et bénéfice de l’intervenante dans le cadre d’un contrat de louage de services.

[3]  De leur côté, l’intimé et l’intervenante soutiennent que le travail exécuté par l’appelante l’a été dans le cadre d’un contrat d’entreprise et/ou à titre de travailleur autonome.

[4]  Les deux interprétations ont été soutenues par différents témoignages et par le biais d’une preuve documentaire dont notamment par un contrat d’embauche signé de façon répétitive année après année.

[5]  L’appelante a expliqué avoir été à l’emploi d’une caisse populaire dans un premier temps, et ce, pour une longue période et à différents types d’emplois. À ce moment, elle travaillait à titre de salariée ce qui n’est d’ailleurs pas contesté.

[6]  À un moment donné, lors d’une restructuration, la fédération a décidé de modifier la façon de faire pour mettre sur pied une nouvelle structure particulière pour le volet « prêt hypothécaire », source de revenus fondamentale pour ses opérations, le tout ayant pour objectif ultime d’accroître et développer le marché du prêt hypothécaire.

[7]  Les autorités ont donc structuré un volet pour y intégrer des personnes spécifiques, avec des responsabilités très définies. Plusieurs des personnes en question provenaient de caisses populaires à titre de salariés mais ayant acquis, à ce titre, au fil des ans, une expertise dans le domaine du prêt hypothécaire.

[8]  Pour ce qui est de la description de tâches et ce qui la concerne, l’appelante a dû signer un contrat très détaillé qui fut d’ailleurs reconduit à chaque année. L’appelante a indiqué que le contrat devait faire l’objet d’une nouvelle signature; seule l’intervenante pouvait y apporter des changements ou modifications sous peine de perdre son travail à titre de représentante hypothécaire de l’intervenante.

[9]  La preuve est d’ailleurs prépondérante à l’effet que toute personne intéressée à devenir représentant hypothécaire devait signer le contrat dicté et imposé par l’intervenante. En d’autres termes, il fallait accepter le tout sans négociation. Les représentants de l’intimé ont par contre signalé qu’il pouvait y avoir des discussions. La preuve n’a rien établi ni mis en lumière un seul exemple où l’intervenante avait accepté une modification ou un ajout significatif, proposé ou exigé pour l’exécution du travail de représentant hypothécaire.

[10]  Une très nette prépondérance de la preuve a démontré que l’intervenante a beaucoup investi pour trouver une formule idéale consistant à lui permettre de tirer avantage des deux contrats possibles : soit celui d’entrepreneur et l’autre de salariée; en d’autres termes, l’intervenante voulait traiter les représentants hypothécaires comme des salariés tout en bénéficiant des droits et avantages conférés par un contrat d’entreprise.

[11]  D’entrée de jeu, l’appelante a déclaré fermement et avec aplomb qu’elle n’avait carrément pas le choix, faute de quoi elle devait se trouver un autre emploi. Il n’y a aucun doute à cet effet dans mon esprit. D’ailleurs certaines clauses du fameux contrat corroborent d’une manière très convaincante cette interprétation.

[12]  Je fais notamment référence aux éléments suivant :

CONVENTION DE REPRÉSENTANT HYPOTHÉCAIRE DESJARDINS

[…]

3-  OBLIGATION DE LA REPRÉSENTATE HYPOTHÉCAIRE

  LA REPRÉSENTANTE HYPOTHÉCAIRE S’ENGAGE À :

  Financement hypothécaire

3.1  Rencontrer les Clients et leur proposer une offre de financement hypothécaire personnalisée pouvant convenir à leurs besoins.

3.2  Soumettre les demandes de financement hypothécaire à SFHD pour analyse et faire le suivi de ces demandes en collaboration avec la Caisse jusqu’au déboursement. Étant entendu que la Représentant hypothécaire devra indiquer clairement à tout Client qu’il ne peut en aucun cas lier la Fédération ou la Caisse et que sa demande de financement hypothécaire doit obligatoirement être autorisée par SFHD ou par une Caisse dans les cas où la demande d’autorisation est référée à une telle caisse. Conséquemment, ces dernières seront les seules à pouvoir émettre en faveur du Client une lettre de pré autorisation ou une lettre d’autorisation conditionnelle ou finale de la demande de financement ou une lettre refus d’une telle demande.

3.3  Respecter tous les processus d’affaires et opérationnels décrits dans le Guide DPAO préparé par la Fédération qui traite notamment :

·  de la qualité des documents et informations recueillis auprès des emprunteurs et de la transmission de ceux-ci à SFHD;

  • de la protection des renseignements personnels de l’emprunteur et du consentement relatif à la cueillette des informations au sujet de ce dernier;

  • de la confidentialité des informations relatives aux opérations de la Fédération;

  • du respect des règles et lois applicables relativement aux activités des représentants hypothécaires;

  • de l’utilisation des équipements téléphoniques et informatiques mis à la disposition des représentants hypothécaires par la Fédération;

  • de l’utilisation du logo Desjardins;

  • des règles d’éthique et de probité

3.4  Respecter les conventions de référencement hypothécaire ou toute autre entente verbale ou écrite, conclues entre la Fédération et les intermédiaires de marché.

3.5  Respecter les ententes de services conclues entre la Fédération et les Caisses relativement aux services de financement hypothécaire.

3.6  Aviser SFHD avant l’embauche de toute ressource et s’assurer que celle‑ci ne délègue par ses fonctions à une autre personne et qu’elle respecte toutes les dispositions de la présente convention et du Guide DPAO. Il s’engage à faire signer par cette ressource le document « Engagement de confidentialité et consentement » reproduit à l’Annexe « A » des présentes. Il s’engage également à payer è SFHD les coûts de formation de base de cette ressource au montant de sept cent cinquante dollars (750 $) de même que tous les coûts de formation additionnelle de perfectionnement de cette ressource au taux convenu entre les parties. Ces frais seront exigibles dès que la formation aura été complétée et pourront être réclamés de la Représentante hypothécaire. Étant entendu que SFHD pourra prélever lesdites sommes à même tous les honoraires payables aux termes de la présente convention.

3.7  Faire cession de chacun des dossiers et de la clientèle visée par ceux‑ci à la Caisse participante à qui la demande de financement a été référée dès que les honoraires prévus aux présentes relativement au dossier de prêt hypothécaire lui sont versés.

Développement des affaires

3.8.  Travailler en étroite collaboration avec les Caisses et SFHD en établissant des stratégies communes pour l’atteinte des cibles d’affaires réciproques.

3.9  Représenter au besoin les caisses lors d’évènements organisés par les intermédiaires de marché et/ou lors d’évènements liés au marché local de l’habitation (kiosque, salon, congrès, etc.)

3.10  Établir des stratégies de sollicitation afin de développer la clientèle non attitrée et la clientèle potentielle des caisses désignées par SFHD.

3.11  Utiliser tous les outils mis à sa disposition afin de rencontrer, et même dépasser les cibles d’affaires des Caisses désignées par SFHD.

3.12  Collaborer avec tout représentant hypothécaire et lorsque nécessaire, lui prêter assistance pour le traitement de toute demande de financement hypothécaire. À cet égard, la Représentante hypothécaire reconnaît qu’à la demande de SFHD, il pourra occasionnellement traiter des demandes de financement hypothécaire en provenance de certaines Caisses ou en provenance des intermédiaires de marchés.

3.13  Rencontrer périodiquement son gestionnaire, à la fréquence déterminée par ce dernier, afin de lui rendre compte sur le travail effectué auprès des caisses par SFHD en fonction des objectifs qui auront été convenus. La Représentante hypothécaire devra également participer aux activités identifiées par SFHD, notamment à deux activités de ressourcement provinciales obligatoires mises à la disposition des représentants hypothécaires Desjardins.

Dispositions particulières au développement des affaires de Desjardins Bank

Nonobstant toute disposition contraire de la présente convention, pour tout financement hypothécaire devant être effectué par Desjardins Bank, la Représentante hypothécaire qui est accrédité par cette dernière s’engage à :

3.14  Solliciter les consommateurs susceptibles de faire l’acquisition d’un immeuble en Floride dans le (les) secteur (s) qui aura (ont) été convenus avec SFHD en vue d’effectuer une pré autorisation du client afin de permettre à Desjardins Bank de lui faire parvenir une offre de financement hypothécaire.

3.15  Indiquer clairement au client que sa demande de financement devra obligatoirement être analysée par Desjardins Bank suite au travail de pré autorisation qu’il effectue à son bénéfice, laquelle sera la seule à pouvoir autoriser la demande de financement. Conséquemment, Desjardins Bank sera la seule à pouvoir émettre une lettre de pré autorisation ou d’autorisation, conditionnelle ou finale, de la demande de financement au client ou une lettre de refus d’une telle demande.

[…]

5-  EXCLUSIVITÉ DE SERVICES – NON CONCURRENCE – NON SOLLICITATION DE CLIENTÈLE

5.1  Pendant la durée de la présente convention, la Représentante hypothécaire accepte de rendre des services exclusifs à la Fédération et aux Caisses pour le traitement et la référence de prêts hypothécaires immobiliers de telle sorte qu’il ne pourra, pendant toute la durée de celle‑ci, collaborer de quelque manière que ce soir avec une autre personne physique ou morale exerçant une activité touchant le crédit hypothécaire, à moins d’autorisation contraire de la Fédération. Sans restreindre la généralité de ce qui précède, la Représentante hypothécaire ne pourra en aucun cas référer un Client ou une demande de financement à une agence ou un courtier hypothécaire, ou à une institution financière ou un prêteur concurrent, et ne pourra recevoir aucune rémunération de la part de l’une ou l’autre de ces personnes. La Représentante hypothécaire reconnaît expressément qu’un manquement à l’une ou l’autre des obligations ci‑dessus décrites donnera le droit à la Fédération de résilier immédiatement la présente convention sur simple avis à cet effet.

5.2  Pendant la durée de la présente convention, la Représentante hypothécaire s’engage à n’exercer aucune activité qui pourrait compromettre les relations d’affaires existantes entre la Fédération et les Caisses, ou entre la Fédération et un intermédiaire de marché avec qui une entente est intervenue relativement à la référence de prêts hypothécaires, ou nuire aux intérêts de la Fédération et/ou des Caisses. Sans restreindre la généralité de ce qui précède, la Représentante hypothécaire ne pourra exercer une entreprise ou occuper une fonction ou un emploi auprès d’un concurrent, si cela peut le placer en position de nuire aux intérêts de la Fédération ou d’une Caisse.

5.3  Pendant une période de douze (12) mois prenant effet à la date de résiliation de la présente convention, la Représentante hypothécaire s’engage à ne pas solliciter directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, un Client ayant effectué une demande de financement pendant la durée de la présente convention et à ne pas exercer d’activités similaires à celles qu’il exerçait à titre de Représentant hypothécaire Desjardins. Sans restreindre la généralité de ce qui précède, durant la même période, la Représentante hypothécaire ne pourra solliciter des demandes de prêts hypothécaires immobiliers à l’intérieur du territoire des Caisses du secteur qui lui aura été attribué par SFHD, aux fins de les référer à une personne morale ou physique concurrente, sauf avec le consentement préalable écrit de la Fédération.

[…]

[13]  L’intervenante encadre les représentants hypothécaires, dont l’appelante, par une formule dite de « coaching ». Elle convoque les représentants, dont l’appelante, de façon périodique et répétitive à des réunions dont l’objectif est manifestement l’amélioration des performances. À ces rencontres ponctuelles et structurées, s’ajoutent d’autres rencontres spécifiques pour diverses raisons qui vont d’un problème d’éthique, de productivité, de qualité de travail, etc.

[14]  L’intervenante collige toute sorte de données relatives au travail des représentants, dont l’appelante, à savoir notamment des tableaux étalant la productivité réelle versus l’objectif imposé, selon l’appelante et convenue librement, selon l’intervenante. Il s’agit là de constats et non d’interprétations émanant du témoignage de l’appelante.

[15]  Bien que l’encadrement et tous les paramètres reliés au travail de l’appelante soient définis comme très flexibles par l’intervenante, toujours selon cette dernière, il ne s’agit ni de politique, ni de contrôle, ni d’autorité; ce sont là, d’après elle, essentiellement des mesures de soutien, de collaboration où il n’y a aucune contrainte ni mesures disciplinaires.

[16]  Même en présence d’un contrat d’entreprise, le payeur a le pouvoir et le droit de s’assurer de la qualité du produit ou service qu’il rémunère. Par contre, ce contrat de travail doit être l’aboutissement de discussions entre personnes égales ou un ou l’autre ou les deux ont le droit, le choix et la liberté d’établir le contenu de l’entente. Ce choix, cette liberté ne doit pas être théorique mais réelle.

[17]  En l’espèce, peut‑on affirmer ou prétendre que l’appelante avait cette capacité, ce choix, cette liberté? En théorie, oui, en pratique, absolument pas. Elle devait signer le contrat préparé et soumis par l’intervenante ou perdre son travail. Il s’agit ici d’une situation d’autorité très manifeste qui contredit carrément le droit ou le pouvoir de discuter et de négocier d’égal à égal.

[18]  Le principal argument de l’intimé et de l’intervenante est le fait que l’appelante, personne mature, adulte et intelligente comprenait bien ou devait bien comprendre le document qu’elle signait, année après année. L’intimé et l’intervenante soutiennent que cette thèse est validée par le fait que l’appelante se considérait travailleuse autonome auprès de Revenu Canada au moment de faire annuellement sa déclaration de revenus.

[19]  La question fondamentale consiste donc à se demander si le long et détaillé contrat de travail correspond en majeure partie avec les faits et circonstances entourant l’exécution du travail rémunéré au moyen de commissions.

[20]  À cette question, je réponds par la négative en retenant notamment les éléments suivants établis par la preuve.

[21]  Je fais notamment référence aux éléments suivants :

1.  l’exclusivité à laquelle était assujettie l’appelante;

2.  certains outils fournis par le payeur – Formule – Téléphone;

3.  rencontres statutaires et ponctuelles;

4.  obligations d’un code d’éthique;

5.  obligations nombreuses d’obtenir des approbations (p. ex. carte d’affaires);

6.  rapports d’évaluation de la qualité du travail;

7.  rapports d’évaluation de la quantité de travail;

8.  limite de territoire et à l’occasion quant à la clientèle; et

9.  fixation d’objectifs de productivité et d’efficacité.

[22]  L’appelante est une personne intelligente, mature et responsable de ses faits et gestes; ces qualités ne font aucun doute.

[23]  Par contre, peut‑on affirmer que les parties au contrat avaient la pleine autonomie et liberté de signer, dans un contexte où l’appelante voulait absolument le travail? S’agissait-il d’une situation où les deux parties étaient égales?

[24]  La réponse à ces deux questions est négative et non équivoque. Il y avait là une notion d’autorité certaine, un ascendant évident et un pouvoir de contrôle non pas théorique mais réel et factuel.

[25]  Ce sont là des circonstances préalables à l’exécution du travail mais aussi très révélatrices quant à la suite. D’ailleurs la suite a validé, confirmé et corroboré cette interprétation de sorte qu’il n’y a aucun doute dans mon esprit que le travail exécuté par l’appelante l’a été dans le cadre d’un contrat de louage de services.

[26]  Le contrat signé par les parties a été préparé par la partie intervenante avec l’objectif ultime de sceller à l’avance la nature du contrat de travail; volumineux, nuancé, le document se veut comme une réponse à toute épreuve dans l’éventuel questionnement de la nature du contrat de travail.

[27]  Préparé par des spécialistes, il est manifeste que le contrat se veut une réponse à toutes les questions ou indications qui doivent être prises en compte dans le cadre d’une détermination de la nature du contrat de travail.

[28]  Et que dire de l’argument de l’appelante à l’effet que si elle ne signait pas le document tel que, elle devait faire son deuil de l’emploi? Il n’y a aucun doute à cet effet que elle signait elle avait le travail; elle refusait de signer ou voulait y ajouter ou enlever un ou des éléments, elle n’avait pas l’emploi.

[29]  L’intervenante a bel et bien établi que l’appelante savait ou devait savoir la différence entre les deux statuts à savoir, travailleur autonome ou salarié à commissions.

[30]  Ultimement, bien que la réalité du contrat convenu par les parties soit un élément utile et pertinent, les faits et gestes des deux parties lors de l’exécution du travail doivent être conformes et ne pas contredire l’encadrement légal convenu, surtout s’il a été l’aboutissement d’une formule « À prendre ou à laisser ».

[31]  Pour déterminer si l’exécution d’une prestation de travail doit être qualifiée de contrat de louage de service ou de contrat d’entreprise ou travail autonome, la jurisprudence constitue un outil de travail fondamental.

[32]  Les enseignements jurisprudentiels ont énoncé et édicté plusieurs critères. Bien que toujours pertinents, ils doivent cependant tenir compte d’une nouvelle réalité qui évolue d’ailleurs très rapidement.

[33]  Cette nouvelle réalité est la nouvelle organisation du travail. De façon générale, les travailleurs salariés ou autonomes réclament de meilleures conditions de travail, une plus grande autonomie, de meilleurs milieux de travail, une plus grande flexibilité, un plus grand respect; en d’autres termes une meilleure qualité de vie.

[34]  Conséquemment, la dimension autorité s’amenuise et le travail à domicile s’avère une nouvelle formule; les travailleurs sont de plus en plus évalués en termes de coûts et résultats.

[35]  Les notions d’autorité, de sanctions, ont tendance à s’estomper, du moins dans leur apparence. Il est désormais plus approprié de référer à la productivité et à l’efficacité dans un contexte de dialogue, de collaboration et qualité de vie.

[36]  À cette nouvelle réalité s’ajoute la pénurie de travailleurs dans tous les secteurs d’activité économique. Les donneurs d’ouvrages multiplient les initiatives, les expériences et les formules, souvent au détriment de l’approche autoritaire. Une véritable surenchère est omniprésente d’une part pour le recrutement mais aussi et surtout pour s’assurer de la fidélité de ceux et celles recrutés.

[37]  Face à cette nouvelle réalité, les notions de tolérance sont de plus en plus nombreuses et répandues.

[38]  Depuis un certain temps, il semble y avoir une approche limitant considérablement la portée et l’étendue de la notion du lien de subordination. Cela s’explique sans doute par la nouvelle approche du marché du travail où l’autorité et le pouvoir de contrôle des employeurs sont de plus en plus diminués. En contrepartie, les droits des salariés sont de plus en plus contraignants pour les employeurs.

[39]  Les bénéfices marginaux étant onéreux et complexes, les employeurs sont de plus en plus créatifs pour structurer de nouvelles formules d’emplois.

[40]  Il m’apparaît fondamental que les tribunaux ne s’accaparent pas du rôle exclusivement réservé au législateur. La décision que doit prendre cette Cour doit s’appuyer sur les lois qui régissent la nature d’un contrat de travail.

[41]  Or, dans la formule actuelle, la loi est simple, claire et non équivoque, et ce, particulièrement au Québec. Le législateur a édicté spécifiquement qu’une relation de travail conclue entre deux personnes est un contrat de louage de services lorsqu’il y a la présence de trois éléments :

1.  Prestation de travail;

2.  Rémunération comme contrepartie à la prestation de travail; et

3.  Lien de subordination entre le payeur de la rémunération et celui ou celle qui fournit la prestation de travail.

Pour ce qui est de la prestation de travail et de la rémunération, il y a rarement problème pour en faire le constat ou l’absence.

[42]  Par contre, il en est tout autrement pour la présence ou non d’un lien de subordination qui, malheureusement pour les personnes concernées, peut, à partir des mêmes faits, générer des conclusions ou des interprétations contradictoires.

[43]  Or plusieurs principes sont en cause dans une telle analyse.

[44]  En premier lieu, lorsqu’un texte de loi est clair, il est impératif de s’y soumettre.

[45]  Or il m’apparaît évident que la notion du lien de subordination confère un degré d’autorité, un pouvoir d’intervention, une capacité d’orienter l’exécution du travail où il y a très peu de place et/ou espace pour la discussion d’égal à égal.

[46]  À maintes et maintes reprises, sans doute pour éviter les abus et exagérations, les tribunaux ont affirmé et répété que la nature d’un contrat de travail se déterminait par les faits essentiellement et non pas les écrits très souvent dictés et façonnés par la seule et exclusive volonté des payeurs.

[47]  Les écrits sont pertinents, utiles pour valider un doute, préciser une ambiguïté ou tout simplement pour valider la réalité des faits réels et non théoriques.

[48]  En l’espèce, l’intervenante a préparé un contrat de travail dit « BLINDÉ » et à toute épreuve et affirmé que l’appelante étant une personne d’expérience, majeure et intelligente elle devait seulement et essentiellement le respecter.

[49]  Or lorsqu’on est majeur, intelligent et expérimenté, on est aussi en mesure d’apprécier les conséquences de la contestation d’une autorité manifeste. D’ailleurs même les représentants de l’intervenante ont reconnu et admis que la rédaction du contrat avait été préparée exclusivement par cette dernière et que c’était un « tout non négociable, ni discutable ».

[50]  En d’autres termes, l’appelante, ex‑employée d’une caisse populaire, avec l’expérience et l’expertise voulues en prêts hypothécaires, a cru qu’elle pourrait améliorer sa situation financière, notamment du fait que l’encadrement était moins sévère et que les efforts avaient des chances probables de générer une augmentation substantielle de salaire.

[51]  En contrepartie, elle devait accepter, se soumettre aveuglément à toutes les conditions sans droit, ni possibilité de tenter de négocier quelques détails que ce soit; il s’agissait d’un document préparé par des experts ayant pour mandat de ne permettre rien qui puisse être interprété ou soutenir qu’il s’agissait d’un contrat de louage de services.

[52]  Qu’en est‑il des véritables circonstances quant à l’exécution de la prestation de travail?

[53]  L’exécution de la prestation se faisait moyennant une commission, à laquelle pouvaient s’ajouter plusieurs bonis si le prospect ouvrait un nouveau compte, contractait une assurance invalidité, une assurance salaire etc.

[54]  Le territoire de prospection était d’une part très clairement défini mais aussi réduit dans le cas de certains potentiels clients corporatifs; à titre d’exemple, il était possible de travailler avec des promoteurs immobiliers ou agences immobilières très définis. Chose certaine, il n’y avait pas de liberté de cogner à toutes les portes.

[55]  Véhiculant l’image exclusive des caisses populaires, l’appelante devait sous peine de sanction se conformer à certaines règles d’éthique, les cartes d’affaires devaient faire l’objet d’une approbation.

[56]  Convoquée à des réunions ponctuelles selon l’appelante, la preuve a révélé que de façon générale, il s’agissait de rencontres mensuelles, non obligatoires selon l’intervenante. Il semble que les représentants n’aient jamais osé questionner ou remettre en question la pertinence ou non d’assister à de telles réunions.

[57]  Des comptes rendus de performance, de satisfaction, de perception étaient échangés. Selon l’intervenante, il s’agissait d’initiatives non réglementaires dont l’unique objectif étant d’aider les représentants hypothécaires.

[58]  Selon l’intervenante, il n’y avait aucune directive, aucune sanction, aucun contrôle, aucune obligation. Il s’agissait essentiellement de mesures de soutien, de facilitation etc.

[59]  Les seuls éléments qui militent pour la position de l’intervenante sont :

  • l’existence d’un contrat de travail très détaillé signé par une personne ayant les connaissances pour faire la différence entre un contrat d’entreprise et un contrat de louage de services.

Tous les faits, circonstances et modalités relatifs à l’exécution de la prestation de travail rémunérée au moyen d’une commission militent pour l’existence d’un véritable contrat de louage de services.

[60]  En substance, les faits pertinents découlent essentiellement du volumineux contrat reconduit et signé année après année. Certes les parties ont fait des observations et divers commentaires quant à la réalité découlant de son application.

[61]  Globalement, il se dégage une grande réalité; en effet, l’intervenante a décidé à un moment donné de restructurer son département pour développer le volet hypothécaire, en visant une plus grande part du marché avec une plus grande productivité et efficacité.

[62]  Or dans ce contexte il est très surprenant que l’intervenante soutienne que ses représentants, dont l’appelante, avaient la totale liberté quant à leur rendement et une totale autonomie quant à la gestion de leur prestation de travail. Ces deux réalités sont contradictoires et tout à fait irréconciliables.

[63]  Les nombreuses explications quant à son omniprésence, les multiples rencontres, les divers rapports etc. valident et confirment totalement la thèse de l’appelante à savoir qu’elle travaillait dans un encadrement très serré, évoluant dans un contexte où l’intervenante surveillait et contrôlait le travail exécuté.

[64]  En terminant, je rappelle que la jurisprudence a énoncé à plusieurs reprises que le lien de subordination émane du pouvoir de contrôle d’une partie (employeur) sur l’autre (salarié). Or, il a été souvent répété que la preuve de l’exercice du pouvoir de contrôle n’est pas obligatoire, il suffit essentiellement que le payeur détienne ce pouvoir fondamental.

[65]  En l’espèce, la preuve est nettement prépondérante à cet effet. La Fédération des Caisses populaires a convenu d’une entente avec l’appelante. Le statut des parties contractantes n’avait rien à voir avec celui d’égal à égal. L’intervenante avait un ascendant « omniprésent » réel et puissant sur l’appelante qui n’avait qu’un seul choix : accepter sans condition le contrat proposé. En d’autres termes, elle acceptait et avait un emploi, elle refusait et elle se trouvait sans emploi.

[66]  Pour toutes ces raisons, le travail exécuté par l’appelante l’a été dans le cadre d’un contrat de louage de services et non à titre de travailleuse autonome. L’appel est donc accueilli.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour d’octobre 2019.

« Alain Tardif »

Juge Tardif

 


RÉFÉRENCE :

2019 CCI 235

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2018-1773(EI)

INTITULÉ DE LA CAUSE :

SOPHIE PAYETTE c. M.R.N. et FÉDÉRATION DES CAISSES DESJARDINS DU QUÉBEC

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATES DE L’AUDIENCE :

le 25 février 2019; et
le 30 avril 2019

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L'honorable juge Alain Tardif

DATE DU JUGEMENT :

le 22 octobre 2019

COMPARUTIONS :

Représentante de l'appelante :

Mercedes Diaz

Avocat de l'intimé :

Me Julien Dubé-Senécal

Avocat pour l'intervenante :

Me Simon-Pierre Hébert

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l'appelante :

Nom :

 

Cabinet :

 

Pour l’intimé :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

Pour l’intervenante :

Me Simon-Pierre Hébert

BCF S.E.N.C.R.L.

Québec, Québec

 

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