Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier : 2017-3092(IT)G

ENTRE :

MICHELLE KUFSKY,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 7 octobre 2019, à Ottawa (Ontario)

Devant : L’honorable juge Ronald MacPhee


Comparutions :

Avocat de l’appelante :

Me George Boyd Aitken

Avocat de l’intimée :

Me Cédric Renaud-Lafrance

 

JUGEMENT

  L’appel interjeté à l’encontre de la nouvelle cotisation numéro 3772285, dont l’avis de ratification est daté du 21 avril 2017, est rejetée. L’appelante devra payer à l’intimée les dépens calculés en conformité avec le tarif.

    Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de novembre 2019.

« R. MacPhee »

Le juge MacPhee

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de décembre 2019.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Référence : 2019 CCI 254

Date : 20191107

Dossier : 2017-3092(IT)G

ENTRE :

MICHELLE KUFSKY,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge MacPhee

I. INTRODUCTION

[1]  Mme Michelle Kufsky (l’appelante) interjette appel d’une cotisation ciblant un tiers établie par le ministre du Revenu national (le ministre) en application de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi) relativement à une dette fiscale de Mon Refuge Décor Inc. (la société).

II. QUESTION EN LITIGE

[2]  La question en litige est de déterminer si l’appelante peut être tenue solidairement responsable de la cotisation d’impôt sur le revenu de 68 615,69 $ préalablement établie à l’encontre de la société, en application de l’article 160 de la Loi.

III. EXPOSÉ DES FAITS

[3]  L’appelante a travaillé dans le domicile matrimonial pendant plusieurs années, puis elle a commencé à participer aux affaires de l’entreprise après que ses enfants eurent grandi et quitté le domicile familial. Sa participation à l’entreprise a culminé au moment où elle est devenue propriétaire de la société (elle en était également la directrice), une entreprise de décoration intérieure.

[4]  La société, qui était gérée par l’appelante et son époux, offrait des conseils et des produits de décoration et d’ameublement intérieurs, principalement pour des copropriétés situées dans la région de Mont-Tremblant, au Québec. La société employait un commis comptable interne et un expert-comptable de l’extérieur; les Kufsky ne connaissaient pas particulièrement bien les questions de comptabilité et de fiscalité. Peu avant et pendant la période en cause devant la Cour, l’appelante et son époux ont changé de comptable, après avoir fait affaire avec leurs précédents comptables pendant 30 ans. Cette transition ne s’est pas faite sans heurts et elle a finalement mené au dépôt d’une déclaration contre le nouveau comptable.

[5]  Les affaires de la société ont été florissantes pendant plusieurs années mais, après la crise financière de 2008, elles ont commencé à décliner et la société a finalement cessé ses activités après avoir accumulé une importante dette fiscale. L’impôt impayé accumulé concernait les années d’imposition 2008 et 2010 de la société. La majeure partie de cet impôt exigible et des intérêts courus demeurent impayés.

[6]  De 2009 à 2011, la société a produit des feuillets T5 sur lesquels il était indiqué que les dividendes suivants avaient été versés à Mme Kufsky :

  2009 : 35 000,00 $

  2010 : 15 000,00 $

  2011 : 35 000,00 $

[7]  L’appelante n’a toutefois pas déclaré ces montants dans ses déclarations de revenus initiales. Pour y remédier, le 30 juillet 2012, le comptable a présenté des demandes de redressement d’une T1 au nom de l’appelante, tout en précisant que les sommes précitées avaient été versées à l’appelante sous forme de dividendes.

[8]  L’appelante allègue que les dividendes déclarés ne correspondaient pas aux paiements réels qui lui ont été versés et qu’ils représentaient plutôt un exercice annuel [traduction] « d’équilibrage budgétaire » visant à tenir compte de l’utilisation faite par l’appelante des comptes de la société au cours de l’année. L’appelante n’a pas signé les demandes de redressement d’une T1 présentées par le comptable et, durant son témoignage, elle a déclaré que la société n’avait jamais adopté de résolution relativement aux dividendes.

[9]  L’appelante et son époux ont présenté des éléments de preuve indiquant qu’une instance civile avait été engagée contre le comptable et qu’on en était arrivé à un règlement avec lui au sujet des services rendus durant les années en cause. Deux des questions soulevées dans le litige civil concernaient l’inscription des paiements versés à l’appelante par la société, ainsi que la préparation et le dépôt par subrogation des demandes de redressement d’une T1. L’instance civile a été réglée avant la présente procédure. Je possède très peu d’information sur ce règlement, car l’affaire a été réglée sans aveu de responsabilité.

[10]  Le 7 juin 2013, le ministre a établi une nouvelle cotisation, l’appelante étant, selon celle-ci, tenue solidairement responsable de la dette fiscale de la société en vertu de l’article 160 de la Loi. Le 13 juin 2013, l’appelante s’est opposée à la nouvelle cotisation.

[11]  Après que la société eut produit des déclarations de revenu des sociétés (T2) modifiées pour ses années d’imposition 2008 et 2010, le ministre a, par voie d’avis daté du 11 avril 2016, établi une nouvelle cotisation à l’encontre de l’appelante d’un montant révisé de 68 615,69 $, en application du paragraphe 160(1) de la Loi.

IV. DISCUSSION

[12]  Notre Cour s’appuie souvent sur l’analyse présentée dans l’arrêt Canada c. Livingston, 2008 CAF 89 concernant l’application de l’article 160 de la Loi. Dans l’arrêt Livingston, la Cour d’appel fédérale a confirmé le critère de common law à quatre volets devant être utilisé pour déterminer si une cotisation établie en vertu de l’article 160 est justifiée. Ces quatre volets peuvent se résumer ainsi :

1) L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en application de la Loi au moment du transfert;

2) Il doit y avoir transfert direct ou indirect de biens par quelque moyen que ce soit;

3) Il doit y avoir un lien de dépendance entre le bénéficiaire et l’auteur du transfert;

4) La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert [1] .

[13]  Il ne fait aucun doute que les volets 1 et 3 du critère précité s’appliquent, et l’appelante a reconnu ce fait. En revanche, elle en a contesté les volets 2 et 4 lors du procès.

[14]  L’appelante invoque trois arguments pour justifier le fait que sa situation ne satisfait pas aux volets 2 et 4 du critère énoncé dans l’arrêt Livingston. Ces arguments sont les suivants : 1) l’appelante a fourni une contrepartie pour les dividendes reçus; 2) les dividendes ne constituaient pas un transfert de biens, car ils n’ont pas été faits en conformité avec le droit des sociétés de la province et 3) une partie des dividendes étaient en fait des remboursements de prêts.

[15]  J’examinerai chacun de ces arguments à tour de rôle.

1) Une contrepartie a été fournie pour les dividendes.

[16]  L’appelante affirme qu’une contrepartie a en fait été fournie pour les dividendes qui lui ont été versés, car un salaire lui était dû durant les années pour lesquelles les dividendes ont été déclarés.

[17]  L’arrêt faisant autorité sur cette question est Neuman c. M.R.N., [1998] 1 RCS 770 (CSC). Dans l’arrêt Neuman, la Cour suprême du Canada a conclu que le paiement d’un dividende est lié au capital-actions qu’un actionnaire possède dans une société, et non à quelque autre contrepartie que la société pourrait recevoir de l’actionnaire.

[18]  La Cour canadienne de l’impôt a statué sur cette question dans plusieurs appels et a systématiquement conclu que le droit d’un actionnaire de recevoir un dividende découle de son statut en tant qu’actionnaire, et non de quelque contrepartie que l’actionnaire pourrait avoir fournie. Autrement dit, les dividendes sont liés aux actions et non à l’actionnaire.

[19]  Dans la décision Algoa Trust c. La Reine, [1993] 1 CCI 2294, 93 DTC 405 (CCI), le juge Rip a conclu qu’un dividende était un transfert de biens au sens du paragraphe 160(1). Il s’est alors exprimé en ces termes :

Lorsqu’une corporation verse un dividende à ses actionnaires, elle leur transmet un bien. Celui-ci sort du patrimoine de la corporation pour entrer dans celui d’un actionnaire. Quand le dividende est déclaré, la corporation devient endettée envers l’actionnaire. Lorsque le dividende est versé, la corporation se départit de l’argent (ou d’un autre bien) utilisé pour payer le dividende [2] .

[20]  L’appelante ne peut donc pas avoir gain de cause sur ce point au motif qu’elle a fourni une contrepartie pour les dividendes.

2) Aucun dividende n’a été versé, car le droit des sociétés de la province n’a pas été respecté.

[21]  L’appelante soutient que les dividendes indiqués dans sa déclaration de revenus n’ont pas été versés, et ce, pour motif d’inobservation de l’article 38 de la Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, chap. B.16, qui dispose que les administrateurs doivent déclarer les dividendes mais que ceux-ci ne doivent pas être déclarés s’il existe des motifs raisonnables de croire que la société est insolvable :

38 (1) Sous réserve des statuts et de toute convention unanime des actionnaires, les administrateurs peuvent déclarer un dividende et la société peut payer ce dividende par l’émission d’actions entièrement libérées de la société, en options ou en droits d’acquérir ces actions, ou, sous réserve du paragraphe (3), en numéraire ou en biens.

[...]

(3) Les administrateurs ne doivent pas déclarer un dividende et la société ne doit pas le payer s’il existe des motifs raisonnables de croire, selon le cas, que :

a) celle-ci ne peut ou, de ce fait, ne pourrait acquitter son passif à échéance;

b) la valeur de réalisation de son actif serait de ce fait inférieure au total des deux montants suivants :

(i) son passif,

(ii) son capital déclaré de toutes catégories [3] .

[22]  Même en faisant abstraction du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 38(3) de la loi précitée, je juge néanmoins que cet argument n’est pas utile à l’appelante. En bref, le fait que les dividendes déclarés ne soient pas conformes au droit provincial des sociétés ne les annule pas pour autant aux fins de l’impôt. Selon l’article 253 de la Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario, précitée, tout manquement à la loi provinciale peut donner lieu à l’imposition de pénalités ou permettre à une partie lésée de présenter une demande de redressement. Cependant, nulle part n’est-il mentionné que l’inobservation de la loi a pour effet de rendre nul un dividende déclaré aux fins de l’établissement d’une cotisation en vertu de l’article 160.

[23]  Dans l’arrêt 2753-1359 Québec Inc. c. Canada, 2010 CAF 32, la Cour d’appel fédérale a examiné une affaire analogue où un contribuable faisait valoir que le traitement d’un dividende devait être déterminé en fonction des principes du droit des sociétés et du droit civil de la province. La Cour d’appel fédérale a toutefois rejeté cet argument et déclaré qu’un dividende déclaré demeure valide à des fins fiscales, même s’il n’est pas conforme aux lois provinciales :

Les dividendes sont des biens au sens de la Loi : voir le paragraphe 248(1). Selon la jurisprudence, il ne fait pas de doute que le versement de ces dividendes constitue un transfert de biens sans contrepartie au sens et en vertu de l’article 160.

En outre, il est difficile de voir en quoi le traitement juridique d’un dividende par le droit corporatif et le droit civil empêcherait le législateur d’en faire, à des fins fiscales, un transfert de biens sans contrepartie lorsqu’effectué entre personnes liées [4] .

3) Une partie des dividendes étaient des remboursements de prêts

[24]  L’appelante affirme en outre qu’une partie des dividendes versés étaient en fait des remboursements de prêts. L’appelante a présenté des éléments de preuve indiquant qu’il y a eu transfert d’argent entre sa belle-mère et la société. L’appelante soutient que cet argent a servi à l’achat d’un véhicule automobile qu’elle utilisait dans le cadre de son travail.

[25]  Cependant, cela ne modifie en rien le fait que les dividendes qui sont au cœur du présent appel ont été déclarés comme des dividendes versés à l’appelante par la société. Mis à part le bref témoignage de l’appelante, je ne dispose d’aucun autre élément de preuve permettant d’étayer les prétentions selon lesquelles les sommes en question étaient des remboursements de prêts.

[26]  Pour que l’appelante ait gain de cause, il semble que je devrais examiner cette affaire comme s’il s’agissait d’une demande de rectification; or, une telle question ne relève clairement pas de la compétence de notre Cour. Je ne peux pas modifier la manière dont un contribuable a caractérisé ses revenus dans une déclaration présentée au ministre. Madame la juge Lamarre Proulx a expliqué cela dans sa décision portant sur une affaire analogue, Côte c. La Reine, [2002] A.C.I. no 76 (QL) (CCI) :

Il y a différentes routes qu’un contribuable peut suivre dans l’organisation de ses affaires et chacune de ces routes comporte un traitement fiscal spécifique. Ainsi qu’il en a été décidé de façon constante par les tribunaux compétents en matière fiscale, le tribunal doit tenir compte de ce que le contribuable a fait. Ici le contribuable a choisi de ne pas se payer de salaire, mais de prendre des avances et de rembourser ces avances au moyen d’un dividende. Le traitement fiscal d’un dividende est différent de celui afférent aux salaires ou autres paiements pour services rendus. Je ne puis malheureusement que conclure ainsi : le paiement d’un dividende par la société à l’appelant en 1992 fut le transfert d’un bien au sens de l’article 160 de la Loi et il n’y a pas eu de contrepartie donnée à l’égard de ce bien, car selon le droit corporatif et selon les dispositions la Loi applicables en l’espèce, le dividende en question est une quote-part des bénéfices de la société attribuée à l’appelant en tant qu’actionnaire. Il n’est pas un salaire ni autre paiement pour services rendus [5] .

[Non souligné dans l’original.]

[27]  De même, dans la décision Gestion André Pomerleau Inc. c. La Reine, 2008 CCI 539, le juge Angers a repris les propos du juge Linden dans l’arrêt Friedberg c. R., [1991] A.C.F. no 1255 (CAF) pour expliquer que, lorsqu’un contribuable produit ses déclarations de revenus et caractérise un revenu d’une manière particulière, il doit composer à la fois avec les avantages et lesinconvénients qui en découlent :

En droit fiscal, la forme a de l’importance. Une simple intention subjective, en l’espèce comme dans d’autres instances en matière fiscale, ne suffit pas en soi à modifier la caractérisation d’une opération aux fins de l’impôt. Lorsqu’un contribuable prend certaines dispositions formelles à l’égard de ses affaires, il peut s’ensuivre d’importants avantages fiscaux, quand bien même ces dispositions seraient prises principalement dans le but d’éviter des impôts (voir La Reine c. Irving Oil 91 D.T.C. 5106, le juge Mahoney, J.C.A.). Toutefois, si un contribuable omet de prendre les mesures formelles appropriées, peut-être que des impôts devront être payés. S’il n’en était pas ainsi, Revenu Canada et les tribunaux se livreraient à des exercices interminables pour établir les intentions véritables derrière certaines opérations. Les contribuables et la Couronne chercheraient à restructurer des opérations après coup afin de profiter de la législation fiscale ou d’amener les contribuables à payer des impôts qu’ils pourraient autrement ne pas avoir à payer. Bien que la preuve de l’intention puisse parfois aider les tribunaux à clarifier des marchés, elle est rarement déterminante. En résumé, la preuve d’une intention subjective ne peut servir à « rectifier » des documents qui s’orientent clairement vers une direction précise [6] .

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Ayant déclaré les sommes en cause comme des dividendes et bénéficié du traitement fiscal potentiellement plus favorable des dividendes, Mme Kufsky ne peut maintenant prétendre que ces paiements étaient un salaire ou un remboursement de prêt aux fins de l’établissement de la cotisation aux termes de l’article 160. Il m’est impossible d’envisager ces sommes d’une autre manière.


V. CONCLUSION

[29]  Vu la conclusion précitée à laquelle j’en suis venu, l’appel doit être rejeté avec dépens payables par l’appelante à l’intimée, conformément aux sommes établies dans le tarif.

  Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de novembre 2019.

« R. MacPhee »

Le juge MacPhee

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de décembre 2019.

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2019 CCI 254

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2017-3092(IT)G

INTITULÉ :

MICHELLE KUFSKY c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 octobre 2019

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Ronald MacPhee

DATE DU JUGEMENT :

Le 7 novembre 2019

COMPARUTIONS :

Avocat de l’appelante :

Me George Boyd Aitken

Avocat de l’intimée :

Me Cédric Renaud-Lafrance

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

[EN BLANC]

 

Cabinet :

[EN BLANC]

Pour l’intimée :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1] Canada c. Livingston, précité, au paragraphe 17.

[2] Algoa Trust c. La Reine, précitée, au paragraphe 46.

[3] Loi sur les sociétés par actions, précitée, article 38.

[4] 2753-1359 Québec Inc. c. Canada, précité, aux paragraphes 9 et 10.

[5] Côte c. La Reine, précitée, au paragraphe 24.

[6] Friedberg c. R., précité.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.