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Dossier : 2015-3399(IT)G

ENTRE :

JOHN MACDONALD,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 6 novembre 2018 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Guy R. Smith


Comparutions :

Avocate de l’appelant :

Me Deborah Berlach

Avocat de l’intimée :

Me Jack Warren

 

JUGEMENT

Selon les motifs du présent jugement ci-joints, l’appel visant la nouvelle cotisation établie pour l’appelant à titre de directeur de 1796832 Ontario Inc. (également connue sous le nom de Luxell Technologies Inc.) en application de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) pour des cotisations à l’assurance-emploi (AE) non versées aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi et des cotisations au Régime de pensions du Canada (RPC) non versées aux termes du Régime de pensions du Canada, est rejetée, avec dépens en faveur de l’intimée, qui doivent être calculés selon le tarif B. L’intimée se verra adjuger un seul mémoire de frais pour tous les appels qui ont été entendus sur preuve commune.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de novembre 2019.

« Guy R. Smith »

Le juge Smith


Dossier : 2015-3403(IT)G

ENTRE :

KEITH KING,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 6 novembre 2018 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Guy R. Smith


Comparutions :

Avocate de l’appelant :

Me Deborah Berlach

Avocat de l’intimée :

Me Jack Warren

 

JUGEMENT

Selon les motifs du présent jugement ci-joints, l’appel visant la nouvelle cotisation établie pour l’appelant à titre de directeur de 1796832 Ontario Inc. (également connue sous le nom de Luxell Technologies Inc.) en application de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) pour des cotisations à l’assurance-emploi (AE) non versées aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi et des cotisations au Régime de pensions du Canada (RPC) non versées aux termes du Régime de pensions du Canada, est rejetée, avec dépens en faveur de l’intimée, qui doivent être calculés selon le tarif B. L’intimée se verra adjuger un seul mémoire de frais pour tous les appels qui ont été entendus sur preuve commune.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de novembre 2019.

« Guy R. Smith »

Le juge Smith

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de juillet 2020.

François Brunet, réviseur


Dossier : 2015-3400(IT)G

ENTRE :

JEAN-LOUIS LARMOR,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 6 novembre 2018 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Guy R. Smith


Comparutions :

Avocate de l’appelant :

Me Deborah Berlach

Avocat de l’intimée :

Me Jack Warren

 

JUGEMENT

Selon les motifs du présent jugement ci-joints, l’appel visant la nouvelle cotisation établie pour l’appelant à titre de directeur de 1796832 Ontario Inc. (également connue sous le nom de Luxell Technologies Inc.) en application de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) pour des cotisations à l’assurance-emploi (AE) non versées aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi et des cotisations au Régime de pensions du Canada (RPC) non versées aux termes du Régime de pensions du Canada, est rejetée, avec dépens en faveur de l’intimée, qui doivent être calculés selon le tarif B. L’intimée se verra adjuger un seul mémoire de frais pour tous les appels qui ont été entendus sur preuve commune.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de novembre 2019.

« Guy R. Smith »

Le juge Smith

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de juillet 2020.

François Brunet, réviseur


Dossier : 2015-3405(IT)G

ENTRE :

PIERRE JEANNIOT,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 6 novembre 2018 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Guy R. Smith


Comparutions :

Avocate de l’appelant :

Me Deborah Berlach

Avocat de l’intimée :

Me Jack Warren

 

JUGEMENT

Selon les motifs du présent jugement ci-joints, l’appel visant la nouvelle cotisation établie pour l’appelant à titre de directeur de 1796832 Ontario Inc. (également connue sous le nom de Luxell Technologies Inc.) en application de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) pour des cotisations à l’assurance-emploi (AE) non versées aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi et des cotisations au Régime de pensions du Canada (RPC) non versées aux termes du Régime de pensions du Canada, est rejetée, avec dépens en faveur de l’intimée, qui doivent être calculés selon le tarif B. L’intimée se verra adjuger un seul mémoire de frais pour tous les appels qui ont été entendus sur preuve commune.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de novembre 2019.

« Guy R. Smith »

Le juge Smith

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de juillet 2020.

François Brunet, réviseur


Référence : 2019 CCI 256

Date : Le 14 novembre 2019

Dossier : 2015-3399(IT)G

ENTRE :

JOHN MACDONALD,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Dossier : 2015-3403(IT)G

ET ENTRE :

KEITH KING,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Dossier : 2015-3400(IT)G

ET ENTRE :

JEAN-LOUIS LARMOR,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Dossier : 2015-3405(IT)G

ENTRE :

PIERRE JEANNIOT,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS COMMUNS DU JUGEMENT

Le juge Smith

I. Aperçu

[1]  Les présents appels ont été entendus sur preuve commune et portent sur des évaluations établies par le ministre du Revenu national (le ministre) à l’encontre de John MacDonald, Keith King, Jean-Louis Larmor et Pierre Jeanniot (collectivement, les appelants), à titre d’administrateurs de 1796832 Ontario Inc, également connue sous le nom de Luxell Technologies Inc. (la société ou Luxell), au motif qu’ils ont omis, comme ils sont tenus de le faire en application du paragraphe 227.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), de verser les cotisations à l’assurance-emploi (AE) et au Régime de pensions du Canada (RPC) retenues à la source pour les années d’imposition 2010 et 2012, et sur les pénalités et intérêts applicables. Les avis de cotisation sont datés du 10 mars 2014 et la cotisation a été établie à 555 659 $ pour chacun des appelants.

[2]  Il n’est pas controversé que la société était tenue de déduire, de retenir et de remettre au receveur général les retenues à la source en application du paragraphe 153(1) de la Loi. Il n’est pas non plus controversé que la somme payable a été certifiée et dûment enregistrée par le ministre, ce qui a concrétisé la responsabilité des appelants en application du paragraphe 227.1(1). Plus précisément, il n’est pas controversé qu’un certificat d’un montant de 1 252 049 $ a été enregistré en application du paragraphe 223(3), somme qui représente les retenues à la source (y compris les retenues de l’impôt sur le revenu, de l’AE et du RPC), les pénalités et les intérêts pour les années d’imposition 2009, 2010, 2011 et 2012. Conformément à l’accord intervenu entre les parties, seuls les montants d’argent non versés au titre de l’AE et du RPC pour les années d’imposition 2010 et 2012 et les intérêts et pénalités applicables, soit 555 659 $, sont en cause dans le présent appel.

[3]  Les appelants admettent qu’ils étaient administrateurs au cours des années d’imposition en cause, mais soutiennent qu’ils sont en droit d'invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable tiré du paragraphe 227.1(3) de la Loi.

II. Question(s) en litige

[4]  En l’espèce, la question en litige est de savoir si les appelants, à titre de directeurs, ont « agi avec le degré de soin, de diligence et d’habileté pour prévenir le manquement qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables » conformément au paragraphe 227.1(3)

III. Exposé des faits

[5]  Les présents appels se rapportent aux années d’imposition 2010 et 2012. Toutefois, il est nécessaire d’examiner le contexte de la société et sa situation financière avant les cotisations établies en mars 2014.

[6]  Luxell exerçait des activités de conception et de production de technologies avancées d’écrans plats et d’autres produits électroniques destinés aux avions militaires et aux véhicules terrestres, qui ont appelé des investissements considérables en recherche, en développement et en propriété intellectuelle. Elle a été constituée en société en 1994 et a été inscrite à la bourse avant de redevenir une société fermée en mai 2009.

[7]  Luxell était établie en Ontario, mais la majorité de ses ventes étaient réalisées auprès de clients situés à l’extérieur du Canada. Elle a finalement cessé ses activités en Ontario en novembre 2012 et a été reconstituée par la vente d’actifs en société québécoise (« Luxell Québec »), prétendument en raison de l’environnement commercial plus favorable à l’industrie aéronautique et aérospatiale dans cette province. Depuis sa création jusqu’à sa disparition en 2012, Luxell aurait recueilli plus de 55 millions de dollars auprès de diverses sources (dont environ 12 millions de dollars de novembre 2005 à février 2009), mais a toujours été exploitée à perte.

[8]  Luxell a déposé une proposition aux termes de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C., 1985, ch. B-3, qui a été approuvée par le tribunal en novembre 2006. L’Agence du revenu du Canada (Agence) a par la suite établi des cotisations pour les retenues à la source non versées pour les années d’imposition 2005, 2006, 2007 et 2008 et a finalement conclu un plan de paiement pour les sommes dues. Le 15 octobre 2008, elle a déposé une demande selon les « Dispositions d’allègement pour les contribuables » en vue d’être dispensée des pénalités et des intérêts, en alléguant notamment qu’elle avait subi des pertes d’exploitation de plus de 55 millions de dollars depuis sa constitution et qu’en raison de la crise financière mondiale de 2008-2009, il n’était plus possible de mobiliser d’autres capitaux. L’Agence a finalement accédé en partie à la demande le 13 mars 2009. Luxell a continué d’effectuer des paiements sur arriérés (des crédits de TPS ont également été appliqués aux arriérés) et aurait fait des versements continus jusqu’à ce qu’une nouvelle cotisation soit établie.

[9]  À la suite de la vérification de l’Agence qui a débuté en juillet 2009, Luxell a fait l’objet de nouvelles cotisations les 14 octobre 2010, 8 juin 2011, 20 avril 2012, 29 juin 2012 et 18 juillet 2012. Une deuxième demande d’allègement pour les contribuables a été présentée en juillet 2012 (peu avant la vente des actifs à Luxell Québec) et a été de nouveau refusée par l’Agence le 21 mai 2014.

[10]  Tout au long de la période susmentionnée, Luxell a présenté diverses demandes de crédits d’impôt à la recherche scientifique et au développement expérimental (communément appelés crédits d’impôt au titre de la RS&DE) et de crédits d’impôt remboursables escomptés d’un montant d’environ 970 000 $. Bien que peu de détails aient été fournis, il semble que l’Agence ait fini par refuser ces crédits.

[11]  De 2005 à 2012 et, plus précisément, au cours des périodes en cause, Luxell a déployé divers efforts pour atteindre la viabilité financière, la commercialisation et la rentabilité. Des changements ont été apportés sur le plan de la gestion, des mesures de contrôle des coûts ont été mises en œuvre, les travaux de recherche et de développement ont été réduits, le modèle d’affaires a été réorienté vers les marchés publics, les employés ont été inscrits à un programme de travail partagé du gouvernement fédéral, l’effectif a été réduit, les locaux inutilisés ont été loués, et certains actifs ont été vendus.

[12]  Malgré ces efforts et des investissements d’environ 55 millions de dollars, comme il a été signalé précédemment, Luxell a connu des difficultés financières et des problèmes de flux de trésorerie constants et, à l’exception de quelques trimestres, a toujours été exploitée à perte. Tout au long de ses activités, plusieurs directeurs financiers et contrôleurs se sont succédés, dont certains travaillant à temps partiel. Ceux-ci ont démissionné ou ont dû être congédiés. Plus précisément, au cours des années 2009 à 2012, il y a eu au moins trois directeurs financiers ou contrôleurs différents.

Témoignages

John MacDonald

[13]  M. MacDonald est un comptable professionnel agréé qui a maintenu une pratique comptable professionnelle avec divers partenariats comptables. En 2005, on lui a demandé de diriger le financement de Luxell. Il a été administrateur de la société de novembre 2005 à octobre 2012 environ, puis président du conseil d’administration de 2005 à 2007 environ. À titre de directeur, il était principalement chargé du financement, de la recherche d’investisseurs et de l’établissement des tranches de financement de Luxell. Il était également actionnaire, ayant fait d’importants investissements.

[14]  Dans son témoignage, M. MacDonald a expliqué que le conseil d’administration se réunissait au moins une fois par trimestre et qu’à titre de membre, il se fiait au chef de la direction, au directeur financier et à d’autres membres de la direction relevant du conseil d’administration, des personnes qu’il supposait avoir exécuté leurs tâches professionnelles et leurs responsabilités précises. Il a également déclaré avoir transmis des directives verbales ou écrites aux chefs de la direction et aux directeurs financiers afin qu’ils assimilent les fonds déduits auprès des employés à une fiducie. M. MacDonald explique que Luxell comptait environ huit directeurs financiers ou contrôleurs et qu’au cours de la majorité de leurs mandats respectifs, le traitement de la paie, les retenues à la source et les directives des administrateurs posaient problème. De plus, ces directeurs financiers ont eu de la difficulté à s’acquitter de leurs obligations de rendre compte au conseil d’administration, et plusieurs d’entre eux ont été congédiés ou ont démissionné.

[15]  En ce qui concerne le versement des retenues à la source, M. MacDonald explique que le conseil s’informait lors de réunions du conseil et qu’il recevait une mise à jour complète. Le directeur financier, le chef de la direction ou le contrôleur faisait le point sur la situation de l’entreprise relativement aux paiements, à l’état du passif, à l’évolution du régime, aux arrangements et aux réunions à venir avec l’Agence. M. MacDonald a également indiqué qu’il s’était entretenu avec le directeur financier ou le contrôleur afin de savoir pourquoi Luxell n’effectuait pas de paiements, bien qu’il n’ait pas été clairement établi à quelle période il faisait référence.

[16]  Dans son témoignage, M. MacDonald a également affirmé avoir rencontré l’Agence à quelques reprises pour discuter de la question des pénalités et des intérêts, des dispositions d’équité de la Loi et du processus de demande pour réduire ou éliminer les pénalités et les intérêts en raison de difficultés financières. Il a également fait part des préoccupations du conseil à cet égard et discuté des facteurs qui y ont contribué, même si, encore une fois, on ne sait pas clairement de quelle période il était question.

[17]  Au cours de son contre-interrogatoire, M. MacDonald a déclaré qu’à un certain moment en 2010, il a pris connaissance du fait que Luxell avait accumulé des arriérés et des retenues à la source non versées pour les années 2009 et 2010. Il a déclaré qu’en 2010, le directeur financier a été congédié au motif que le conseil d’administration le soupçonnait de dissimuler des renseignements. Il a également déclaré à l’époque que le conseil d’administration espérait que Luxell pourrait résoudre ses problèmes de flux de trésorerie en recueillant davantage de fonds, car il semblait que l’entreprise était sur le point de se redresser. Il a également déclaré, au cours de son contre-interrogatoire, que ce n’est qu’après une vérification de l’Agence, en juillet 2012, qu’il a pris connaissance des arriérés accumulés pour les retenues à la source non versées au cours de l’année 2012. Lorsqu’on lui a demandé si de nouveaux protocoles ou de nouvelles procédures avaient été mis en place après qu’il eut pris connaissance des retenues à la source non versées, M. MacDonald a répondu que le conseil avait examiné de plus près les retenues à la source non remises lors de ses réunions. En outre, en juillet 2012, les administrateurs ont demandé au chef de la direction d’aviser par écrit le directeur financier que les retenues à la source non effectuées devaient lui être signalées immédiatement. M. MacDonald a témoigné qu’à ce moment, le conseil estimait qu’en l’espèce, il était plus approprié de réprimander le directeur financier et de lui donner des conseils pour apporter des mesures correctives que de le congédier.

Keith King

[18]  M. King détient un baccalauréat en administration des affaires, qu’il a obtenu en 1995. De 2001 à 2017, il a été propriétaire d’une entreprise de distribution en gros qui vendait principalement des produits électriques. Il est devenu investisseur de Luxell en 2005 et a accepté le mandat d’administrateur de mai 2009 à octobre 2012 environ. Dans son témoignage, il a affirmé qu’il ne participait pas aux opérations quotidiennes et qu’à l’exception du directeur général, il n’avait que peu ou pas d’interaction avec les autres employés. Ses interventions consistaient essentiellement à assister aux réunions du conseil d’administration.

[19]  Selon M. King, le conseil d’administration se réunissait chaque trimestre et tenait également des réunions impromptues, au besoin. Le conseil se réunissait habituellement en personne et, en général, tous les membres y étaient présents. Des réunions impromptues pouvaient se tenir par téléphone. Le chef de la direction était également présent à ces réunions et, de temps à autre, le directeur financier et le contrôleur y assistaient également. Plus précisément, il a déclaré qu’en cas de problème avec les retenues à la source, le conseil n’attendait pas la tenue d’une réunion trimestrielle.

[20]  Il a également témoigné que, lorsque les membres du conseil ont été mis au courant pour la première fois du problème lié aux retenues à la source, ils ont tous eu l’air surpris et ont immédiatement réuni le conseil. Il ne se souvenait pas exactement des dates auxquelles le conseil avait pris connaissance des problèmes pour la première fois, bien qu’il ait déclaré qu’il n’avait aucune raison de croire que le conseil n’avait pas été informé des problèmes lorsque Luxell a reçu la cotisation d’octobre 2010. Au cours de son contre-interrogatoire, M. King a également déclaré qu’il savait que Luxell avait eu des démêlés avec l’Agence, mais qu’il ne savait pas s’ils se rapportaient aux retenues à la source. Selon M. King, les membres du conseil étaient tous d’accord sur la nécessité de corriger le problème des retenues à la source. Il a déclaré que le conseil avait donné des directives au chef de la direction, M. Larmor, et avait demandé au directeur financier ou au contrôleur d’effectuer ces paiements. Il a également témoigné que le conseil avait demandé des mises à jour. En outre, il a déclaré que le conseil d’administration avait envisagé tous les moyens imaginables pour libérer des capitaux.

[21]  M. King a expliqué que le conseil recevait des mises à jour concernant les paiements à l’Agence, mais qu’à un certain moment, le conseil avait été avisé que les paiements n’étaient plus versés. Il ne se souvenait pas des dates ni de la période exacte. Après avoir appris que des paiements n’avaient pas été effectués, M. King a expliqué que le conseil avait apporté des changements touchant le directeur financier ou le contrôleur. Au cours de son contre-interrogatoire, M. King a déclaré qu’il reconnaissait qu’il y avait eu une certaine dissimulation de renseignements de la part de la plupart des directeurs financiers, mais qu’il ne s’en est rendu compte qu’avec le recul.

[22]  De plus, M. King a expliqué qu’en juillet 2012 (ou aux alentours de cette période), on a de nouveau porté à l’attention du conseil qu’il y avait un problème relativement aux retenues à la source. Il a témoigné que, jusqu’à ce moment, il ignorait que Luxell n’avait pas produit ses déclarations en temps utile. En juillet 2012 (ou aux alentours de cette période), M. King a expliqué que la solution proposée par le conseil d’administration pour remédier à la situation était d’injecter plus de capital; toutefois, Luxell avait épuisé toutes les options de financement. Au cours de son contre-interrogatoire, M. King a témoigné qu’au cours des trois dernières années d’exploitation de Luxell, l’entreprise avait réduit ses coûts tout en tentant de payer ses employés afin de maintenir l’entreprise à flot. Lorsqu’on lui a demandé, au cours de son contre-interrogatoire, si le paiement des employés ou les retenues à la source étaient la priorité absolue, M. King a expliqué que la réalité était que Luxell ne disposait tout simplement pas des liquidités requises et que personne n’était payé correctement.

Jean-Louis Larmor

[23]  M. Larmor a occupé le poste de vice-président du développement des affaires et a été promu au poste de chef de la direction le 19 octobre 2007. À ce titre, il était responsable des affaires courantes de Luxell. Avant d’occuper ce poste, il a été directeur d’un groupe international présent dans le marché de la défense aérospatiale et de l’électronique.

[24]  Dans son témoignage, M. Larmor dit avoir appris pour la première fois que Luxell avait des problèmes relatifs aux retenues à la source, ainsi que des arriérés, lorsque l’Agence a terminé sa vérification entamée en 2009. Il a expliqué que, au moment d’apprendre que Luxell avait des arriérés, tous les efforts possibles avaient été déployés pour mettre le compte à jour. Il a témoigné qu’il s’était efforcé de trouver un plan de paiement réaliste pour l’Agence, compte tenu des problèmes de flux de trésorerie de Luxell. Il a discuté d’un plan avec le directeur financier ou le contrôleur et a avisé le conseil d’administration du problème relatif aux versements et du plan de paiement.

[25]  M. Larmor a également témoigné qu’à la réunion du conseil d’administration, il y avait eu des discussions sur la façon dont les arriérés s'étaient produits et qu’il avait reçu l’ordre du conseil de remédier à la situation. M. Larmor a déclaré que le chef de la direction avait reçu la directive d’effectuer les paiements aux termes du plan et de s’assurer que les retenues à la source étaient une priorité. M. Larmor a expliqué que les arriérés et les défauts de versement étaient une préoccupation constante pour tous les membres du conseil. Il a signalé qu’aux réunions du conseil d’administration, l’accent était mis sur cette question. Il a également déclaré que ses recommandations au conseil étaient, essentiellement, de payer l’Agence et qu’il n’avait reçu aucune autre directive du conseil.

[26]  M. Larmor a expliqué que le directeur financier ou le contrôleur relevait de lui et qu’il comptait sur le directeur financier pour traiter les questions financières et les plans de paiement de Luxell. Lors du contre-interrogatoire, M. Larmor a déclaré que les directeurs financiers ou les contrôleurs étaient, pour la plupart, incompétents au-delà des questions liées aux retenues à la source. En réponse à la possibilité que des directeurs financiers dissimulent des renseignements, M. Larmor a déclaré que la vigilance avait été renforcée pour surveiller les directeurs financiers et s’assurer que les retenues à la source étaient effectuées. Dans son témoignage, il dit avoir congédié deux directeurs financiers au motif qu’ils n’avaient pas suivi les procédures appropriées. Au cours de son contre-interrogatoire, M. Larmor a ajouté que ce n’est qu’après la vérification de l’Agence, en 2012, qu’il avait pris connaissance du chiffre exact concernant l’insuffisance des retenues à la source de Luxell pour les années 2010 et 2012.

[27]  M. Larmor a déclaré qu’au cours des années 2010 et 2012, il était évident que Luxell avait de sérieux problèmes de flux de trésorerie. Pour régler ces problèmes, M. Larmor a entrepris des efforts de gestion de trésorerie. Il a expliqué qu’il rencontrait le directeur financier ou le contrôleur et examinait le flux de trésorerie prévu afin d’établir l’ordre de priorité des dépenses. Il a déclaré que le paiement des salaires et le versement des retenues à la source étaient les principales priorités de l’entreprise. Au cours de son contre-interrogatoire, il a déclaré que, pour que Luxell puisse continuer à fonctionner, payer les employés était la priorité absolue, alors que verser les retenues à la source était la seconde. Il a également témoigné que Luxell avait adopté des mesures visant à réduire les coûts, comme la modification de la charge de travail, la renégociation du bail, la réduction des heures de travail des employés, la réduction des salaires et le report des paiements aux fournisseurs. M. Larmor a affirmé qu’en 2012, il s’occupait de la gestion de la trésorerie sur une base hebdomadaire.

[28]  M. Larmor a également expliqué que, pendant toute la durée de son mandat de chef de la direction, Luxell avait été constamment confrontée à divers autres problèmes et situations inattendues découlant, à tout le moins en partie, d’événements survenus avant son mandat. Plus précisément, Luxell a fait appel d’une décision concernant le statut de certains de ses employés et a été poursuivie par une société américaine pour contrefaçon de brevet. Il y a également eu des problèmes avec les demandes de crédits au titre de la RS&DE, qui n’ont pas été acceptées par l’Agence.

[29]  En ce qui concerne l’absence de courriels, de notes de service, de documents et de rapports documentant les conversations ou les procédures relatives au problème des retenues à la source, M. Larmor a expliqué qu’il s’est éloigné de son poste de chef de la direction en 2012 ou 2013 et qu’il n’avait donc plus accès à cette information.

Pierre Jeanniot

[30]  M. Jeanniot comptait une vaste expérience de l’industrie aérospatiale. Il a été au service d'Air Canada pendant une trentaine d’années à divers postes, dont ceux de chef de l’information, de président et de chef de la direction, en plus d’agir comme administrateur. Il a également œuvré pendant dix ans au sein de l’Association du Transport Aérien International, où il a été directeur général et chef de la direction. À partir de 2002, il a passé plusieurs années à mettre sur pied une filiale canadienne pour un groupe aérospatial français. Au moment de son témoignage, M. Jeanniot était à la retraite, mais offrait toujours ses services de consultant dans l’industrie aérospatiale.

[31]  M. Jeanniot a été administrateur de Luxell de mai 2009 à octobre 2012 environ. Il a témoigné qu’il souhaitait se joindre à Luxell parce que, même si elle existait depuis un certain temps, elle fonctionnait comme une entreprise en démarrage : il y avait de grandes idées, une forte dépendance envers la R&D et des gens qui [traduction] « avaient mis leur peau en jeu », c’est-à-dire investi leur propre capital. M. Jeanniot a également expliqué que le conseil se réunissait trois ou quatre fois par an. Il a témoigné que la plupart des réunions se faisaient par téléphone parce que Luxell était toujours à court d’argent et ne pouvait pas payer ses frais de déplacement. Il a également déclaré qu’à chaque réunion du conseil d’administration, il soulevait la question des flux de trésorerie parce qu’il savait qu’il s’agissait d’un élément crucial pour les entreprises en démarrage. Toutefois, pendant son interrogatoire principal, M. Jeanniot ne se souvenait pas si la gestion des flux de trésorerie avait fait l’objet de discussions approfondies. Au cours du contre-interrogatoire, il a déclaré que le conseil avait reçu d’autres détails et qu’un examen approfondi avait été effectué concernant les clients, les marchés et les produits potentiels. Il a déclaré que cela s’était probablement fait au moyen de diapositives. En ce qui concerne plus particulièrement les mises à jour financières, il a déclaré que celles-ci n’étaient pas faites de façon très détaillée. M. Jeanniot a ajouté qu’il faisait régulièrement observer que les prévisions financières étaient trop ambitieuses et qu’il avait demandé à plusieurs reprises qu’on lui fournisse des chiffres minimaux et maximaux pour les ventes et les budgets réels.

[32]  Selon M. Jeanniot, ce n’est qu’en juillet 2011 (ou aux alentours de cette période) que le conseil d’administration a pris connaissance, pour la première fois, des insuffisances de Luxell relativement aux retenues à la source. Il se rappelle que, lorsque le conseil a été informé pour la première fois des divergences avec l’Agence, tous les membres du conseil ont été stupéfaits. Il a également témoigné que les membres du conseil n’avaient pas été informés de l’ampleur des divergences. Le chef de la direction et le directeur financier leur avaient affirmé que la situation était gérable et qu’elle était en voie d’être réglée. Selon M. Jeanniot, le problème résidait dans le fait que le conseil ne recevait aucune indication précise sur la situation de trésorerie. M. Jeanniot se souvenait qu’à l’époque, on lui avait dit que M. MacDonald préparerait des règles ou des lignes directrices et que celles-ci seraient mises en œuvre afin que la situation soit réglée. Il a déclaré qu’il n’avait jamais reçu copie de ce document et qu’il ignorait même si ce document avait été créé.

[33]  M. Jeanniot a témoigné qu’après juillet 2011, le conseil a tenu des réunions plus fréquentes, a exigé que des rapports soient présentés plus souvent et a demandé que le conseil demeure informé de l’entente avec l’Agence. Selon M. Jeanniot, ce n’est que beaucoup plus tard que le conseil a appris la totalité des arriérés et l’étendue réelle du retard dans la production des déclarations. M. Jeanniot explique que cela s’est produit en juillet 2012 ou aux alentours de cette période. Il a également déclaré qu’il était décevant d’apprendre l’ampleur du problème, compte tenu de l’assurance que le conseil avait reçue, des mesures prises, des ententes conclues avec l’Agence et du calendrier de paiement convenu. M. Jeanniot a déclaré qu’au cours de la dernière année d’exploitation, tout a été fait pour gérer et conserver les liquidités, mais qu’à cette époque, Luxell était presque à court d’argent et était essentiellement en voie de déclarer faillite.

[34]  Au cours de son contre-interrogatoire, M. Jeanniot a déclaré qu’au cours de l’année 2010, le conseil n’a pas posé de questions précises pour savoir si les retenues à la source étaient versées à temps. Toutefois, il a déclaré que le conseil d’administration vérifiait régulièrement si toutes les obligations étaient payées. Ces questions ont été posées verbalement lors des réunions du conseil. À ces questions, le conseil recevait la réponse générale portant que tout était en ordre. M. Jeanniot a également témoigné, au cours de son contre-interrogatoire, qu’il y avait eu un fort roulement chez les directeurs financiers ou les contrôleurs et qu’il n’avait jamais eu d’interactions avec le directeur financier ou le contrôleur. Il a également déclaré qu’il croyait que le directeur financier et le personnel financier dissimulaient et retenaient des renseignements à l’époque, mais qu’il ne se souvenait pas de périodes précises.

IV. Législation et jurisprudence pertinentes

[35]  Les paragraphes 227.1(1) et (3) de la LTA disposent :

(1)  Lorsqu’une société a omis de déduire ou de retenir une somme, tel que prévu aux paragraphes 135(3) ou 135.1(7) ou aux articles 153 ou 215, ou a omis de verser cette somme ou a omis de payer un montant d’impôt en vertu de la partie VII ou VIII pour une année d’imposition, les administrateurs de la société, au moment où celle-ci était tenue de déduire, de retenir, de verser ou de payer la somme, sont solidairement responsables, avec la société, du paiement de cette somme, y compris les intérêts et les pénalités s’y rapportant.

(2)  […]

(3)  Un administrateur n’est pas responsable de l’omission visée au paragraphe (1) lorsqu’il a agi avec le degré de soin, de diligence et d’habileté pour prévenir le manquement qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  L’article 153 de la LTA mentionné au paragraphe 227.1(1), précité, fait référence à l’obligation d’une société de déduire ou de retenir l’impôt à la source. Le paragraphe 83(1) de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23 (LAE) et le paragraphe 21.1(1) du Régime de pensions du Canada, L.R.C., 1985, ch. C-8 (RPC) prévoient que dans certains cas, les administrateurs d’une société peuvent être solidairement responsables avec la société si celle-ci manque à son obligation de déduire, de retenir, de verser ou de payer des cotisations à l’AE ou au RPC. Le paragraphe 83(2) de la LAE et le paragraphe 21(1) du RPC disposent que les paragraphes 227.1(2) à (7) de la Loi visent les administrateurs d’une société dans des circonstances où il y a des cotisations de l’employeur non versées aux termes des lois respectives. Enfin, il convient de noter que le paragraphe 227(4) dispose que « [t]oute personne qui déduit ou retient un montant en vertu de la présente loi est réputée » le détenir en fiducie pour Sa Majesté.

[37]  Toutefois, comme il a été signalé précédemment, un administrateur peut éviter la responsabilité solidaire en invoquant le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable prévu par le paragraphe 227.1(3). Selon cette disposition, on peut dire que le législateur a décidé que la responsabilité d’un administrateur n’est pas absolue : Balthazard c. Canada, 2011 CAF 331 (« Balthazard »), au paragraphe 31. La question de savoir si un administrateur peut invoquer le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable est une question de fait, et le fardeau en incombe à l’administrateur ou aux administrateurs : Canada c. Buckingham, 2011 CAF 142, au paragraphe 33 (Buckingham).

[38]  Par l’arrêt Buckingham, la Cour d’appel fédérale (CAF) enseigne que, pour se prévaloir du moyen de défense de la diligence raisonnable, les administrateurs doivent établir ce qui suit : i) « ils se sont effectivement préoccupés des versements fiscaux » et ii) « ils se sont acquittés de leur obligation de soin, de diligence et d’habileté afin de prévenir le défaut de la société de verser les montants visés » (au paragraphe 52).

[39]  Les principes établis dans l’arrêt Buckingham ont par la suite été revus dans l’arrêt Balthazard, qui portait sur la responsabilité d’un administrateur pour la TPS impayée d’une société qui, incidemment, œuvrait dans le domaine de « l’imagerie numérique et de l’impression grand format ». Elle fonctionnait à perte et, malgré l’injection par l’appelant de capitaux supplémentaires pour maintenir l’entreprise en activité pendant ses périodes de difficultés financières, elle a finalement déclaré faillite et n’a pas payé la TPS. Le juge Mainville a résumé ainsi le cadre législatif applicable :

[32]  Le cadre juridique applicable à une défense de soin, de diligence et de compétence sous le paragraphe 323(3) de la LTA a récemment été résumé comme suit par notre Cour dans Buckingham :

a.  La norme de soin, de diligence et de compétence exigée au paragraphe 323(3) de la LTA est une norme objective comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461. Cette norme objective a annulé le principe de common law selon lequel la gestion d’un administrateur d’une société doit être jugée en fonction de ses compétences, de ses connaissances, de ses aptitudes et de ses capacités personnelles. Une norme objective ne signifie toutefois pas que les circonstances propres à un administrateur ne doivent pas être prises en compte. Ces circonstances doivent être prises en compte, mais elles doivent être considérées au regard de la norme objective d’une « personne raisonnablement prudente ».

b.  L’examen de la conduite de l’administrateur aux fins de cette norme objective commence lorsqu’il devient évident pour l’administrateur, agissant raisonnablement et avec le soin, la diligence et la compétence qui sont requises, que la société entame une période de difficultés financières.

c.  Une société qui fait face à des difficultés financières pourrait se hasarder à réaffecter les versements dus à la Couronne afin de payer d’autres créanciers et ainsi assurer la poursuite de ses activités. C’est précisément une telle conjoncture que l’article 323 de la LTA vise à éviter. Le moyen de défense prévu au paragraphe 323(3) de la LTA ne doit pas servir à encourager de tels défauts de versement en permettant aux administrateurs d’invoquer une défense de soin, de diligence et de compétence lorsqu’ils financent les activités de leur société à l’aide de remises dues à la Couronne, en espérant ou non remédier plus tard à ces défauts.

d.  Puisque la responsabilité des administrateurs à ces égards n’est pas absolue, il est possible qu’une société puisse ne pas effectuer des remises à la Couronne sans que la responsabilité solidaire des administrateurs soit engagée.

e. Ce qui est requis des administrateurs, c’est qu’ils démontrent qu’ils se sont effectivement préoccupés des versements fiscaux et qu’ils se sont acquittés de leur obligation de soin, de diligence et de compétence afin de prévenir le défaut de la société de verser les montants en cause.

[Non souligné dans l’original.]

[40]  Le juge Mainville a ensuite expliqué (au paragraphe 50) que « les administrateurs doivent établir qu’ils ont pris les mesures appropriées en temps utile afin de limiter les montants à risque pour le fisc », qu’« [u]n administrateur raisonnablement prudent faisant face à la faillite imminente de sa société prendrait en effet des mesures appropriées afin de limiter les pertes du fisc » et, finalement, que « plus l’entreprise accumulera des retards dans ses remises fiscales, plus il sera difficile de soutenir que l’entreprise ne finance pas ses activités à même les montants dus au fisc ».

[41]  Un administrateur ne peut simplement invoquer sa propre inaction comme moyen de défense contre la responsabilité : Canada c. Chriss, 2016 CAF 236, paragraphe 21 et, comme il est souligné dans l’arrêt Buckingham, « une personne nommée administrateur doit activement s’acquitter des devoirs qui s’attachent à sa fonction » (au paragraphe 38). Finalement, comme l’a noté le juge Hogan dans la décision Kaur c. La Reine, 2013 CCI 227, dans le cadre d’un appel relatif à la TPS, « [l’administrateur] ne peut déléguer intégralement cette tâche de surveillance à l’égard de la TPS à un subordonné, comme cela a été fait en l’espèce [...] » (au paragraphe 18).

[42]  Lorsque la société éprouve constamment des difficultés financières, l’administrateur peut avoir le fardeau ou l'obligation plus lourde de s’assurer que les versements sont effectués : D’Amore c. La Reine, 2012 CCI 373 (D’Amore) (au paragraphe 31) et Whissell c. La Reine, 2014 CCI 350 (Whissell) (au paragraphe 36), mais il peut y avoir des cas exceptionnels où les administrateurs sont induits en erreur : Roitelman c. La Reine, 2014 CCI 139 (« Roitelman ») et Thistle c. La Reine, 2015 CCI 149 (« Thistle »).

V. Les thèses des parties

a)  Les appelants

[43]  Les appelants soutiennent qu’ils ont fait preuve de la diligence raisonnable requise et qu’ils peuvent utilement invoquer le moyen de défense prévu par le paragraphe 227.1(3). Plus précisément, ils soutiennent qu’avant la cotisation d’octobre 2010, la société avait conclu une entente avec l’Agence et mis en place un plan de paiement. Il ressort de ce qu’elle effectuait des paiements sur ces arriérés et sur les versements pour la période en cours que les administrateurs étaient conscients des problèmes de Luxell en matière de versements et de leurs obligations légales. De plus, les appelants soutiennent qu’en 2009, les administrateurs étaient conscients de la situation financière de Luxell et que des mesures positives avaient été prises pour accroître le financement et les flux de trésorerie. Plus précisément, Luxell a été privatisée, l’entreprise a recherché de nouveaux investisseurs, et un nouveau plan d’affaires a été formulé pour augmenter les ventes. De même, les appelants notent qu’au cours de l’année 2009 et une partie de l’année 2010, Luxell a réussi à réduire considérablement ses dettes envers l’Agence. De plus, les appelants soutiennent que, pendant cette période, les administrateurs se sont fiés aux renseignements produits par le ou les directeurs financiers ou par le ou les contrôleurs.

[44]  En ce qui concerne l’année 2012, l’appelant soutient que les appelants ont pris des dispositions pour obtenir davantage de financement, mis en œuvre des mesures de réduction des coûts, loué des locaux et apporté des changements touchant le directeur financier. Les appelants soutiennent également que, vu qu’il n’y a pas eu de problèmes avec les versements pour l’année d’imposition 2011, il en ressort que les mesures prises par les administrateurs étaient efficaces. De plus, les appelants soutiennent que les renseignements étaient en grande partie dissimulés par les directeurs financiers ou les contrôleurs et que ce n’est qu’en juillet 2012 que les administrateurs ont pris conscience de l’ampleur du problème relatif aux retenues à la source de Luxell. Les appelants soutiennent que les mesures prises par les administrateurs ont été contrariées par le ou les directeurs financiers ou par le ou les contrôleurs, qui dissimulaient des renseignements. Les appelants s’appuient sur une jurisprudence de notre Cour, la décision Roitelman, précitée : la juge Campbell a alors conclu qu’en dépit des mesures prises par l’administrateur, tous ses efforts visant à s’assurer qu’il s’acquittait de ses obligations ont été contrariés par les actes de l’aide-comptable.

[45]  Les appelants soutiennent également que, même si une société et ses administrateurs ont l’obligation de s’assurer que les sommes déduites de la paie d’un employé et les cotisations de l’employeur soient versées, il peut y avoir une différence dans le degré de diligence raisonnable requis selon la source du versement. Plus précisément, les appelants soutiennent qu’il existe une distinction entre les mots « retenue » et « versement ». Le mot « retenue » désigne le montant d’argent retenu sur le salaire de l’employé (retenue d’un tiers). Toutefois, le mot « versement » désigne à la fois le montant d’argent déduit et la cotisation de l’employeur. Les appelants soutiennent en outre que la jurisprudence Buckingham ne fait référence qu’aux retenues à la source des employés et ne fait pas spécifiquement référence aux cotisations ou aux contributions de l’employeur.

b)  L’intimée

[46]  La thèse fondamentale de l’intimée est que, compte tenu de la situation financière de Luxell, les appelants n’ont pas fait preuve de la diligence raisonnable requise pour l’année 2010 ou 2012. Plus précisément, l’intimée soutient dans ses observations écrites qu’au fil des ans, le [traduction] « ministre a rendu dix avis de cotisation distincts à Luxell » et que, compte tenu de sa [traduction] « situation financière précaire bien connue et de longue date », les [traduction] « appelants ont fait preuve d’aveuglement volontaire et n’ont pas respecté l’exigence réglementaire relative aux versements de fonds » et ont utilisé les retenues à la source pour financer leurs activités continues et pour [traduction] « maintenir leur entreprise en activité au cours d’une période longue et difficile sur le plan des liquidités ». En d’autres termes, le ministre soutient qu’il aurait dû être évident pour les appelants, lorsqu’ils sont devenus administrateurs et avant les années d’imposition en cause, que Luxell éprouvait de graves difficultés financières. L’absence de rentabilité à long terme de la société, sa demande de mise en faillite et ses problèmes de flux de trésorerie continus auraient dû alerter clairement les administrateurs que Luxell risquait de ne pas faire les versements appropriés de retenues à la source.

[47]  L’intimée soutient que les appelants n’ont pas mis en œuvre [traduction] « des procédures, des processus ou des protocoles documentés » pour s’assurer que la société verse les retenues à la source et qu'il ressort de l’ensemble de la preuve que [traduction] « l’objectif primordial était de maintenir Luxell en activité le plus longtemps possible » jusqu’à ce que la société soit rentable, auquel moment les appelants pourraient obtenir un rendement de leur capital investi.

[48]  De plus, l’intimée souligne que les administrateurs savaient que Luxell comptait plusieurs directeurs financiers ou contrôleurs, qu’il y avait eu des problèmes par le passé avec des directeurs financiers qui dissimulaient des renseignements financiers ou qui ne faisaient tout simplement pas les versements appropriés, et que certains directeurs étaient sceptiques quant aux prévisions financières, qu’il jugeait trop optimistes. De plus, l’intimée s’appuie sur l'enseignement de deux décisions de notre Cour, à savoir D’Amore et Whissell, et soutient que les administrateurs ont un fardeau ou une obligation plus lourde de veiller à ce que les versements soient effectués lorsqu’une société connaît des difficultés financières, comme c’est clairement le cas de Luxell en l’espèce.

VI. Analyse

[49]  Avant les années d’imposition en cause, Luxell a fait face à plusieurs difficultés financières importantes, notamment des procédures de faillite en 2006, des cotisations de l’Agence pour les retenues à la source impayées pour les années d’imposition 2005, 2006, 2007 et 2008, des difficultés continues liées au dépôt de demandes de crédit d’impôt remboursables au titre de la RS&DE pour un montant approximatif de 970 000 $. Plus précisément, il était évident, d’après la preuve testimoniale, que les administrateurs s'attendaient à ce que la société reçoive, au final, les crédits d’impôt pour la RS&DE ainsi qu’une réponse favorable de l’Agence à leur demande d’allègement pour les contribuables, ce qui aurait éliminé en grande partie les remises impayées. Seule la première hypothèse s’est concrétisée.

[50]  Je conclus que, dès mars 2009,  M. MacDonald et M. Larmor, plus précisément, étant donné le rôle joué dans l’administration financière de la société, auraient dû être parfaitement conscients des problèmes financiers auxquels la société faisait face. Ils devaient savoir qu’elle risquait régulièrement de ne pas verser les retenues à la source comme il se doit. J’estime également que cela aurait dû être évident pour M. King et M. Jeanniot, même s’ils n’étaient peut-être pas au courant de l’ampleur des difficultés financières.

[51]  Il ressort clairement des faits que, tout au long de ses activités, Luxell a fonctionné comme une entreprise en démarrage (comme l’a expliqué M. Jeanniot, plus précisément) et qu’elle faisait continuellement face à des problèmes de flux de trésorerie. Même si chacun des appelants n’était peut-être pas au courant de l’ampleur des problèmes financiers de Luxell lorsqu’il est devenu administrateur pour la première fois, ils savaient tous très bien que Luxell avait de graves problèmes de liquidités opérationnelles.

[52]  Par conséquent, j'abonde dans le sens de l’intimée : l’absence de rentabilité à long terme de la société, la demande de mise en faillite et les problèmes de flux de trésorerie continus auraient dû alerter clairement les administrateurs que Luxell risquait constamment de ne pas faire les versements appropriés de retenues à la source.

[53]  Pour ce qui est de l’année d’imposition 2010, la position des appelants est que la société avait conclu un plan de paiement avec l’Agence, que les arriérés de versement étaient presque réglés en octobre 2010 et qu’elle était par ailleurs à jour pour les versements continus. Toutefois, une vérification de l’Agence entamée en 2009 et terminée à l’automne 2010 a révélé que la société avait d’importants versements impayés, et il en ressort qu’elle n’avait déclaré que partiellement les retenues à la source. Cela a abouti aux diverses cotisations, y compris à la cotisation du 14 octobre 2010 et aux cotisations ultérieures, qui ont mené à la délivrance du certificat susmentionné d’un montant de 1 252 049 $, bien que seuls l’AE et le RPC non versés soient en cause en l'espèce.

[54]  Les appelants affirment qu’ils n’étaient pas au courant des remises impayées et qu’ils étaient en fait « surpris ». Je rejette le témoignage de M. MacDonald ou de M. Larmor, plus précisément, selon lequel ils auraient été surpris par ces arriérés, étant donné leur rôle dans l’administration financière de la société. Je conclus que leur témoignage sur cette question n’est tout simplement pas crédible et je constate qu’il n’est absolument pas corroboré.

[55]  Les appelants ont soutenu qu’ils se fiaient à des subalternes et qu’ils présumaient qu’ils s’acquitteraient de leurs tâches professionnelles prévues, y compris le paiement en temps utile des retenues à la source. On a soulevé cet argument tout en reconnaissant que le poste de directeur financier ou de contrôleur n’était qu’une porte tournante et qu’il était occupé par des personnes travaillant à temps partiel, souvent incompétentes et peu fiables et qui ont dû être congédiées ou réprimandées. La conclusion la plus probable est que ces directeurs financiers ne disposaient pas des ressources financières ou des liquidités nécessaires pour effectuer les retenues à la source en temps opportun, qu’ils payaient les salaires lorsque cela était possible et qu’ils s’assuraient que les dépenses étaient effectuées pour veiller à l’exécution du contrat. Bien qu’on leur ait dit que les retenues à la source étaient une priorité, ils n’ont tout simplement pas été en mesure de répondre à cette attente.

[56]  Les appelants n’ont produit à la Cour aucun élément de preuve crédible selon lequel les administrateurs auraient fait autre chose que simplement demander des rapports périodiques ou donner des directives verbales au nouveau directeur financier pour faire en sorte que les versements soient effectués. Bien que certains appelants aient déclaré que des directives écrites avaient également été rédigées, ils n’ont produit aucun élément de preuve corroborant (à l’exception d’un courriel de M. Larmor adressé au directeur financier et envoyé en juillet 2012). La Cour n’a été saisie d’aucune note de service ou directive générale dont il ressort que le conseil a pris des mesures pour empêcher d’autres défauts de versement. Étant donné qu’aucun des directeurs financiers n’a été cité comme témoin, la Cour doit également en tirer une conclusion défavorable.

[57]  Personne n'a soutenu qu'il y a eu, concrètement, fraude réelle de la part des directeurs financiers ou des contrôleurs et nul élément de preuve n'a été produit en ce sens; je conclus donc que les faits en l'espèce sont entièrement différents des faits de l'affaire Roitelman, sur laquelle les appelants se sont fondés. Dans la mesure où un directeur financier ou un contrôleur peut avoir effectivement « dissimulé » aux administrateurs le non-paiement des retenues à la source, je conclus que cette explication n’est tout simplement pas crédible et n’a pas été corroborée de façon indépendante.

[58]  Les appelants ont tous affirmé qu’à chaque réunion des administrateurs, ils demandaient au directeur financier ou au contrôleur de produire des rapports sur la question des retenues à la source. Malgré le fait que la société éprouvait constamment des difficultés financières, les appelants étaient satisfaits des assurances verbales, ce qui démontre, selon eux, qu’ils étaient préoccupés par la question des retenues à la source. Je conclus que les témoignages de MM. MacDonald, Larmor et King sur cette question ne sont tout simplement pas crédibles. Je préfère le témoignage de M. Jeanniot qui a déclaré très franchement que la question des retenues à la source n’avait été discutée que superficiellement, surtout avant 2011, et qu’ils n’avaient reçu qu’une « réponse générale » portant que tout était en règle ou serait payé. Selon son témoignage, les réunions du conseil étaient axées sur l’exécution des contrats, les clients potentiels, les marchés et les produits, et non sur les retenues à la source.

[59]  La Cour conclut que les appelants, à titre d’administrateurs, ont pris diverses mesures de réduction des coûts pour assurer la viabilité financière de la société, mais qu’elles l’ont à peine maintenue à flot jusqu’à sa vente en 2012. Ces mesures ne portaient pas expressément sur le paiement des retenues à la source ou des remises en priorité. M. King, plus précisément, a indiqué que le paiement des salaires venait en premier et les retenues à la source, en second. Comme il est noté dans l’arrêt Buckingham (paragraphes 32c) et 49), le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable ne peut être invoqué par les administrateurs « lorsqu’ils financent les activités de leur société à l’aide de remises dues à la Couronne, en espérant remédier plus tard à ces défauts ».

[60]  La Cour doit rechercher quelles mesures, quels systèmes, quels processus ou quels protocoles précis ont été mis en œuvre pour « prévenir l’omission » par la société des versements de retenues à la source. Étant donné que la preuve sur cette question étaye le droit d’un administrateur d’invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable, elle doit être convaincante, crédible et, dans la mesure du possible, corroborée par un tiers indépendant.

[61]  Lorsque la preuve est examinée dans son ensemble, la Cour doit conclure qu’il y a peu de preuves de l’existence de mesures préventives sérieuses. La plupart des mesures décrites par les appelants, y compris la surveillance du paiement des arriérés, les rencontres avec l’Agence, les demandes d’allègement pour les contribuables, la convocation de réunions impromptues des administrateurs pour discuter de la question des retenues à la source impayées, ont été prises après coup comme des mesures correctives. Ces mesures ne peuvent être considérées comme des mesures préventives.

[62]  Les appelants ont également soutenu que la responsabilité d’un administrateur ne s’étend qu’aux cotisations à l’AE et au RPC retenus à la source et non à la part ou à la cotisation de l’employeur. En l’absence de jurisprudence à l’appui de cette affirmation, je conclus que la responsabilité d’un administrateur s’étend également à la part de ces versements assumée par l’employeur.

VII. Conclusion

[63]  Somme toute, et après examen de la preuve est examinée dans son ensemble, la Cour ne peut conclure que les appelants étaient suffisamment préoccupés par les retenues à la source ou qu’ils ont mis en œuvre des mesures préventives appropriées pour s’assurer que la société effectue les retenues à la source.

Par conséquent, les appels sont rejetés. L’intimée a droit à un seul mémoire de dépens conformément au tarif B.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de novembre 2019.

« Guy R. Smith »

Le juge Smith

Traduction certifiée conforme

ce 20e jour de juillet 2020.

François Brunet, réviseur


RÉFÉRENCE :

2019 CCI 256

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2015-3399(IT)G, 2015-3403(IT)G, 2015-3400(IT)G, 2015-3405(IT)G

INTITULÉ :

JOHN MACDONALD, KEITH KING, JEAN-LOUIS LARMOR ET PIERRE JEANNIOT ET LA REINE

LIEU DE L’AUDITION :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 novembre 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Guy R. Smith

DATE DU JUGEMENT :

Le 14 novembre 2019

COMPARUTIONS :

Avocate de l’appelant :

Me Deborah Berlach

Avocat de l’intimée :

Me Jack Warren

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

Me Deborah Berlach

Cabinet :

Stieber Berlach Gibbs

Pour l’intimée :

Me Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Canada)

 

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