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Dossier : 2019-1010(EI)

ENTRE :

9267-2245 QUÉBEC INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 9 octobre 2019, à Montréal (Québec)

Devant : L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse


Comparutions :

Représentant de l’appelante :

Steven Wood

Avocat de l’intimé :

Me Julien Dubé-Senécal

 

JUGEMENT

L’appel déposé aux termes du paragraphe 103(1) de la Loi sur l’assurance-emploi est rejeté et la décision du ministre du Revenu national, datée du 15 janvier 2019, est confirmée.

Signé à Kingston, Canada, ce 30e jour de janvier 2020.

« Rommel G. Masse »

Le juge suppléant Masse


Référence : 2020 CCI 10

Date : 20200130

Dossier : 2019-1010(EI)

ENTRE :

9267-2245 QUÉBEC INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge suppléant Masse

[1]  L’appelante interjette appel d’une décision du ministre du Revenu national (le ministre) en application de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23 (la LAE), en ce qui concerne l’assurabilité de l’emploi de Shariff Mohammed, de Michel Nolet et d’Alain Vandette (les conducteurs) auprès de l’appelante, pour la période commençant le 1er janvier 2017 et se terminant le 26 février 2018 (la période). J’utilise le terme « conducteurs » au lieu de « travailleurs », car l’appelante exploite un service de camionnage sous le nom de TSW Express.

[2]  Le 26 février 2018, la section Examen des comptes de fiducie de l’Agence du revenu du Canada (l’Agence) a sollicité des décisions sur la question de savoir si les conducteurs qui travaillaient pour l’appelante pendant la période occupaient un emploi assurable. Dans des lettres datées du 16 mai 2018, les conducteurs et l’appelante ont été informés qu’il avait été établi que les conducteurs étaient des employés de l’appelante et que leur emploi était assurable en application de l’alinéa 5(1)a) de la LAE pendant la période. Le 13 août 2018, l’appelante a interjeté appel de ces décisions. Dans des lettres datées du 15 janvier 2019, le ministre a avisé l’appelante et les conducteurs quant à la confirmation de ces décisions ou conclusions. D’où l’appel interjeté devant notre Cour.

[3]  Le seul point en litige est la question de savoir si les conducteurs qui travaillaient pour l’appelante occupaient un emploi assurable, au sens de l’alinéa 5(1)a) de la LAE pendant la période.

Contexte factuel

[4]  L’appelante a été représentée à l’audience par son propriétaire et unique actionnaire, M. Steven Wood, qui réside à Saint-Colomban, au Québec. Il exerce le métier de camionneur.

[5]  M. Wood s’est vu proposer du travail par une entreprise appelée Transport Xtra B et qui consistait à livrer des marchandises à la chaîne d’alimentation Metro (Metro) sur des itinéraires spécialement établis. À l’époque, il était le seul conducteur et il ne pouvait pas effectuer tous les itinéraires. Il a donc mis une annonce sur Kijiji, à la recherche de conducteurs de camion détenteurs d’un permis de catégorie 1. Ils devaient être embauchés comme « courtiers » pour livrer des marchandises aux magasins Metro. Les trois conducteurs ont répondu à l’annonce et ont conclu des accords verbaux avec l’appelante selon lesquels il était entendu qu’ils travailleraient en tant qu’entrepreneurs indépendants. Ces « courtiers » devaient être des conducteurs de camion titulaires d’un permis légitime. Ils devaient avoir leurs propres numéros de TPS/TVQ. Cependant, cela ne constitue guère un facteur, étant donné que le service consistant à transporter ces marchandises était détaxé. Les conducteurs ne facturaient donc pas la TPS/TVQ à l’appelante.

[6]  Les conducteurs devaient tenir des registres journaliers des heures et des kilométrages, conformément aux dispositions législatives en vigueur. En outre, les conducteurs devaient également tenir des registres de leurs activités qui incluaient l’itinéraire emprunté désigné par un chiffre, les marchandises ramassées, celles transportées et livrées, le point de départ et les points de livraison, les heures de ramassage et des livraisons, etc. Ces registres ont été tenus pour les besoins de Transport Xtra B et de Metro.

[7]  Les conducteurs se sont vu attribuer des itinéraires spécialement établis et un camion. Les conducteurs n’étaient responsables d’aucune dépense d’exploitation liée au travail effectué pour l’appelante. Le carburant était payé au moyen d’une carte de crédit que Transport Xtra B leur fournissait. Les conducteurs n’étaient pas tenus de payer le carburant, l’huile, l’entretien, les réparations, l’assurance du camion, l’assurance des marchandises, les licences ou toute autre chose. L’appelante était tenue de souscrire une assurance couvrant la flotte de camions. Cependant, si un camion était endommagé par suite d’une négligence de la part du conducteur, ce dernier devait assumer le coût des réparations qui s’imposaient. L’appelante déduisait ce coût, sur une durée déterminée, des sommes dues au conducteur. La franchise par sinistre de la police d’assurance pour les camions s’élevait à 2 500 $. Par conséquent, il était inutile de déclarer des sinistres en lien avec la police d’assurance pour couvrir des dommages, sauf s’ils étaient supérieurs à 2 500 $. Il s’avère qu’il n’y a jamais eu de réclamation individuelle pour des sinistres de plus de 2 500 $ découlant de la négligence des employés.

[8]  Pour les services de transport rendus, la chaîne d’alimentation Metro payait l’entreprise contractante, Transport Xtra B, et non l’appelante ou les conducteurs. Transport Xtra B payait l’appelante qui, à son tour, rémunérait les conducteurs. Les conducteurs percevaient 1 100 $ par semaine. Il s’agissait essentiellement d’un tarif journalier de 220 $ fondé sur un cycle hebdomadaire de cinq (5) jours. Il arrivait souvent qu’un conducteur ait à attendre un certain temps avant d’effectuer un ramassage ou un déchargement. Dans un tel cas, le conducteur percevait une somme supplémentaire de 20 $ par heure pour le temps d’attente. Selon M. Wood, les conducteurs négociaient parfois un tarif différent avec lui, mais les éléments de preuve révèlent qu’ils percevaient tous à peu près le même montant d’argent. Une fois leur itinéraire terminé, les conducteurs ne pouvaient pas utiliser leur camion pour travailler pour d’autres compagnies de transport. Les conducteurs ne pouvaient pas faire ce qu’ils voulaient avec leur camion. Ils n’étaient pas autorisés à utiliser le camion à d’autres fins que le transport pour Metro uniquement. M. Wood a témoigné que les conducteurs pouvaient sous-traiter leur travail à un mis en cause.

[9]  M. Wood a affirmé qu’il ne supervisait pas réellement les conducteurs. Il a déclaré que souvent, il ne les appelait même pas pour leur indiquer leur itinéraire. C’était le répartiteur de Transport Xtra B qui les appelait en fin d’après-midi ou la nuit pour les aviser de leur itinéraire du lendemain. Ce n’était que lorsque Transport Xtra B éprouvait des difficultés à joindre les conducteurs que l’appelante intervenait. Il a témoigné que les conducteurs n’étaient pas tenus d’obtenir au préalable son autorisation pour effectuer des chargements supplémentaires pour Metro. Les conducteurs avaient également le droit d’effectuer du travail supplémentaire s’ils terminaient leur itinéraire tôt. Cependant, la plupart des conducteurs retournaient chez eux après avoir terminé leur itinéraire. Selon M. Wood, les conducteurs pouvaient refuser du travail et, dans un tel cas, ils devaient trouver un conducteur remplaçant qui effectuerait l’itinéraire. Les conducteurs pouvaient travailler pour d’autres personnes s’ils le souhaitaient. Cependant, ils ne pouvaient pas utiliser le camion de l’appelante s’ils désiraient travailler pour d’autres personnes.

[10]  En contre-interrogatoire, M. Wood a déclaré que tous ses camions étaient garés dans un dépôt centralisé qu’il louait à Laval. Les conducteurs devaient récupérer leur camion à cet endroit, puis ils devaient se rendre au terminal de Metro afin d’y effectuer un chargement. Puis ils parcouraient leur itinéraire et, à la fin de la journée, lorsqu’ils avaient terminé leur travail, ils devaient retourner au même dépôt de stationnement à Laval et y laisser leur camion. Les conducteurs ne pouvaient pas garder le camion pendant la nuit. Ils pouvaient le faire s’il s’agissait de leur propre camion. À l’époque, l’appelante possédait cinq camions. Chaque camion portait le nom de l’entreprise ainsi qu’un numéro d’unité.

[11]  Les itinéraires que les conducteurs devaient emprunter étaient à peu près les mêmes chaque semaine, mais pas nécessairement chaque jour. Les conducteurs n’étaient simplement pas autorisés à emprunter les voies de péage pour effectuer leurs livraisons. S’ils le faisaient, les frais liés aux montants des péages étaient imputés au conducteur.

[12]  Les conducteurs devaient suivre un programme de formation obligatoire de trois jours pour apprendre à produire les documents exigés par Metro avant de pouvoir commencer à travailler. Ils étaient rémunérés pendant cette formation.

[13]  La Cour a aussi entendu le témoignage de Shariff Mohammed, 56 ans. Il a affirmé qu’il était un conducteur de camion indépendant qui exerçait ses activités sous le nom de Transport Moe. Il a témoigné qu’il avait vu une annonce publiée sur Kijiji qui indiquait rechercher des conducteurs/courtiers. Il a répondu à cette annonce et a rencontré M. Wood à Tim Hortons. Ils sont parvenus à une entente par laquelle M. Mohammed a été embauché en tant que courtier indépendant. Il serait rémunéré 1 100 $ par semaine, sur la base d’une semaine de travail de cinq (5) jours. Il percevrait également une somme supplémentaire de 20 $ par heure s’il devait attendre plus d’une demi-heure avant d’effectuer un ramassage ou un déchargement. Le conducteur n’était payé que pour les jours travaillés.

[14]  En contre-interrogatoire, il a affirmé qu’il a travaillé pour TSW Express d’avril 2017 à novembre 2017. Il a décrit une journée de travail type. Les camions étaient stationnés à un endroit centralisé. Il devait s’y rendre pour récupérer le camion qui lui avait été attribué et il commençait à remplir son registre et la fiche d’inspection journalière, comme les dispositions législatives ou réglementaires pertinentes l’exigent de tous les camionneurs. Un autre registre ou une autre fiche devaient également être remplis, comme l’exigeait l’expéditeur ou le destinataire, en l’espèce Transport Xtra B ou Metro. Après avoir commencé à remplir ces registres, il rejoignait ensuite le terminal de Metro à une certaine heure afin d’y récupérer sa remorque et d’y collecter le chargement. Il se rendait ensuite à chacun des magasins indiqués au préalable afin d’y effectuer les livraisons. À la fin de la journée, il remettait les registres journaliers à Metro et rapportait le camion au dépôt de stationnement. C’est ainsi que s’achevait sa journée de travail. Il incombait au conducteur de remplir les registres journaliers et de les déposer à Metro, ainsi que tous les autres documents requis, à la fin de la journée. Ils étaient finalement acheminés à M. Wood. Chaque jour, un autre itinéraire était emprunté.

Discussion

[15]  Les dispositions pertinentes de la LAE sont rédigées comme suit :

5. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

a) l’emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, aux termes d’un contrat de louage de services ou d’apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l’employé reçoive sa rémunération de l’employeur ou d’une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

[Je souligne.]

[16]  Par conséquent, si les conducteurs avaient été liés par un contrat de louage de services avec l’appelante, ils auraient été des employés occupant un emploi assurable. Cependant, si les conducteurs étaient des entrepreneurs indépendants, qui effectuaient leur travail aux termes d’un contrat d’entreprise ou de louage de services, ils n’occupaient pas un emploi assurable au sens du paragraphe 5(1) de la LAE.

[17]  En l’espèce, le contrat qui liait les travailleurs et l’appelante doit être interprété au regard des dispositions du Code civil du Québec, RLRQ c. C.C.Q.-1991 (le C.C.Q). Les dispositions pertinentes sont les suivantes :

1425. Dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés.

1426. On tient compte, dans l’interprétation du contrat, de sa nature, des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue, ainsi que des usages.

[.. .]

2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

2086. Le contrat de travail est à durée déterminée ou indéterminée.

[.. .]

2098. Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige à lui payer.

2099. L’entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et il n’existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution.

[Je souligne.]

[18]  Trois éléments constitutifs caractérisent le « contrat de travail » en droit québécois :1) une prestation de travail, 2) une rémunération et 3) un lien de subordination. L’élément de subordination est à la source de la plupart des contentieux. La définition même du contrat de travail à l’article 2085 du C.c.Q. met l’accent sur « la direction ou le contrôle », ce qui fait du contrôle l’objet de l’exercice et donc beaucoup plus qu’un simple indice d’encadrement, comme cela est le cas en common law : voir l’arrêt 9041-6868 Québec inc. c. Canada (Ministre du revenu national), 2005 CAF 334 (CanLII), [2005] A.C.F. no 1720 (QL), au paragraphe 12.

[19]  Quelle est l’interaction entre le droit civil québécois et la common law anglo‑canadienne lorsqu’il s’agit d’interpréter un contrat de travail ou un contrat d’entreprise conclu au Québec? Dans l’arrêt Grimard c. Canada, 2009 CAF 47 (CanLII), [2009] 4 R.C.F. 592, le juge Létourneau de la Cour d’appel fédérale nous enseigne que le droit civil québécois définit les éléments constitutifs requis pour l’existence d’un contrat de travail ou d’un contrat d’entreprise. Pour sa part, la common law énumère plutôt des facteurs ou critères qui, si présents, servent à déterminer l’existence ou non de tels contrats. Un contrat de travail au sens de l’article 2085 du C.c.Q. exige la présence d’une direction ou d’un contrôle du travail par l’employeur. Un contrat d’entreprise au sens de l’article 2099 du C.c.Q. requiert une absence de lien de subordination entre l’entrepreneur et le client concernant l’exécution du contrat. Le contrat d’entreprise se caractérise donc par une absence de contrôle de l’exécution du travail, un contrôle qu’il ne faut pas confondre avec celui de la qualité et du résultat. Le législateur québécois y ajoute également comme élément de définition le libre choix par l’entrepreneur des moyens d’exécution du contrat.

[20]  Comme il a été mentionné précédemment, en droit civil, l’élément de subordination ou de contrôle est un élément constitutif essentiel du contrat de travail. Cependant, des critères ont été développés en common law pour analyser la relation entre les parties. Ces critères de la common law, que le juge Létourneau qualifie de points de repère ou d’indices d’encadrement, sont utiles pour déterminer la qualification juridique d’un contrat de travail ou d’un contrat d’entreprise en droit civil québécois. Le juge Létourneau conclut comme suit, au paragraphe 43 des motifs de son jugement :

[43] [...] Dans la recherche d’un lien de subordination juridique, c’est-à-dire de ce contrôle du travail, exigé par le droit civil du Québec pour l’existence d’un contrat de travail, aucune erreur ne résulte du fait que le tribunal prenne en compte, comme indices d’encadrement, les autres critères mis de l’avant par la common law, soit la propriété des outils, l’expectative de profits et les risques de pertes, ainsi que l’intégration dans l’entreprise.

[21]  Dans l’arrêt NCJ Educational Services Limited c. Canada (Revenu national), 2009 CAF 131 (CanLII), [2009] A.C.F. no 507 (QL), la juge Desjardins a déclaré ce qui suit :

[58]  Bien que le critère du contrôle et la présence ou l’absence de lien de subordination constituent les éléments caractéristiques du contrat de travail, la multiplication des situations factuelles a contraint les tribunaux à élaborer des indices d’analyse dans leur recherche de la véritable nature d’une relation déterminée.

[59]  Dans l’édition la plus récente de l’ouvrage de Robert Gagnon (6e édition, mise à jour par Langlois Kronström Desjardins, sous la direction de Yann Bernard, André Sasseville et Bernard Cliche), les indices suivants (ci-après soulignés) ont été ajoutés à ceux que l’on trouvait dans la 5e édition. Ces nouveaux indices sont les mêmes que ceux qui avaient été élaborés dans l’arrêt Montreal Locomotive Works et que notre Cour avait appliqués dans l’arrêt Wiebe Door.

92 - Notion - Historiquement, le droit civil a d'abord élaboré une notion de subordination juridique dite stricte ou classique qui a servi de critère d'application du principe de la responsabilité civile du commettant pour le dommage causé par son préposé dans l'exécution de ses fonctions (art. 1054 C.c.B. C.; art. 1463 C.c.Q.). Cette subordination juridique classique était caractérisée par le contrôle immédiat exercé par l'employeur sur l'exécution du travail de l'employé quant à sa nature et à ses modalités. Elle s'est progressivement assouplie pour donner naissance à la notion de subordination juridique au sens large. La diversification et la spécialisation des occupations et des techniques de travail ont, en effet, rendu souvent irréaliste que l'employeur soit en mesure de dicter ou même de surveiller de façon immédiate l'exécution du travail. On en est ainsi venu à assimiler la subordination à la faculté, laissée à celui qu'on reconnaîtra alors comme l'employeur, de déterminer le travail à exécuter, d'encadrer cette exécution et de la contrôler. En renversant la perspective, le salarié sera celui qui accepte de s'intégrer dans le cadre de fonctionnement d'une entreprise pour la faire bénéficier de son travail. En pratique, on recherchera la présence d'un certain nombre d'indices d'encadrement, d'ailleurs susceptibles de varier selon les contextes : présence obligatoire à un lieu de travail, assignation plus ou moins régulière du travail, imposition de règles de conduite ou de comportement, exigence de rapports d'activité, contrôle de la quantité ou de la qualité de la prestation, propriété des outils, possibilité de profits, risque de pertes, etc. …

[Je souligne.]

[22]  Ainsi, les principes de common law jouent un rôle important pour déterminer l’existence ou non d’une relation employeur-employé. Dans l’affaire qui sert de référence Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N. 1986 CanLII 4771 (CAF), [1986] 3 C.F. 553, [1986] 2 C.T.C. 200 (C.A.F.), le juge MacGuigan, de la Cour d’appel fédérale, a énoncé les critères de common law suivants : 1) le contrôle, 2) la propriété des outils, 3) les chances de profits et les risques de pertes, et 4) l’intégration du travailleur dans l’entreprise. Le critère essentiel pour déterminer l’existence d’une relation employeur-employé est celui de contrôle ou du droit de donner des ordres et des instructions sur la manière d’effectuer le travail.

[23]  Dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59 (CanLII), [2001] 2 R.C.S. 983, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Major, a approuvé la démarche proposée par le juge MacGuigan dans l’arrêt Wiebe Door, précité. Il a déclaré ce qui suit aux paragraphes 47 et 48 :

47  Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

48  Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.

[24]  En droit québécois, l’intention des parties est un facteur très important à prendre en considération. Cependant, l’intention des parties n’est pas à elle seule déterminante de la qualification du contrat. Le comportement des parties dans l’exécution du contrat doit refléter et actualiser cette intention commune, sinon la qualification du contrat se fera en fonction de ce que révèle la réalité factuelle et non de ce que prétendent les parties : voir l’arrêt Grimard, précité, au paragraphe 33. Souvent, si les parties conviennent mutuellement d’établir une relation d’entrepreneur indépendant, une grande importance est accordée à ce fait : voir les arrêts Wolf c. Canada, [2002] 4 C.F. 396, 2002 D.T.C. 6853 (C.A.F.), 2002 CAF 96 (CanLII) et Ballet c. Canada (Ministre du Revenu national), [2007] 1 R.C.F. 35, 2006 CAF 87 (CanLII). Il y a toutefois des limites. Si les parties établissent une relation qui a toutes les caractéristiques d’une relation entre un employeur et un employé, le fait qu’elles la qualifient de relation avec un entrepreneur indépendant ou avec un « courtier », comme c’est le cas en l’espèce, ne fera pas en sorte que ce soit effectivement le cas.

[25]  Mon collègue, le juge Bédard de la Cour canadienne de l’impôt, un juriste très compétent, précise la façon dont la question en litige en l’espèce peut être analysée : voir l’arrêt Promotions C.D. Inc. c. M.R.N., 2008 CCI 216 (CanLII), [2008] A.C.I. no 321 (QL), où il a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 12 à 16 :

[12]  On peut dire que ce qui distingue fondamentalement un contrat de service d’un contrat de travail est l’absence, dans le premier cas, d’un lien de subordination entre le prestataire de services et le client et la présence, dans le second cas, du droit de l’employeur de diriger et de contrôler l’employé. Il faut donc déterminer en l’espèce s’il y avait ou non un lien de subordination entre l’appelante et les travailleurs.

[13]  L’appelante a le fardeau de faire la preuve, selon la prépondérance des probabilités, des faits en litige pour établir son droit à l’annulation des décisions du ministre. Elle doit prouver le contrat que les parties ont conclu et établir leur intention commune quant à la nature de ce contrat. S’il n’y a pas de preuve directe de cette intention, l’appelante peut avoir recours à des indices conformément au contrat qui avait été convenu et aux dispositions du Code civil qui le régissaient. L’appelante devra en l’espèce prouver l’absence d’un lien de subordination si elle veut établir l’inexistence d’un contrat de travail et, pour ce faire, elle peut utiliser, si nécessaire, des indices d’autonomie tels que ceux qui ont été énoncés dans l’arrêt Wiebe Door, précité, soit la propriété des outils ainsi que le risque de perte et la possibilité de profit. Je suis d’avis toutefois que, contrairement à l’approche qui a cours en common law, une fois qu’un juge est en mesure de conclure à l’absence d’un lien de subordination, son analyse s’arrête là pour déterminer s’il s’agit d’un contrat de service. Il n’est pas nécessaire de considérer la pertinence de la propriété des outils ainsi que le risque de perte ou la possibilité de profit, puisqu’en vertu du Code civil, l’absence du lien de subordination constitue le seul élément constitutif du contrat de service qui le distingue du contrat de travail. Les éléments tels la propriété des outils et les risques de perte ou la possibilité de profit ne sont pas des éléments essentiels à un contrat de service. Par contre, l’absence d’un lien de subordination est un élément essentiel. À l’égard des deux formes de contrat, il faut décider s’il existe ou non un lien de subordination. Évidemment, le fait que le travailleur se comportait comme un entrepreneur pourrait être un indice de l’absence de lien de subordination.

[14]  En dernier ressort, c’est habituellement sur la base des faits révélés par la preuve au sujet de l’exécution du contrat qu’une décision devra être rendue par la Cour, et cela, même si l’intention manifestée par les parties indique le contraire. Si la preuve au sujet de l’exécution du contrat n’est pas concluante, une décision peut quand même être rendue selon l’intention des parties et la façon dont elles ont décrit le contrat, si la preuve est probante sur ces questions. Si cette preuve non plus n’est pas concluante, alors la sanction sera le rejet de l’appel de l’appelante pour cause de preuve insuffisante.

[15]  La question consiste alors à déterminer si, en l’espèce, les travailleurs travaillaient sous le contrôle ou la direction de l’appelante ou encore si l’appelante pouvait ou était en droit de contrôler ou de diriger les travailleurs.

[16]  Le contrat entre les travailleurs et l’appelante mentionne clairement que le contrat qui les lie est un contrat d’entreprise. Toutefois, même si les parties contractantes ont, en l’espèce, manifesté clairement, librement et en toute connaissance de cause leur intention dans leur contrat écrit, cela ne signifie pas que je dois considérer ce fait comme décisif. Encore faut-il que le contrat soit exécuté conformément à ce qui y est prévu. Ce n’est pas parce que les parties ont stipulé que le travail sera exécuté par un travailleur autonome qu’il n’existe pas de relation employeur-employé. En définitive, je dois vérifier si la relation contractuelle correspond à la réalité.

[26]  Après avoir examiné tous les éléments de preuve et le droit applicable, je conclus que les conducteurs étaient liés à l’appelante par un contrat de travail et que, par conséquent, ils occupaient un emploi assurable, au sens du paragraphe 5(1) de la LAE.

[27]  Les facteurs suivants, qui parfois se chevauchent, sont pertinents quant à ma conclusion.

Intention

[28]  La commune intention des parties est un facteur très important auquel il faut accorder une grande importance. Il n’est pas vraiment contesté que l’appelante et les conducteurs avaient l’intention subjective d’établir une relation client-entrepreneur indépendant. Cependant, comme l’a indiqué la jurisprudence, la Cour doit établir si la réalité objective confirme l’intention subjective des parties. Cela implique la prise en considération de toutes les circonstances et plus précisément des facteurs, dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz, pour déterminer si les faits sont conformes à l’intention exprimée par les parties. L’intention subjective des parties ne peut l’emporter sur la réalité de la relation établie par les faits objectifs.

Contrôle et subordination

[29]  Il s’agit du facteur le plus important à prendre en considération. La subordination et le contrôle sont les éléments essentiels d’un contrat de travail. M. Wood soutient que les conducteurs ne relevaient pas de l’appelante, mais je ne suis pas de cet avis. Les conducteurs devaient en effet effectuer ce qu’on leur disait de faire. Tous les conducteurs devaient suivre une période de formation obligatoire de trois jours avant de pouvoir commencer à travailler. Cette formation était rémunérée par l’appelante ou ses clients. L’appelante ou le client de cette dernière établissaient les tâches et les priorités pour les conducteurs. Des répartiteurs donnaient aux conducteurs des instructions quant au ramassage et à la livraison, l’après-midi ou la nuit, avant qu’ils effectuent leur itinéraire. Les conducteurs se voyaient attribuer des itinéraires précis. Sur ces trajets, ils devaient s’arrêter à certains magasins Metro pour faire leurs livraisons. Chaque matin, les conducteurs devaient se rendre à un endroit précis, le dépôt de stationnement à Laval, afin de récupérer leur camion. Ils devaient ensuite parcourir un itinéraire de livraison précis. Ils n’étaient pas autorisés à emprunter des autoroutes à péage. Ils devaient ensuite remplir tous les documents exigés par Metro et les lui remettre, puis ils devaient retourner au dépôt de stationnement pour y laisser leur camion. Le camion ne pouvait pas être stationné à un autre endroit que le dépôt de stationnement désigné et les conducteurs ne pouvaient pas être en possession de leur camion durant la nuit, même s’ils devaient peut-être l’utiliser le lendemain. Le camion devait être laissé au dépôt de stationnement. De toute évidence, après une certaine période, les conducteurs parcouraient leurs itinéraires avec un encadrement réduit, étant donné qu’une routine était établie.

[30]  Les conducteurs avaient des horaires de travail habituels et étaient payés à intervalles réguliers par dépôt direct, sur la base d’un cycle de cinq jours par semaine. S’ils ne travaillaient pas, ils n’étaient pas rémunérés. Les conducteurs pouvaient refuser du travail, mais je doute que cela se soit produit très souvent. Les conducteurs devaient tenir des rapports ou registres d’activité exigés par la chaîne d’alimentation Metro et les remettre à cette dernière. Ces documents étaient déposés à Metro, mais une copie de ceux-ci était également transmise à M. Wood qui utilisait ensuite les feuilles de temps et les registres pour préparer des « factures » pour le compte et au nom des conducteurs. Il faut se demander pourquoi les conducteurs n’ont pas soumis leurs propres factures s’ils étaient en effet des entrepreneurs indépendants. Ces registres, en plus de ceux légalement exigés, devaient être tenus par les camionneurs.

[31]  Je conclus que les conducteurs relevaient de l’appelante et qu’ils étaient sous son contrôle. Ce facteur permet de conclure à l’existence d’un contrat de travail entre l’appelante et les conducteurs et il infirme l’existence d’une relation avec un entrepreneur indépendant. L’appelante ne laissait pas vraiment de pouvoirs discrétionnaires aux conducteurs dans l’exercice de leurs fonctions.

Outils et équipement

[32]  Il s’agit également d’un facteur très important. Les conducteurs ne devaient fournir aucun outil ou équipement. Le seul « outil ou équipement » requis était le camion. Cet équipement très dispendieux appartenait à l’appelante, et non aux conducteurs. Les conducteurs n’avaient aucune dépense d’exploitation relativement au camion qui leur était attribué. Ils ne payaient pas le carburant, l’huile, l’entretien, l’assurance du camion, l’assurance des marchandises ou les réparations. Ils ne devaient payer que les réparations liées à des dommages qui découlaient de leur propre négligence. Les conducteurs ne pouvaient pas utiliser le camion qui leur était attribué pour travailler pour une autre personne ou compagnie. Cela contredit toute idée selon laquelle les camions étaient loués aux conducteurs, comme M. Wood semblait le suggérer. Ils ne pouvaient utiliser le camion que pour effectuer l’itinéraire qui leur était attribué pour le compte de Metro. L’appelante contrôlait l’utilisation des camions et ce faisant, elle contrôlait le travail des conducteurs. À mon avis, ce facteur témoigne clairement de l’existence d’un contrat de travail.

Assistants

[33]  M. Wood a témoigné qu’un conducteur pouvait se faire remplacer par un autre conducteur s’il n’était pas disponible. Cependant, si le conducteur ne prenait pas les dispositions nécessaires, l’appelante devait alors trouver un conducteur de remplacement. À mon avis, il s’agit d’un facteur équivoque, mais si je devais accorder de l’importance à ce facteur, j’aurais dit qu’il favorisait l’existence d’un contrat d’entreprise plutôt que celle d’un contrat de travail.

Risques de pertes et chances de profits

[34]  Les conducteurs n’assumaient aucun risque en cas de pertes éventuelles subies par l’appelante et ils n’avaient pas la possibilité de prendre part aux profits. Les conducteurs percevaient tous le même salaire, soit 1 100 $ par semaine, selon un tarif journalier de 220 $ fondé sur un cycle de cinq jours. La seule façon de gagner plus d’argent consistait à négocier avec l’appelante un tarif plus élevé ou à travailler pour une autre personne. S’ils effectuaient du travail supplémentaire pour un autre transporteur, ils devaient utiliser leur propre camion ou celui d’une autre personne, et non celui de l’appelante. Ce facteur laisse fortement à penser qu’il s’agissait d’un contrat de travail et non d’un contrat d’entreprise.

Investissements

[35]  Les conducteurs n’investissaient rien d’autre dans l’entreprise de camionnage de l’appelante que leur temps et leur capacité à conduire un camion, ce pour quoi ils percevaient un salaire régulier et prévisible. Ce facteur laisse à penser qu’il s’agissait d’un contrat de travail.

Intégration

[36]  Pour l’appelante, les conducteurs étaient seulement des camionneurs et à ce titre, ils étaient pleinement intégrés dans l’entreprise de l’appelante. L’appelante ne pouvait pas mener ses activités sans la participation des conducteurs qui travaillaient régulièrement pour elle. Les conducteurs devaient être disponibles et fiables et ils devaient veiller à fournir des services qui satisfont l’appelante. Ce facteur, qui doit être examiné du point de vue des travailleurs, témoigne aussi du fait qu’il s’agissait d’un contrat de travail.

Conclusion

[37]  Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que malgré l’intention commune de l’appelante et des conducteurs de conclure des contrats d’entreprise, les conducteurs effectuaient en fait leur travail aux termes d’un contrat de travail et, par conséquent, ils occupaient un emploi assurable au sens du paragraphe 5(1) de la LAE.

[38]  L’appel est donc rejeté.

Signé à Kingston, Canada, ce 30e jour de janvier 2020.

« Rommel G. Masse »

Le juge suppléant Masse


RÉFÉRENCE :

2020 CCI 10

No DU DOSSIER DE LA COUR :

Dossier : 2019-1010(EI)

INTITULÉ :

9267-2245 QUÉBEC INC. ET M.R.N.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 octobre 2019

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse

DATE DU JUGEMENT :

Le 30 janvier 2020

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelante :

Steven Wood

Avocat de l’intimé :

Me Julien Dubé-Senécal

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

S.O.

Cabinet :

S.O.

Pour l’intimé :

Me Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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