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Dossier : 2017-2409(IT)G

ENTRE :

SHERRY LYNN DREGER,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée;

Dossier : 2017-2414(IT)G

ET ENTRE :

DORIS MARIE BIRCH,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appels entendus sur preuve commune le 10 décembre 2019, à Hamilton (Ontario)

 

Devant : L’honorable juge Steven K. D’Arcy


Comparutions :

Avocat des appelantes :

Me Craig Burley

Avocat de l’intimée :

Me Khalid Tariq

 

JUGEMENT

  Conformément aux motifs du jugement ci-joints :

  1. Les appels interjetés à l’encontre des cotisations qui ont été établies en application du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu et dont les avis sont datés du 3 juillet 2015 sont rejetés.

  2. Les dépens sont adjugés à l’intimée.

  Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de février 2020.

« S. D’Arcy »

Le juge D’Arcy

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de mai 2020.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Référence : 2020 CCI 25

Date : 20200210

Dossier : 2017-2409(IT)G

ENTRE :

SHERRY LYNN DREGER,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée;

Dossier : 2017-2414(IT)G

ET ENTRE :

DORIS MARIE BIRCH,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge D’Arcy

[1]  Le ministre a établi une cotisation de 96 640,96 $ pour chacune des appelantes en application de l’article 160 la Loi de l’impôt sur le revenu à l’égard de sommes qu’elles ont chacune reçues à titre de bénéficiaires désignées d’un fonds de revenu viager. Le défunt père des appelantes, Frederick R. Baglole, était le rentier de ce fonds.

[2]  Chacune des appelantes a interjeté appel des cotisations du ministre devant notre Cour. Les appels ont été entendus sur preuve commune. La preuve commune devant la Cour est un exposé conjoint des faits qui a été déposé au début de l’audience. J’ai résumé ci-dessous les faits conjoints, par ordre chronologique :

  1. Frederick R. Baglole était le père des appelantes.

  2. Il était le rentier d’un fonds de revenu viager auprès de la société Franklin Templeton Investments (le fonds de revenu) et, avant son décès, il a désigné chacune des appelantes bénéficiaire du fonds de revenu au moyen d’une désignation de bénéficiaire.

  3. Dans son testament, il a désigné ses filles (les appelantes) fiduciaires, exécutrices et bénéficiaires de sa succession.

  4. Il est décédé le 8 juin 2011.

  5. Le 26 juillet 2011 ou aux alentours de cette date, 96 640,96 $ ont été transférés à chacune des appelantes de manière indirecte de la part de M. Baglole.

  6. Le 26 juillet 2011, chacune des appelantes a reçu la somme de 96 640,96 $ en règlement de ses intérêts bénéficiaires à la suite du décès de M. Baglole.

  7. Les appelantes n’ont fourni aucune contrepartie pour le transfert des sommes de 96 640,96 $.

  8. Le 3 juillet 2015, le ministre a établi une cotisation de 96 640,96 $ pour chacune des appelantes en application du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

  9. En date du 3 juillet 2015, M. Baglole avait une dette fiscale impayée de pas moins de 96 640,96 $ aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2011.

I. Dispositions législatives applicables

[3]  Les passages pertinents de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu sont rédigés comme suit :

Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s’appliquent :

[…]

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii) le total des montants représentant chacun un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi (notamment un montant ayant ou non fait l’objet d’une cotisation en application du paragraphe (2) qu’il doit payer en vertu du présent article) au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années.

Toutefois, le présent paragraphe n’a pas pour effet de limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi ni celle du bénéficiaire du transfert quant aux intérêts dont il est redevable en vertu de la présente loi sur une cotisation établie à l’égard du montant qu’il doit payer par l’effet du présent paragraphe.

[4]  Pour déterminer l’application de l’article 160, il est nécessaire d’examiner la définition de l’expression « lien de dépendance » au paragraphe 251(1) et celle de l’expression « personnes liées » au paragraphe 251(2).

[5]  Selon le paragraphe 251(1), des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance. Un contribuable et certaines fiducies y sont également réputés avoir un lien de dépendance. Enfin, il est prévu que, dans les autres cas, la question de savoir si des personnes non liées entre elles ont ou non un lien de dépendance à un moment donné est une question de fait.

[6]  Selon l’alinéa 251(2)a), aux fins d’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, des personnes liées entre elles sont des particuliers unis par les liens du sang, du mariage, de l’union de fait ou de l’adoption. Selon l’alinéa 251(6)a), aux fins d’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, des personnes sont unies par les liens du sang si l’une est l’enfant ou un autre descendant de l’autre ou si l’une est le frère ou la sœur de l’autre.

[7]  Dans l’arrêt Canada c. Livingston [1] , la Cour d’appel fédérale a souligné, au paragraphe 17, que les quatre critères suivants devraient être appliqués pour déterminer l’application du paragraphe 160(1) :

  • 1) L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

  • 2) Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

3)  Le bénéficiaire du transfert doit être :

i.  soit l’époux ou conjoint de fait de l’auteur du transfert au moment de celui-ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

ii.  soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

iii.  soit une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance.

  • 4) La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

[8]  L’un des objectifs du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu est d’empêcher un contribuable de transférer ses biens à une personne liée afin de faire échec aux efforts déployés par le ministre pour percevoir l’impôt qui lui est dû. Ce paragraphe constitue un outil important de recouvrement, car il « contrarie les tentatives d’un contribuable de mettre de l’argent ou d’autres biens hors de la portée du fisc en les transférant censément à des amis [2]  ».

II. La question soumise à la Cour

[9]  L’avocat des appelantes affirme dans sa plaidoirie que les appelantes reconnaissent que trois des quatre critères établis par la Cour d’appel fédérale sont satisfaits. Plus précisément, les appelantes reconnaissent que M. Baglole leur a indirectement transféré des biens, qu’il devait payer l’impôt sur le revenu à l’égard de l’année d’imposition à laquelle le transfert a eu lieu ou d’une année d’imposition antérieure et qu’elles n’ont payé aucune contrepartie pour le transfert.

[10]  Par conséquent, les appelantes et l’intimée conviennent que la seule question soumise à la Cour consiste à déterminer si l’auteur du transfert (M. Baglole) et les appelantes avaient un lien de dépendance au moment du transfert.

[11]  Dans l’exposé conjoint des faits, il est indiqué que M. Baglole est décédé le 8 juin 2011 et que les sommes de 96 640,96 $ ont été transférées physiquement à chacune des appelantes le 26 juillet 2011 ou aux alentours de cette date.

[12]  L’avocat des appelantes a structuré l’argument des appelantes comme suit :

[traduction]

Les appelantes soutiennent qu’au moment du transfert, M. Baglole était décédé, qu’il n’existait pas, qu’il n’était donc pas une personne liée au sens du paragraphe 251(6), qu’il n’existait à ce titre aucun lien par le sang entre eux et qu’il n’y a eu par conséquent aucun lien de dépendance entre eux à quelque moment que ce soit, dans la mesure où l’on ne peut pas prétendre, encore une fois, que M. Baglole existait.

[13]  L’intimée n’est pas de cet avis. Comme l’affirme son avocat, elle argumente comme suit :

[traduction]

[…] La question essentielle consiste à déterminer, sachant que le transfert a eu lieu au moment du décès, comme l’affirme l’intimée, si les parties avaient un lien de dépendance par le sang. Je fais valoir devant la Cour que les appelantes étaient les filles du défunt et qu’il s’agit d’un lien non contractuel […]. Il s’agit d’un lien qui ne peut pas disparaître.

III. Jugement de l’appel

[14]  Même s’il n’est pas controversé entre les parties que les sommes de 96 640,96 $ ont été transférées (indirectement) de M. Baglole à chacune des appelantes, les parties ne s’entendent pas à savoir à quel moment les transferts ont eu lieu aux fins de l’application de l’article 160.

[15]  L’avocat des appelantes affirme que les transferts ont eu lieu le 26 juillet 2011, date à laquelle les fonds ont été physiquement transférés aux appelantes. L’intimée affirme quant à elle que les transferts ont eu lieu le 8 juin 2011, date du décès de M. Baglole.

[16]  Dans la décision Kiperchuk c. La Reine [3] (la décision Kiperchuk), la Cour a traité cette même question. La décision Kiperchuk concerne une situation semblable à celle visée par l’appel dont la Cour est actuellement saisie : l’appelante avait été désignée bénéficiaire d’un régime enregistré d’épargne-retraite (REER) de David Kiperchuk.

[17]  À son décès, M. Kiperchuk devait des sommes importantes au fisc en application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Avant son décès, l’appelante et lui avaient engagé une procédure de divorce. Toutefois, au moment du décès de M. Kiperchuk, ils étaient encore mariés.

[18]  Après le décès de M. Kiperchuk, l’appelante avait retiré 75 000 $ du REER et elle avait ultérieurement fait l’objet d’une cotisation en application de l’article 160. Les questions soumises à la Cour consistaient à déterminer si le transfert de biens de M. Kiperchuk à l’appelante constituait ou non un transfert de biens de M. Kiperchuk à son épouse en application de l’alinéa 160(1)a) et si cela constituait un transfert de biens entre des personnes ayant ou non un lien de dépendance pour l’application de l’alinéa 160(1)c).

[19]  En répondant négativement aux deux questions, la juge Lamarre a conclu ce qui suit :

  • L’expression « directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon » employée au paragraphe 160(1) de la Loi est suffisamment générale pour couvrir le transfert du droit à un REER d’une personne à une autre au moyen d’une désignation.

  • Le produit du REER ne faisait pas partie de la succession de l’ex-mari, mais il avait été directement dévolu à la personne désignée.

  • Le mariage prend fin à la mort d’un des deux époux ou quand un jugement irrévocable de divorce est prononcé.

  • Pour l’application du paragraphe 160(1), le bénéficiaire du transfert (l’appelante) n’était plus l’épouse de l’auteur du transfert au moment du transfert, la date pertinente étant le moment auquel les fonds avaient été transférés à l’appelante, ce qui s’était produit immédiatement après le décès de son époux.

  • L’appelante et M. Kiperchuk n’avaient aucun lien de dépendance au moment du transfert.

[20]  La juge Lamarre a affirmé ce qui suit aux paragraphes 18 et 20 en concluant que le transfert a eu lieu au moment du décès de M. Kiperchuk :

Dans la décision Montreuil v. R., 1994 CarswellNat 1522, [1996] 1 C.T.C. 2182, le juge Dussault de la Cour, tel était alors son titre, a conclu que le mot « transfert » incluait l’acte de donner des biens en vertu d’un testament, et que le terme « biens » comprenait un droit de propriété (le terme « biens » étant défini au paragraphe 248(1) de la Loi comme les « droits de quelque nature qu’ils soient »). Ainsi, le juge Dussault a déclaré (au paragraphe 37 de CarswellNat et aux pages 2198 et 2199 du C.T.C.) qu’au moment du décès, les appelants s’étaient vu transférer un droit de créance sur la somme léguée aux termes du testament du défunt.

[…]

Ainsi, en l’espèce, l’intimée a conclu, à juste titre selon moi, que, vu que l’appelante était la bénéficiaire désignée du REER de son ex-mari, il y avait eu un transfert de bien au décès de ce dernier. À compter de ce moment, l’appelante avait le droit de réclamer le REER en sa qualité de bénéficiaire désignée.

[21]  Je suis d’accord avec la juge Lamarre que, lorsqu’une personne est désignée bénéficiaire d’un REER ou, comme c’est le cas dans le présent appel, d’un fonds de revenu, le transfert du fonds par le propriétaire du fonds aux bénéficiaires désignés a lieu au décès du propriétaire du fonds. Par conséquent, dans le présent appel, les transferts ont eu lieu au moment du décès de M. Baglole.

[22]  Quoi qu’il en soit, le moment des transferts ne permet pas de régler la question soumise à la Cour. Le facteur déterminant en l’espèce est le fait que les biens ont été transférés de M. Baglole aux appelantes.

[23]  Aux termes de l’alinéa 251(6)a), des personnes sont unies par les liens du sang « si l’une est l’enfant ou un autre descendant de l’autre ». Il n’y a aucune ambiguïté dans la formulation de cette disposition. Un parent et son enfant sont unis par les liens du sang.

[24]  Les appelantes sont les enfants de M. Baglole. Cette relation n’a pas pris fin à son décès. Les appelantes continuent d’être les enfants de M. Baglole.

[25]  Les appelantes ont reconnu que M. Baglole leur a transféré les biens. Il s’agit d’un transfert d’un père à ses enfants, peu importe que le transfert ait commencé avant le décès du père, qu’il ait été réalisé au décès du père ou qu’il ait été terminé après le décès du père. Il s’agit d’un transfert entre des personnes qui sont unies par les liens du sang. De telles personnes sont réputées avoir un lien de dépendance aux termes des alinéas 251(1)a) et 251(2)a). Ainsi, l’auteur du transfert (M. Baglole) a transféré des biens à des personnes (les appelantes) avec lesquelles il avait un lien de dépendance.

[26]  Par conséquent, le paragraphe 160(1) s’applique à chacun des transferts de M. Baglole aux appelantes.

[27]  Les appelantes se fondent sur la conclusion tirée dans la décision Kiperchuk selon laquelle l’appelante a cessé d’être l’épouse de M. Kiperchuk au décès de ce dernier. Je suis d’accord avec la juge Lamarre que, selon le droit provincial applicable, le statut du mariage prévu par la loi a pris fin au décès de l’époux. La relation entre un père et un enfant n’est toutefois pas une relation prévue par la loi; il s’agit d’une relation de fait. Comme je l’ai mentionné précédemment, il se trouve que les appelantes sont les enfants de M. Baglole.

[28]  Pour les motifs qui précèdent, chacun des appels est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée.

  Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de février 2020.

« S. D’Arcy »

Le juge D’Arcy

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de mai 2020.

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2020 CCI 25

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR :

2017‑2409(IT)G

2017‑2414(IT)G

INTITULÉ :

SHERRY LYNN DREGER c. SA MAJESTÉ LA REINE

DORIS MARIE BIRCH c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Hamilton (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 décembre 2019

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Steven K. D’Arcy

DATE DU JUGEMENT :

Le 10 février 2020

COMPARUTIONS :

Avocat des appelantes :

Me Craig Burley

Avocat de l’intimée :

Me Khalid Tariq

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour les appelantes :

Nom :

Me Craig Burley

Cabinet :

Me Craig Burley

Hamilton (Ontario)

Pour l’intimée :

Me Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] 2008 CAF 89.

[2] Voir l’arrêt Yates c. Canada, 2009 CAF 50, [2010] 1 R.C.F. 436, aux paragraphes 13 et 14.

[3] 2013 CCI 60.

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