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Dossier : 2018‑1212(IT)G

ENTRE :

GENTILE HOLDINGS LTD.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu les 28 et 29 novembre 2019, à Vancouver

(Colombie-Britannique)

Devant : L’honorable juge Diane Campbell


Comparutions :

Avocat de l’appelante :

Me George Douvelos

Avocate de l’intimée :

Me Shannon Fenrich

 

JUGEMENT

  L’appel interjeté à l’encontre d’un avis de cotisation portant le numéro 3283024 et daté du 30 juin 2015, établi en application de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée, conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

Signé à Vancouver (Colombie-Britannique), ce 12e jour de février 2020.

« Diane Campbell »

La juge Campbell

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de mai 2020.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Référence : 2020 CCI 29

Date : 20200212

Dossier : 2018‑1212(IT)G

ENTRE :

GENTILE HOLDINGS LTD.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

La juge Campbell

Introduction

[1]  Le 30 juin 2015, le ministre du Revenu national (le ministre) a établi à l’égard de la société appelante une cotisation de 116 754,22 $ (la somme) au titre du transfert d’un bien en sa faveur par la société 0699406 B.C. Ltd. (la société 0699), en application du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi). Cette cotisation est liée à une cotisation sous-jacente de la société 0699 à l’égard de l’année d’imposition se terminant le 30 novembre 2006. Le transfert du bien à l’appelante a eu lieu le 20 juin 2006, au moyen du paiement d’un dividende de 600 000 $ au cours de l’année d’imposition 2006. Pour l’année d’imposition se terminant le 30 novembre 2006, la société 0699 a rempli sa déclaration de revenu le 10 novembre 2011, même si le délai de production était le 30 mai 2007. Au 30 juin 2015, la société 0699 devait, et n’a pas acquitté, la somme due à l’égard de l’année d’imposition se terminant le 30 novembre 2006. L’appelante a fait l’objet d’une cotisation à l’égard de cette somme.

[2]  Deux témoins ont présenté des éléments de preuve : Bryce Clark, comptable de la société appelante, et Cesare Gentile, directeur et unique actionnaire à la fois de la société 0699 et de la société appelante. M. Gentile et son épouse sont les actionnaires de la société appelante. L’unique actionnaire de la société 0699 est la société appelante.

[3]  La thèse de l’appelante repose sur le fait qu’elle a fourni une contrepartie à la juste valeur marchande du bien pour son transfert depuis la société 0699, car l’appelante a signé un contrat de prêt de 600 000 $ en faveur de la société 0699 en juin 2006 ou aux alentours de cette date. Selon l’argument de l’appelante, étant donné que la valeur du bien transféré n’est pas supérieure à celle de la contrepartie fournie à la société 0699, les deux sociétés n’avaient par conséquent aucun lien de dépendance. L’avocate de l’intimée allègue que l’unique question consiste à déterminer si les parties avaient en fait un lien de dépendance.

[4]  Beaucoup de temps a été consacré à définir la véritable question visée par le présent appel. Une fois l’interrogatoire principal de Bryce Clark terminé, l’avocate de l’intimée a demandé un ajournement pour le motif que les éléments de preuve présentés lors de l’interrogatoire principal devant la Cour contredisaient les actes de procédure figurant dans l’avis d’appel de l’appelante, de même que les éléments de preuve obtenus lors de l’interrogatoire préalable écrit. Ces éléments de preuve concernent la question de savoir si les dividendes ont été payés en 2006. Lors de l’interrogatoire préalable, il avait été affirmé que les dividendes déclarés avaient été payés en 2006, mais le témoignage de M. Clark a soulevé un doute à ce sujet. L’avocate de l’appelante s’en est tenue aux réponses fournies lors de l’interrogatoire préalable à l’égard du transfert.

[5]  Une partie de ce problème découle des différentes formulations de la question dans les actes de procédure respectifs. L’appelante, au paragraphe d) de l’avis d’appel, affirme que le point en litige est [TRADUCTION] « [l]a question de savoir si l’appelante et la société 0699406 B.C. Ltd. ont eu ou non, à toutes les périodes pertinentes, un lien de dépendance ». L’intimée, au paragraphe B‑13 de la réponse à l’avis d’appel, affirme que [TRADUCTION] « [l]a question consiste à déterminer si l’appelante est solidairement responsable du paiement de la somme à l’égard du transfert du bien ».

[6]  L’avocat de l’appelante consacre plusieurs paragraphes de ses actes de procédure au fait allégué selon lequel la société appelante et la société 0699 n’étaient pas des sociétés liées et n’avaient pas de lien de dépendance. Il est toutefois fait mention dans l’avis d’appel, aux paragraphes c)2, f)11 et f)12, du transfert d’un bien à l’appelante au moyen de paiements de dividendes s’élevant à 600 000 $ et du contrat de prêt subséquent de 600 000 $ en faveur de la société 0699. Un jour après la demande d’ajournement, j’ai ordonné la reprise de l’audience en tenant compte de la thèse de l’appelante fournie dans ses réponses à l’interrogatoire préalable et des questions en litige.

Discussion

[7]  « Le pouvoir d’imposition n’aurait guère de sens sans le pouvoir de recouvrement. » (Le juge Sexton dans l’arrêt Canada c. Livingston, 2008 CAF 89, au paragraphe 1.) Cette déclaration est pertinente à l’égard de l’objet et de l’intention qui sous-tendent le paragraphe 160(1) de la Loi, car ce paragraphe vise à empêcher le contribuable de se soustraire à une dette fiscale en transférant ses biens à une personne liée. Même si cette disposition a été qualifiée de « draconienne », elle demeure un « instrument important de recouvrement des impôts ». (Wannan c. Canada, 2003 CAF 423, au paragraphe 3.) Lorsque le paragraphe 160(1) s’applique à un ensemble de faits donné, le bénéficiaire du transfert devient solidairement responsable des dettes fiscales de l’auteur du transfert à l’égard de l’année d’imposition à laquelle le transfert a eu lieu ou de toute autre année antérieure, dans la mesure où la juste valeur marchande du bien transféré est supérieure à la contrepartie donnée pour ce bien.

[8]  Au paragraphe 17 de l’arrêt Livingston, la Cour d’appel fédérale a énoncé les critères qui suivent devant être appliqués pour déterminer l’application du paragraphe 160(1) :

[17] Étant donné la signification claire des termes du paragraphe 160(1), les critères dont dépend le déclenchement de son application se révèlent évidents :

1) L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

2) Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

3) Le bénéficiaire du transfert doit être :

i. soit l’époux ou conjoint de fait de l’auteur du transfert au moment de celui-ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

ii. soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

iii. soit une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance.

4) La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

[9]  Si les quatre critères précités sont satisfaits, la Cour n’a pas d’autre choix que de confirmer la cotisation. (Woodland c. La Reine, 2009 CCI 434, au paragraphe 28.)

[10]  La règle générale veut qu’il incombe au contribuable « d’établir qu’une cotisation ou une nouvelle cotisation est erronée ». (Monsell c. La Reine, 2019 CCI 5, au paragraphe 22.) Toutefois, lorsque les faits se rapportant aux cotisations sous-jacentes sont exclusivement connus du ministre, le fardeau de la preuve passe alors au ministre, à qui il revient de démontrer la justesse des cotisations. Au paragraphe 41 de la décision Mignardi c. La Reine, 2013 CCI 67, le juge Paris résume comme suit la règle générale quant à ce fardeau et ses exceptions :

[41] Je reviens maintenant sur la proposition qui semble découler de la décision Gestion Yvan Drouin Inc., selon laquelle il incombe au ministre de prouver l’existence de la dette fiscale sous-jacente dans tous les appels interjetés à l’égard d’une cotisation fondée sur la responsabilité dérivée établie en vertu du paragraphe 160(1) ou de l’article 227.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu ou des articles 323 ou 325 de la [Loi sur la taxe d’accise]. Je souscris à l’opinion de l’avocate de l’intimée, selon laquelle une telle conclusion va à l’encontre des arrêts de la Cour suprême et de la Cour d’appel fédérale auxquels j’ai fait référence. Ce n’est que lorsque le ministre a une connaissance exclusive ou particulière des faits relatifs à la dette fiscale sous-jacente que le fardeau de la preuve est renversé. Chaque affaire repose sur des faits qui lui sont propres. Bien qu’il puisse y avoir des situations dans lesquelles seule la Couronne est au fait de la dette fiscale du débiteur fiscal d’origine, dans la majorité des cas, le contribuable peut obtenir ces renseignements auprès du débiteur fiscal d’origine. Il convient de rappeler que la relation qui unit une personne au débiteur fiscal constitue l’un des fondements de la cotisation dont cette personne fait l’objet en vertu de ces dispositions, que ce soit dans le cas d’un administrateur d’une société débitrice, comme c’est le cas en l’espèce, ou dans celui d’une partie ayant un lien de dépendance avec le débiteur fiscal. Du fait de cette relation, il se peut très bien qu’un contribuable dispose déjà des informations nécessaires à la vérification de l’existence ou du montant de la dette fiscale, ou qu’il soit en mesure de les obtenir. [Soulignement ajouté.]

[11]  Au paragraphe 41 de l’arrêt Yates c. Canada, 2009 CAF 50, 2009 D.T.C 5062 (CAF), la Cour d’appel fédérale a formulé le commentaire qui suit :

[41] […] le paragraphe 160(1) ne comporte aucune ambiguïté. S’il y a un transfert auquel s’étend cette disposition, le bénéficiaire du transfert doit convaincre la Cour qu’il ou elle a donné une contrepartie égale à la juste valeur marchande. […]

[12]  Dans le présent appel, il incombe à l’appelante de respecter les critères énoncés dans l’arrêt Livingston de manière à réfuter les hypothèses de fait du ministre. Il n’y a pas de déplacement du fardeau de la preuve vers le ministre en l’absence de tout différend sur la question de savoir si les faits relatifs à la cotisation sous-jacente relèvent de la connaissance exclusive ou particulière du ministre.

[13]  Pour déterminer si l’appelante est solidairement responsable de la dette fiscale de 116 754 $ de la société 0699, j’examinerai séparément chacun des quatre critères énoncés dans l’arrêt Livingston.

A. L’auteure du transfert, à savoir la société 0699, était-elle tenue de payer des impôts en application de la Loi au moment du transfert?

[14]  La dette fiscale de la société 0699 dont il est question dans le présent appel n’est pas contestée. La société 0699 avait une dette fiscale à l’égard de l’année d’imposition 2006 qu’elle n’a pas acquittée. Le fait que l’appelante ait eu connaissance ou non de cette dette fiscale est sans importance. (Décision Woodland, au paragraphe 27.)

B. Transfert de biens

[15]  Les parties ne contestent pas le fait que le paiement d’un dividende de 600 000 $ par la société 0699 à l’appelante constitue un transfert de biens aux termes du paragraphe 160(1) de la Loi. Même si la Loi ne fournit aucune définition du terme « transfert », la jurisprudence soutient qu’il faut lui donner un sens très général et qu’il englobe tout moyen par lequel un bien peut-être transmis (arrêt Biderman c. Canada, [2000] ACF no 194 (QL), au paragraphe 40). Aux paragraphes 46 et 49 de la décision Algoa Trust c. Canada, [1993] ACI no 15 (QL) [1993] 1 C.T.C. 2294, le juge Rip a conclu que le paiement d’un dividende par une société au moyen d’argent ou d’autres biens est considéré comme un « transfert » de biens pour l’application du paragraphe 160(1). Cette interprétation est conforme à la formulation claire de cette disposition, qui s’applique à tout transfert de biens « de toute autre façon », ainsi qu’à la vaste définition conférée au terme « biens » au paragraphe 248(1) de la Loi.

C. La société appelante et la société 0699 avaient-elles un lien de dépendance?

[16]  Le terme « lien de dépendance » est défini au paragraphe 251(1) de la Loi. Les parties pertinentes de ce paragraphe sont rédigées comme suit :

251(1) Lien de dépendance. Pour l’application de la présente loi :

a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance;

[…]

c) dans les autres cas, la question de savoir si des personnes non liées entre elles n’ont aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait.

[17]  Le terme « personnes liées » mentionné au paragraphe 251(1) est défini au paragraphe 251(2) de la Loi. Les parties pertinentes de ce paragraphe sont rédigées comme suit :

251(2) Définition de « personnes liées ». Pour l’application de la présente loi, sont des « personnes liées » ou des personnes liées entre elles :

[…]

c) deux sociétés :

(i) si elles sont contrôlées par la même personne ou le même groupe de personnes,

[...].

[18]  Dans l’arrêt Peter Cundill & Associates Limited c. Sa Majesté La Reine, [1991] ACF no 108 (QL), 91 DTC 5543 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a énoncé trois critères pouvant servir à déterminer si deux parties ont ou non un lien de dépendance :

  • a) l’existence d’une même personne dirigeant les négociations des deux parties à la transaction;

 

  • b) les parties à la transaction agissant de concert et n’ayant pas d’intérêts distincts;

 

  • c) l’une des parties exerçant un contrôle de fait sur l’autre.

[19]  Au paragraphe 54 de l’arrêt Canada c. McLarty, 2008 CSC 26, la Cour suprême du Canada a confirmé ces trois critères examinés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Peter Cundill.

[20]  Selon les éléments de preuve, Cesare Gentile a agi à titre de directeur unique aussi bien de la société appelante que de la société 0699. Bien que M. Gentile et son épouse possédaient l’intégralité des actions de l’appelante, l’unique actionnaire de la société 0699 était la société appelante. M. Gentile était par ailleurs le seul signataire autorisé des deux sociétés et le seul décisionnaire. La possession et le contrôle de ces sociétés reviennent directement ou indirectement à M. Gentile. Même si un critère seul n’est pas nécessairement concluant, si je les examine tous ensemble, compte tenu des faits qui m’ont été présentés, il est clair que M. Gentile est la « même personne » qui agit au nom de l’une des sociétés et la « même personne » qui dirige l’autre société. Comme l’a mentionné le juge Cattanach à la page 5159 de l’arrêt MNR v. Merritt Estate, [1969] 69 DTC 5159, et comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Peter Cundill, dans une telle situation, on ne peut vraiment affirmer que les deux sociétés n’ont aucun lien de dépendance. Compte tenu de ces faits, il est clair qu’une seule personne, en l’espèce Cesare Gentile, dirige les négociations des deux parties dans cette transaction. Enfin, même si la Cour est en mesure de trancher la question de savoir si les modalités de la transaction entre les parties reflètent des « opérations commerciales ordinaires », il ne s’agit pas d’un facteur distinct, mais d’un élément pouvant être utilisé pour [TRADUCTION] « examiner le bien-fondé » des conclusions d’un juge après l’application des trois critères énoncés dans l’arrêt Peter Cundill. [Hogg, Magee & Li, Principles of Canadian Income Tax Law, 8e édition (Toronto :Thomson Reuters, 2013)]. Au paragraphe 34 de l’arrêt Canada c. Remai, 2009 CAF 340, le juge Evans a mentionné ce qui suit :

[34] […] la question de savoir si les termes d’une opération traduisent « des relations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans leurs propres intérêts » ne constitue pas un facteur distinct du critère juridique dont on doit tenir compte pour déterminer si une opération a été conclue sans lien de dépendance. Cette expression se veut plutôt une définition utile d’une opération sans lien de dépendance que les divers éléments du cadre d’analyse de la décision Peter Cundill visent à cerner. Elle peut également aider le juge à s’interroger sur le bien-fondé de la conclusion à laquelle aboutit l’application de chacun des facteurs énoncés dans la décision Peter Cundill.

[21]  Même si cela ne lie pas la Cour, je souligne que l’Agence du revenu du Canada, dans son examen du rôle des relations commerciales ordinaires dans les liens de dépendance de fait, a adopté une thèse conforme à celle du juge Evans dans l’arrêt Remai (Folio de l’impôt sur le revenu S1‑F5‑C1, « Personnes liées et personnes sans lien de dépendance entre elles », entré en vigueur le 26 novembre 2015). Les faits qui m’ont été présentés ne reflètent pas des relations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans leur propre intérêt, car il est clair qu’aucune personne raisonnablement prudente et dépourvue de lien de dépendance ne paierait 600 000 $ pour pouvoir souscrire un emprunt équivalent à ce même montant.

[22]   Le paragraphe 251(1) est une disposition déterminative; par conséquent, il ne s’agit pas d’une présomption réfutable, comme l’a souligné l’avocate de l’intimée. Compte tenu des faits, il est clair que M. Gentile contrôlait les deux sociétés et que, par conséquent, la société appelante et la société 0699 sont réputées avoir eu un lien de dépendance.

D. Juste valeur marchande de la contrepartie

[23]  L’appelante soutient que le contrat de prêt constitue la contrepartie pour le dividende et que le premier compense le deuxième du fait de leur montant équivalent. (Observations de l’appelante, transcription, volume 2, page 64.) L’argument central de l’appelante est que [TRADUCTION] « [l]es documents liaient juridiquement la société numérotée et la société Gentile Holdings. Le contrat de prêt confirme le fait que les deux sociétés n’avaient pas de lien de dépendance. » (Observations de l’appelante, transcription, volume 2, page 62.) Cet argument a été mentionné dans l’avis d’appel, mais il ne s’agit pas d’une question soulevée dans les actes de procédure.

[24]  L’intimée a fait valoir que, compte tenu des éléments de preuve quant aux relations entre les deux sociétés et de la question soulevée dans l’avis d’appel, elle traiterait ce critère à titre d’argument subsidiaire. L’intimée a soutenu que l’échange du dividende contre le prêt ne constituait pas un échange avec contrepartie, premièrement pour le motif que [TRADUCTION] « le prêt était une transaction distincte, avec sa propre contrepartie sous la forme des remboursements du prêt, et des sûretés » et deuxièmement pour le motif que [TRADUCTION] « le prêt n’a pas une juste valeur marchande équivalente au montant du dividende… la juste valeur marchande du prêt est de zéro dollar ». (Observations de l’intimée, transcription, volume 2, page 70.)

[25]   Il incombe à l’appelante de prouver la juste valeur marchande de la contrepartie donnée en échange du bien. L’appelante prétend qu’une contrepartie a été donnée pour le dividende de 600 000 $ déclaré en faveur de l’appelante, car le contrat de prêt a été conclu pour le même montant que ce dividende.

[26]  Aux paragraphes 33 à 34 de la décision Connolly c. La Reine, 2016 CCI 139, le juge Favreau a conclu que les avances et les prêts du bénéficiaire du transfert à l’auteur du transfert peuvent constituer une contrepartie, à condition que l’auteur du transfert ait eu « une obligation légale de rembourser », par opposition à une obligation morale.

[27]  Les observations de l’appelante à l’égard de ce critère posent plusieurs difficultés qui découlent directement des éléments de preuve fournis par les deux témoins. Même si les deux témoins étaient crédibles et ont présenté leurs réponses aux questions le mieux possible, ni M. Clark ni M. Gentile ne connaissait de manière directe et approfondie les documents pertinents. Aucun des témoins n’a été en mesure de témoigner des circonstances exactes de la rédaction de ces documents. Le comptable n’avait aucune connaissance directe des faits qui se sont produits en 2006. Il n’a pas rédigé les documents et il n’a pas participé aux événements qui ont conduit à leur rédaction. Son témoignage était vague et il m’a donné l’impression de ne pas connaître la véritable nature de ces transactions. Il a confirmé avoir rempli des déclarations de revenus dans lesquelles figuraient le paiement réel du dividende de 600 000 $, mais il a aussi affirmé dans son témoignage que le dividende n’a pas été réellement payé :

[TRADUCTION]

R. Eh bien, il n’y a aucun paiement de 600 000 $ effectué par la société, d’une société à l’autre.

(Transcription, volume 2, page 27.)

Au cours de son contre-interrogatoire, il a fini par admettre que ce dividende constituait un paiement [TRADUCTION] « fictif » :

[TRADUCTION]

Q. Donc, je suppose que théoriquement, dirons-nous, l’idée était que M. Gentile prête à la société 699 [sic] 600 000 $ pour qu’elle puisse payer le dividende de 600 000 $ de manière fictive?

R. C’est passé par le cabinet Thorsteinssons, mais je crois que vous avez raison.

(Transcription, volume 2, page 32.)

[28]  Même s’il a été mentionné rapidement que l’avocat de l’appelante de l’époque est aujourd’hui décédé, le cabinet Thorsteinssons a contribué aux instructions qui ont été fournies à M. Clark, le comptable. Aucun membre de ce cabinet n’a toutefois été appelé pour fournir des détails plus approfondis, quels qu’ils soient, sur les véritables événements de 2006.

[29]  M. Gentile était tout aussi peu sûr de [TRADUCTION] « l’historique » derrière ces transactions. Il était très peu informé sur les véritables événements et leur justification. Lorsqu’on lui a demandé si l’objectif du prêt de 600 000 $ à la société 0699 était en fait de rembourser le dividende déclaré, il a répondu ce qui suit :

[TRADUCTION]

A. Une fois encore, je ne vais pas vraiment répondre « oui » à cette question, car je ne comprends pas très bien ce qu’elle signifie.

Q. D’accord.

R. Donc, je veux dire, vous avez parlé à mon comptable, et il a répondu à toutes vos questions. Ne me posez pas encore cette question, car je ne saurais pas quoi répondre.

Q. D’accord. Donc, vous ne comprenez pas vraiment…

R. Non, je ne comprends pas. […]

(Transcription, volume 2, page 50.)

Q. Donc, vous ne comprenez pas vraiment quel était l’objectif du contrat de prêt. C’est exact?

R. Oui.

Q. Et vous ne comprenez pas quel était l’objectif du dividende?

R. Je comprends un petit peu, mais pas grand-chose.

(Transcription, volume 2, page 51.)

Il a toutefois affirmé dans son témoignage être d’accord avec les réponses qu’il a fournies lors de l’interrogatoire préalable, dans lesquelles il a expliqué que le prêt avait servi à payer le dividende.

[30]  Aucun des deux témoins n’avait de connaissances précises ni même une compréhension de base des détails de ces transactions. M. Gentile ne comprenait pas l’objet des documents. M. Clark n’a pas lui-même rédigé les documents, qu’il a reçus du cabinet Thorsteinssons. Il semble que la société 0699 a déclaré un dividende de 600 000 $ en faveur de l’appelante, qu’elle devait ensuite payer à l’appelante. Pour que la société 0699 puisse payer ce dividende déclaré, l’appelante a accepté de prêter à la société 0699 la somme de 600 000 $. Ces deux transactions ont eu lieu le même jour. Toutefois, les faits ne confirment pas que ce transfert a eu lieu. M. Clark a affirmé dans son témoignage que ce transfert n’a jamais eu lieu et, au cours de son contre-interrogatoire, il a confirmé qu’il s’agissait seulement d’un transfert fictif. Il semble, par conséquent, qu’aucun véritable échange de fonds n’a eu lieu à cette date. Aucun élément de preuve documentaire ne confirme l’existence de cet échange et c’est probablement la vérité, car les montants sont identiques. Les éléments de preuve documentaire indiquent plusieurs remboursements du prêt au cours des années subséquentes. Ce fait est confirmé par le témoignage de M. Clark, ce qui indique l’existence d’une contrepartie distincte pour le prêt. Aucun autre document ne suggère que l’appelante a eu une obligation légale, de quelque nature que ce soit, à l’égard du dividende. Puisque la société 0699 avait une dette après le 20 juin 2006, et qu’elle effectuait des paiements en faveur de l’appelante afin de rembourser ce prêt, le dividende ne peut pas constituer un remboursement du prêt. Ce prêt semble être une transaction totalement distincte, avec sa propre contrepartie sous la forme de remboursements du prêt. Selon la preuve, le montant dû en raison du prêt a diminué au fil des années après 2006, à mesure que la société 0699 a procédé au remboursement. Cela indique l’existence d’une contrepartie distincte pour le prêt, autre que le dividende.

[31]  Enfin, l’examen des documents se rapportant à ces transactions ne révèle aucun lien entre le dividende et le prêt. Ces documents comprennent la résolution de la société 0699 de consentir au dividende à payer à l’appelante (pièce A‑1, onglet 4), la résolution de la société 0699 de consentir à contracter le prêt auprès de l’appelante (pièce A‑1, onglet 5), le billet à ordre payable à vue à la société 0699 (pièce A‑1, onglet 6), le contrat de sûreté conclu entre la société 0699 et l’appelante (pièce A‑1, onglet 7) et le contrat de prêt conclu entre la société 0699 et l’appelante (pièce A‑1, onglet 8). La résolution du directeur à l’onglet 4 comprend simplement la déclaration d’un dividende de 600 000 $ payable le 20 juin 2006 à l’égard des 100 actions émises. La résolution d’entreprise à l’onglet 5 mentionne le fait que l’appelante a accepté de prêter à la société 0699 la somme de 600 000 $ et elle confirme le consentement à signer un contrat de prêt et à accorder certaines sûretés, mais nulle part dans la résolution ni même dans l’exposé des motifs n’est-il fait mention des motifs sous-jacents au prêt ou au paiement d’un dividende. Aucun des autres documents, à savoir le billet à ordre, le contrat de prêt ou le contrat de sûreté, ne comprend la moindre mention permettant de lier le dividende au prêt.

[32]  Par conséquent, considérant les éléments de preuve dont je dispose, je suis d’avis que le paiement du dividende doit être considéré comme une transaction distincte, sans contrepartie. Même si j’avais conclu que le prêt constituait une contrepartie, je n’aurais pas conclu que la juste valeur marchande de la contrepartie était de 600 000 $. Elle serait selon toute vraisemblance de zéro dollar, comme l’a suggéré l’avocate de l’intimée. Si j’applique l’analyse qui figure à l’arrêt Livingston, il est évident qu’une personne prudente et dénuée de lien de dépendance n’aurait pas déclaré et payé 600 000 $ pour pouvoir souscrire un emprunt de 600 000 $. Selon le paragraphe 160(1) de la Loi, la juste valeur marchande doit exister à la date à laquelle le transfert est exécuté.

[33]  En conclusion, l’appelante ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelante et la société 0699 n’avaient en fait aucun lien de dépendance et, en outre, elle n’a pas prouvé qu’elle a donné une contrepartie égale à la juste valeur marchande à l’égard du paiement du dividende. Puisque l’appelante était l’unique actionnaire de la société 0699 et que Cesare Gentile était le dirigeant les deux sociétés, il est irréaliste de croire que la société 0699 était en mesure d’agir exclusivement dans son propre intérêt. Les quatre critères énoncés dans l’arrêt Livingston étant respectés, je conclus que l’appelante et la société 0699 sont solidairement responsables, en application du paragraphe 160(1) de la Loi, du paiement de la somme de 116 754 $ qui figure dans la cotisation établie par le ministre à l’égard de l’année d’imposition 2006.


[34]  Pour les motifs qui précèdent, l’appel est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée.

Signé à Vancouver (Colombie-Britannique), ce 12e jour de février 2020.

« Diane Campbell »

La juge Campbell

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de mai 2020.

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2020 CCI 29

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2018‑1212(IT)G

INTITULÉ :

GENTILE HOLDINGS LTD. c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 28 et 29 novembre 2019

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Diane Campbell

DATE DU JUGEMENT :

Le 12 février 2020

COMPARUTIONS :

Avocat de l’appelante :

Me George Douvelos

Avocate de l’intimée :

Me Shannon Fenrich

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Me George Douvelos

 

Cabinet :

DG Barristers

Pour l’intimée :

Me Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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