Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier : 2016‑4417(IT)G

ENTRE :

ADINA GOLDMAN,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu les 30 septembre et 1er octobre 2020, à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge David E. Graham


Comparutions :

Avocat de l’appelante :

MRichard K. Watson

Avocat de l’intimée :

MEmmanuel Jilwan

 

JUGEMENT

Conformément aux motifs du jugement ci‑joints :

  1. L’appel est accueilli, et l’affaire est renvoyée devant le ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation à partir du principe que l’appelante n’encourait les obligations définies au paragraphe 160(1) que relativement au montant de 23 5999 $.

  2. Les parties ont 30 jours à compter de la date du présent jugement pour s’entendre sur le montant des dépens, à défaut de quoi elles disposeront d’un autre délai de 30 jours pour signifier et déposer des observations écrites sur cette question, et d’un délai additionnel de 10 jours pour signifier et déposer une réponse écrite. Ces écritures ne devront en aucun cas dépasser dix pages. Si les parties n’avisent pas la Cour qu’elles sont parvenues à une entente et ne déposent pas d’écritures sur les dépens dans les délais susdits, elles assumeront leurs dépens respectifs.

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour de février 2021.

« David E. Graham »

Le juge Graham

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de juin 2021.

François Brunet, réviseur


Référence : 2021 CCI 13

Date : 20210225

Dossier : 2016‑4417(IT)G

ENTRE :

ADINA GOLDMAN,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Graham

[1] Le ministre du Revenu national a établi à l’égard de l’appelante, Mme Adina Goldman, sous le régime du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, une cotisation visant les sommes qu’elle avait reçues du REER de sa mère au décès de celle‑ci. La Cour est saisie de l’appel formé par Mme Goldman contre cette cotisation.

[2] L’appelante soutient que le paragraphe 160(1) est contraire à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Elle affirme en outre ne pas être assujettie aux obligations que définit ce paragraphe. Ses arguments relatifs à ce texte soulèvent d’importantes questions concernant l’application de ce paragraphe aux fiducies. J’examinerai d’abord la question relative à la Charte.

A. L’article 7 de la Charte

[3] L’article 7 de la Charte est libellé comme suit : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » L’appelante soutient que le paragraphe 160(1) est contraire à l’article 7 et doit par conséquent être censuré ou, à titre subsidiaire, qu’on doit l’interpréter de manière restrictive de manière compatible à celui-ci.

[4] Pour établir une atteinte à l’article 7, l’intéressé doit prouver deux éléments : premièrement, qu’il a subi ou pourrait subir une atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; et deuxièmement, que cette atteinte n’était pas ou ne serait pas conforme aux principes de justice fondamentale [1] .

(i) La vie, la liberté et la sécurité de la personne

[5] La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale est constante : l’établissement d’une cotisation sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu ne peut constituer une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne [2] . Comme la juge Sharlow l’expliquait dans l’arrêt Gratl c. Canada, « une cotisation relative à l’impôt est une affaire de nature civile qui ne touche que des intérêts économiques [;] [e]lle ne prive pas la personne à l’égard de laquelle elle est établie de sa vie, de sa liberté ou de la sécurité de sa personne au sens de l’article 7 de la Charte » [3] .

[6] L’appelante fait valoir que [traduction] « le droit de recevoir des dons de parents et d’en jouir en toute liberté est fondamental, nécessaire à l’existence humaine et, pour la plupart des Canadiens, essentiel comme moyen d’existence ». Or, poursuit-elle, le paragraphe 160(1) menace le droit à la liberté et à la sécurité de la personne en empiétant sur [traduction] « le lien parent-enfant ». Elle avance que ce paragraphe porte atteinte [traduction] « au droit de recevoir des dons et d’en jouir sans risque de voir l’État intervenir pour les fiscaliser, [ainsi qu’] au droit de connaître sa propre situation pécuniaire et de pouvoir faire des projets financiers » [4] .

[7] Les questions que soulève l’appelante sont de nature pécuniaire. Elle a incorporé dans son argumentation les formules utilisées par les juges de la Cour suprême du Canada pour définir les droits garantis par l’article 7. L’examen du contexte dans lequel ces juges ont employé ces formules fait ressortir la vraie nature – purement pécuniaire – des préoccupations de l’appelante. Lorsqu’il examinait le droit à la liberté sous l’aspect de la capacité à prendre des décisions sur des aspects fondamentaux de la relation parent-enfant, le juge La Forest avait en tête des questions telles que les soins médicaux à donner à l’enfant [5] , et non le point de savoir s’il y a lieu de lui acheter une voiture pour son seizième anniversaire. De même, lorsqu’il examinait le droit à la liberté sous l’aspect d’une autonomie applicable aux « sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles », il pensait à des questions telles que le choix de la ville où habiter [6] , et non à la décision d’aider ou non son enfant à s’acheter une maison. Et quand le juge Lamer évoquait à propos du droit à la sécurité de la personne l’ingérence de l’État dans le « domaine privé et intime » de la relation parent-enfant, il songeait par exemple au retrait de la garde [7] , et non à la crainte que le fait de payer les études universitaires de son enfant n’entraîne pour lui des obligations fiscales au titre du paragraphe 160(1).

[8] S’il est vrai que la gamme des interventions étatiques entrant dans le champ d’application de l’article 7 évolue et ne se limite nullement à des domaines déterminés du droit, l’appelante n’a pas établi que le paragraphe 160(1) pourrait en quelque manière que ce soit porter atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Par conséquent, sa contestation de ce paragraphe est mal fondée.

(ii) Les principes de justice fondamentale

[9] L’appelante soutient que le paragraphe 160(1) n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale au motif qu’il est vague, arbitraire et de portée excessive. Elle énumère les nombreux problèmes relatifs à cette rigoureuse disposition. Elle fait notamment observer que celle‑ci crée une responsabilité absolue et peut être invoquée à tout moment.

[10] En toute déférence, l’appelante a effectué son analyse à rebours. Elle a d’abord examiné les multiples manières dont le paragraphe 160(1) lui paraît être contraire aux principes de justice fondamentale, pour conclure que, étant donné ces nombreuses violations, il y a forcément, sous une forme ou une autre, atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne. Ce n’est pas ainsi qu’on effectue une analyse relative à l’article 7. C’est seulement après qu’on a constaté une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qu’on peut se rechercher si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale [8] . Or, comme l’appelante n’a pu me citer aucun exemple où le paragraphe 160(1) porterait atteinte à autre chose qu’aux intérêts pécuniaires du bénéficiaire d’un don, il n’est pas nécessaire que j’examine la question de savoir si ce texte est conforme auxdits principes de justice fondamentale.

(iii) Conclusion

[11] Le paragraphe 160(1) a été qualifié de « disposition draconienne » [9] . S’il est vrai qu’on pourrait trouver des arguments pour inciter le législateur à modifier ce paragraphe dans le but de le rendre plus juste, la question portée devant moi n’est pas celle de savoir s’il pourrait ou devrait être amélioré : c’est au législateur qu’il appartient d’en décider. La question en litige dans la présente instance est celle de savoir si le paragraphe 160(1) porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Et l’appelante n’a pas démontré que tel serait le cas.

[12] Par conséquent, j’examinerai maintenant le point de savoir si l’appelante était soumise aux obligations que prévoit le paragraphe 160(1).

B. Le champ d’application du paragraphe 160(1)

[13] L’application du paragraphe 160(1) est subordonnée à quatre conditions clés :

  • a) Il doit y avoir eu transfert de biens, direct ou indirect, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

  • b) L’auteur du transfert devait payer une somme en exécution de la Loi au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés, ou d’une année d’imposition antérieure, ou pour une de ces années.

  • c) L’auteur et le bénéficiaire du transfert doivent avoir un lien de dépendance.

  • d) Les biens doivent avoir été transférés pour une contrepartie inférieure à leur juste valeur marchande.

[14] Si ces conditions sont remplies, le bénéficiaire du transfert doit payer la moins élevée de deux sommes : la dette fiscale de l’auteur du transfert ou l’excédent de la juste valeur marchande des biens transférés sur la contrepartie.

C. Les transferts en cause

[15] Avant d’appliquer les critères afférents au paragraphe 160(1), il me faut déterminer le ou les transferts auxquels les appliquer.

[16] En février 2010, Mme Judith Goldman, la mère de l’appelante, a appris qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre. Elle a en conséquence entrepris de mettre de l’ordre dans ses affaires financières. C’est ainsi qu’elle a souscrit un codicille confiant à l’appelante la liquidation de sa succession et qu’elle l’a également désignée comme bénéficiaire de son REER.

[17] Mme Judith Goldman avait trois filles, soit l’appelante et ses deux sœurs. Son seul bien de quelque importance était son REER. Elle a précisé à l’appelante qu’elle la désignait comme bénéficiaire de ce REER à la condition expresse qu’elle en utilisât le produit aux fins suivantes : payer les frais funéraires, les frais d’administration de la succession et les dernières factures; rembourser les frais de déplacement supportés par les deux autres filles et leurs familles pour venir à Toronto lui rendre visite et assister aux obsèques; et répartir le solde entre elle-même et ses deux sœurs.

[18] À la suite du décès de sa mère, l’appelante a touché le produit net du REER (le produit du REER), qui s’élevait à 76 616 $. Elle a attribué et réparti ce produit conformément aux volontés de sa mère.

[19] Le ministre a établi à l’égard de l’appelante une cotisation sur le transfert du produit du REER à cette dernière. L’appelante soutient qu’il y eu en fait plusieurs transferts : le produit du REER lui a d’abord été transféré en fiducie, pour ensuite être réparti, à partir de cette fiducie, entre divers bénéficiaires, dont elle-même. Pour les motifs dont l’exposé suit, j’abonde dans son sens.

[20] Je constate devoir ici prendre en considération cinq transferts distincts de biens :

a) le transfert en fiducie du produit du REER de Mme Judith Goldman à l’appelante;

b) l’attribution d’une partie du solde de cette fiducie à l’appelante;

c) le paiement à l’appelante d’honoraires de liquidation à partir de la fiducie;

d) l’attribution inexpliquée de certaines sommes à partir de la fiducie;

e) le paiement des frais juridiques de l’appelante à partir de la fiducie.

[21] J’examinerai ces transferts un à un afin d’établir dans chaque cas si sont remplis les quatre critères d’application du paragraphe 160(1).

D. Le transfert de Mme Judith Goldman à une fiducie

[22] J’examinerai d’abord la question de savoir si sont remplis les critères d’application du paragraphe 160(1) dans le cas du transfert du produit du REER de Mme Judith Goldman à l’appelante.

(i) Transfert de biens

[23] Il est constant que le produit du REER a été transféré à l’appelante. Il reste cependant à savoir si elle a reçu ce produit personnellement ou en sa qualité de fiduciaire. Autrement dit, a‑t‑elle reçu à la fois le titre juridique et l’intérêt bénéficiaire afférents au produit du REER, ou seulement le titre juridique? L’appelante soutient qu’elle détenait le produit du REER en fiducie. Sa mère, explique-t-elle, avait fait en sorte qu’elle touchât les sommes en question à la condition, de nature fiduciaire, qu’elle les attribuât conformément à ses volontés. Je souscris à cette interprétation de l’appelante.

[24] J’exposerai d’abord les motifs qui m’amènent à conclure que l’appelante détenait le produit du REER en fiducie. Je discuterai ensuite la manière dont le paragraphe 160(1) s’applique au transfert de biens à une fiducie.

Trois certitudes

[25] La constitution d’une fiducie est subordonnée à la certitude de sa matière, de son objet et de l’intention du constituant supposé. L’arrêt Yu c. Canada de la Cour d’appel fédérale a défini comme suit ces trois certitudes dans le cadre d’une cotisation fondée sur le paragraphe 160(1) [10] :

[…] Les exigences pour qu’une fiducie soit valide sont énoncées par les auteurs Waters, Gillen et Smith dans leur ouvrage Waters’ Law of Trusts in Canada, 4e éd., (Toronto, Ontario : Carswell, 2012), à la page 140 :

[traduction]

Pour qu’une fiducie soit créée, trois caractéristiques essentielles doivent être présentes. Comme lord Langdale, M. R., l’a fait remarquer dans la décision Knight v. Knight, remarques que le juge Barker a adoptées dans la décision Renehan v. Malone et qui sont considérées comme fondamentales en common law au Canada, 1) les termes employés par le prétendu constituant doivent être impératifs; 2) l’objet ou les biens cédés à la fiducie doivent être certains, 3) il doit y avoir certitude quant à l’identité du bénéficiaire. Cela veut dire que le prétendu constituant, qu’il donne les biens sous la forme d’une fiducie ou qu’il transfère les biens en fiducie en échange d’une contrepartie, doit employer des termes qui montrent clairement qu’il veut que le bénéficiaire détienne les biens en fiducie. Il n’y a pas de fiducie si le bénéficiaire se voit conférer un droit absolu sur les biens; en pareil cas, le bénéficiaire a simplement une obligation morale quant à ce qu’il faut faire des biens. Deuxièmement, si de tels termes impératifs sont employés, il faut démontrer que le constituant a décrit si clairement les biens visés par la fiducie qu’il existe une certitude absolue à leur sujet. Troisièmement, le bénéficiaire de la fiducie doit également être clairement désigné. Il ne doit y avoir aucune incertitude sur le point de savoir si une personne déterminée est en fait un bénéficiaire de la fiducie. En l’absence de l’une ou l’autre de ces trois caractéristiques, aucune fiducie n’est créée ou, autrement dit, la fiducie est nulle.

[Renvois omis dans l’original.]

[26] Pour les motifs dont l’exposé suit, je conclus que ces trois certitudes étaient présentes dans le cas de l’appelante.

Certitude de la matière

[27] Je constate que la matière de la fiducie était certaine. C’est le produit du REER qui formait cette matière : le patrimoine fiduciaire ne contenait aucune autre somme.

Certitude de l’objet

[28] Je constate de même que l’objet de la fiducie était certain. Les bénéficiaires de celle‑ci étaient l’appelante, ses sœurs, l’ensemble des personnes (autres que le ministre) à qui Mme Judith Goldman devait de l’argent au moment de son décès, et l’ensemble des personnes avec qui sa succession a passé contrat relativement aux frais testamentaires et funéraires.

[29] L’intimée soutient que l’objet de la fiducie n’était pas certain, au motif que l’appelante disposait d’un pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’usage des fonds. Par exemple, la mère de l’appelante lui avait demandé d’utiliser les fonds pour payer les frais relatifs aux obsèques, mais elle n’avait pas précisé combien dépenser pour le service de traiteur, ni le type de pierre tombale à acheter. De même, la mère de l’appelante lui avait demandé d’utiliser les sommes en question pour payer les frais de succession, mais elle n’avait pas explicitement fixé la rémunération du comptable qui serait chargé d’établir la déclaration d’impôts au décès.

[30] Le pouvoir discrétionnaire dont l’appelante disposait dans son rôle de fiduciaire ne met pas en cause la certitude de l’objet. Le fait que le fiduciaire puisse déterminer librement les sommes à répartir entre les bénéficiaires éventuels d’une catégorie déterminée a simplement pour effet de conférer un caractère discrétionnaire à la fiducie. Quoi qu’il en soit, les décisions discrétionnaires auxquelles l’intimée trouve à redire ont été prises par l’appelante non pas en sa qualité de fiduciaire, mais plutôt en tant que liquidatrice de la succession de sa mère. C’est dans un deuxième temps qu’elle a rempli, à titre de fiduciaire du produit du REER, les conditions inhérentes à la fiducie qui l’obligeaient à payer les frais testamentaires et funéraires supportés par la succession.

[31] De même, l’intimée fait grief à l’appelante d'avoir choisi d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à payer certaines dépenses plutôt que la dette envers l’ARC. L’appelante a reçu le produit du REER afin de le détenir au profit de bénéficiaires déterminés, parmi lesquels l’ARC ne figurait pas. Mais cela n’invalide pas la fiducie pour incertitude d’objet. Le fait que le ministre n’aime pas les modalités de la fiducie ne suffit pas à la frapper de nullité.

La certitude de l’intention

[32] Enfin, je constate la certitude d’intention du constituant. Mme Judith Goldman résidait en Ontario. Or, dans cette province, la validité d’une fiducie (sauf s’il s’agit d’une fiducie foncière) n’est pas subordonnée à la condition qu’elle soit constituée par écrit [11] . Il est possible de constater l’existence d’une fiducie même là où le constituant n’a pas employé le mot « fiducie » (ou son équivalent anglais trust) au moment de sa constitution [12] . Reportons-nous à ce propos aux observations suivantes formulées dans Oosterhoff on Trusts : [traduction] « La certitude d’intention est une question d’interprétation. Cette intention peut être expresse ou tacite, elle peut être exprimée en mots ou se déduire d’actes. Il n’est pas nécessaire d’employer de termes juridiques. Le constituant peut créer une fiducie sans employer le mot “fiducie” (trust), voire sans comprendre entièrement le concept d’administration fiduciaire. Il suffit que le juge conclue que la personne mise en possession des biens en question est obligée de les détenir au profit d’une autre personne » [13] .

[33] Aucun élément de preuve ne tend à établir que Mme Judith Goldman eût l’intention que les fonds appartiennent à l’appelante personnellement. Cette dernière a témoigné avoir reçu le produit du REER à la condition de le répartir d’une manière déterminée. Ses sœurs, a‑t‑elle ajouté, étaient au courant de ces instructions. L’intimée n’a pu avancer aucun motif qui pourrait m’amener à conclure à la non-crédibilité du témoignage de l’appelante.

[34] Entre membres d’une même famille, il est toujours possible que des sommes soient transférées sous réserve de l’obligation morale d’en faire un usage déterminé, plutôt qu’au moyen d’une fiducie en bonne et due forme. Or, comme l’enseigne la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Yu, la présence d’une obligation morale ne suffit pas à établir l’existence d’une fiducie.

[35] Je conclus que l’obligation imposée par Mme Judith Goldman à l’appelante était plus qu’une obligation morale. J’accorde une importance particulière au testament de Mme Goldman dans le raisonnement qui m’a mené à cette conclusion. Comme on l’a vu plus haut, en même temps qu’elle a désigné l’appelante comme bénéficiaire de son REER, Mme Goldman a aussi souscrit un codicille la désignant comme liquidatrice et fiduciaire de sa succession. Les responsabilités de l’appelante à titre de liquidatrice et de fiduciaire de la succession de Mme Goldman constituaient manifestement plus qu’une obligation morale. Vu que cette dernière ait désigné l’appelante comme liquidatrice et fiduciaire de sa succession en même temps qu’elle la désignait comme bénéficiaire du produit du REER, cela donne à penser qu’elle avait l’intention de la voir remplir une fonction semblable à l’égard de ces fonds, et par conséquent que son intention était de lui imposer des obligations du même ordre, c’est‑à‑dire de nature légale plutôt que morale.

[36] La conclusion selon laquelle Mme Judith Goldman avait l’intention d'imposer à l’appelante une obligation légale plutôt que morale s’appuie également sur le fait que les modalités de son testament ressemblent de près aux instructions qu’elle lui a données concernant le produit du REER. En effet, selon le testament aussi bien que d’après lesdites instructions, l’appelante devait payer les frais funéraires et les dettes de la défunte ainsi que les frais d’administration de la succession, et répartir le solde du produit du REER également entre elle-même et ses deux sœurs. On note seulement deux différences perceptibles entre le testament et les instructions données par sa mère à l’appelante. Premièrement, le testament ne prévoyait pas le remboursement des frais de déplacement des sœurs de l’appelante. Cela est sans conséquence. Deuxièmement, alors que le testament ordonnait à l’appelante de payer toutes les dettes de sa mère, celle‑ci n’a pas inclus ses dettes fiscales parmi les sommes qu’elle l’a chargée de payer sur le produit du REER.

[37] L’intimée soutient que l’intention d’éviter de s’acquitter d’une dette envers l’ARC est incompatible avec l’intention de constituer une fiducie. Je dois rejeter cet argument. Vu que Mme Judith Goldman n’a pas demandé à l’appelante de verser d’argent à l’ARC, cela peut donner à penser qu’elle essayait d’éviter le remboursement de ses dettes fiscales, mais il ne signifie pas qu’elle n’eût pas l’intention de constituer une fiducie.

[38] La jurisprudence relative au paragraphe 160(1) insiste souvent le fait que le débiteur fiscal avait l’intention de se dérober à ses obligations envers l’ARC. Cela peut sembler à première vue étrange, puisque la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale enseigne sans équivoque ni exception que l’intention n’a pas de pertinence s’agissant d’établir les obligations fiscales sous le régime du paragraphe 160(1) [14] . L’avocat de l’appelante s’est étonné que, dans son arrêt Canada c. Livingston [15] , la Cour d’appel fédérale déclare à la fois considérer l’intention comme dénuée de pertinence et comme un facteur important. À mon sens, cette contradiction apparente se dissipe lorsqu’on adopte le juste point de vue.

[39] C’est dans l’arrêt Raphael c. Canada [16] que la Cour d’appel fédérale explique le mieux le rôle de l’intention. L’intention n’est pas une condition nécessaire à l’application du paragraphe 160(1). Ce texte peut en effet jouer que le débiteur fiscal ait ou non nourri l’intention de frustrer ses créanciers. Cependant, l’intention de frustrer ses créanciers peut se révéler incompatible avec l’intention de constituer une fiducie. Par exemple, celui qui, avec l’intention de frustrer ses créanciers, remet une somme à sa femme sous réserve qu’elle la lui rende plus tard ne peut avoir eu l’intention de constituer une fiducie à son propre profit. Une telle fiducie ne lui permettrait pas de frustrer ses créanciers. En effet, il conserverait un intérêt bénéficiaire dans la somme en question, de sorte que ses créanciers pourraient la saisir. Par conséquent, il faut lui prêter une autre intention, soit celle de transférer à sa femme aussi bien le titre juridique que l’intérêt bénéficiaire afférents à ladite somme, avec la conviction que leur lien la mettra dans l’obligation morale de lui rendre son argent sur demande. Une telle intention n’est pas celle de constituer une fiducie, mais simplement de faire un don en vue de cacher des actifs.

[40] Le juge de première instance a suivi le même raisonnement dans la décision Livingston [17] . Dans cette affaire, une débitrice fiscale avait déposé des sommes dans un compte établi au nom de Mme Livingston, qui affirmait détenir ces sommes en fiducie pour elle. En première instance, le juge Beaubier a conclu que la débitrice fiscale avait eu l’intention de mettre les sommes en question à l’abri de ses créanciers. En conséquence, a‑t‑il conclu, il n’avait pu exister de fiducie. Cette conclusion, qui se révèle tout à fait conforme à celle que la Cour d’appel fédérale avait formulée dans l’arrêt Raphael, n’a pas été infirmée en appel [18] .

[41] La Cour d’appel fédérale a continué de suivre le même raisonnement après la jurisprudence Livingston. Dans l’arrêt Canada c. Rose, elle a de nouveau conclu que l’intention de frustrer ses créanciers est incompatible avec celle de conserver son intérêt bénéficiaire dans un bien, et donc incompatible avec l’existence d’une fiducie [19] .

[42] La Cour d’appel fédérale a récemment résumé son enseignement en matière d’intention dans l’arrêt Eyeball Networks Inc. c. Canada. Se référant explicitement à l’arrêt Livingston, elle y confirme sa position sur ce sujet : « Le droit est sans équivoque : l’application du paragraphe 160(1) n’est pas subordonnée à l’intention de se dérober au paiement d’une dette fiscale. Or, un mobile illicite peut jouer sur la manière dont la Cour évalue les opérations et leurs répercussions […] [20] . »

[43] L’intention que Mme Judith Goldman pourrait avoir eue de se dérober à ses obligations fiscales n’a aucune incidence sur l’existence de la fiducie qu’elle a voulu créer. Son cas n’est pas assimilable aux affaires tranchées par les arrêts Raphael, Livingston et Rose. Dans ces affaires, les débiteurs fiscaux affirmaient à la fois l’intention de frustrer leurs créanciers et celle de conserver leur intérêt bénéficiaire dans les biens en question. Les juridictions saisies ont conclu de ces intentions contradictoires à l’inexistence des fiducies supposées. Or ces intentions contradictoires sont absentes en ce qui concerne Mme Judith Goldman. Elle n’avait pas l’intention de conserver la propriété bénéficiaire du produit du REER : elle voulait explicitement que d’autres en bénéficient. Par conséquent, l’intention qu’elle pourrait avoir eue de se dérober à ses obligations envers l’ARC aurait été tout à fait compatible avec son intention de constituer une fiducie au profit d’autres personnes et ne mettrait pas en cause l’existence de cette fiducie.

[44] En effet, le paragraphe 160(1) a notamment pour objet d’empêcher le contribuable de dépenser ses avoirs dans le but de se dérober à ses obligations envers l’ARC [21] . Cependant, cet objet ne m’autorise pas à écarter le texte et le contexte, par ailleurs sans équivoque, de ce paragraphe. Celui‑ci ne comporte aucune ambiguïté qui me permettrait de ne pas tenir compte de l’existence d’une fiducie par ailleurs valablement constituée. En l’absence de toute ambiguïté, il ne m’appartient pas de donner du paragraphe 160(1) une interprétation qui remplirait son objet [22] . Si le législateur veut que ce paragraphe s’applique à des actes qui échappent à son libellé actuel, il lui est loisible de le modifier. À mon avis, une telle modification n’est pas nécessaire. Pour les motifs exposés plus loin, je suis d'avis que la Loi comporte déjà des garanties largement suffisantes contre les stratagèmes de la nature précise de celui que l’intimée impute à Mme Judith Goldman.

Conclusion : une fiducie a bel et bien été constituée

[45] Pour tous les motifs précédemment exposés, je conclus que l’appelante a reçu le produit du REER en fiducie et l’a réparti conformément aux modalités de celle-ci. Par souci de simplicité, je désignerai ci‑après cette dernière par l'expression « fiducie de REER ».

Qui, relativement au transfert de biens à une fiducie, assume les obligations définies au paragraphe 160(1)?

[46] Il ne fait aucun doute que le transfert de biens à une fiducie entre dans le champ d’application du paragraphe 160(1). La question est de savoir qui encourt les obligations afférentes à ce transfert : la fiducie ou le fiduciaire à titre personnel? Je conclus que les obligations fiscales pèsent sur la fiducie elle-même.

[47] En common law, les fiducies n’ont pas de personnalité morale distincte. Le paragraphe 104(2) vient changer cette règle. Selon cette disposition, une fiducie est réputée, Aux finsde la Loi, être un particulier relativement au patrimoine fiduciaire. Comme la Cour suprême du Canada l'observe dans son arrêt Fundy Settlement c. Canada, « [b]ien qu’une fiducie ne soit pas une personne en common law, elle est réputée être un particulier aux termes de la Loi » [23] .

[48] Par conséquent, la dette fiscale d’une fiducie est une dette de cette fiducie même, et non une dette personnelle du fiduciaire. Le paragraphe 104(1), il est vrai, impose au fiduciaire l’obligation d’utiliser les actifs de la fiducie pour payer cette dette, mais il ne met pas celle‑ci à la charge personnelle du fiduciaire. Si les actifs de la fiducie se révèlent insuffisants pour le paiement des dettes de cette dernière, le ministre ne peut simplement saisir les actifs personnels du fiduciaire.

[49] Comme on le verra plus en détail plus loin, le paragraphe 159(3) donne au fiduciaire une nette incitation à s'assurer que les actifs de la fiducie servent au paiement des dettes fiscales de celle‑ci. En effet, le fiduciaire peut être tenu pour personnellement responsable desdites dettes sous le régime de ce paragraphe s’il a réparti ou attribué les actifs de la fiducie sans avoir d’abord obtenu un certificat de décharge. Cependant, sauf cotisation fondée sur le paragraphe 159(3), le fiduciaire ne risque pas d’être tenu personnellement responsable des dettes fiscales de la fiducie du simple fait de sa fonction de fiduciaire.

Comment le paragraphe 160(1) s’applique‑t‑il aux fiducies?

[50] Aux fins du paragraphe 160(1), on distingue trois types de transfert de biens lorsqu'il y a fiducie. Le premier est le transfert de biens qui se produit lorsque la fiducie est constituée. Le deuxième est le transfert qui se produit lorsque la fiducie reçoit des biens additionnels. Et le troisième est celui qui se produit lorsque des biens sont attribués à des bénéficiaires ou répartis entre eux. Chacun de ces transferts peut entrer dans le champ d’application du paragraphe 160(1).

a) La constitution de la fiducie : Lorsque la fiducie est constituée, il y a transfert de biens du constituant à celle‑ci. Aux termes du paragraphe 104(2), la fiducie est réputée être un particulier relativement à ces biens. Autrement dit, le transfert est réputé avoir été fait non pas au fiduciaire personnellement, mais à la fiducie. Le fiduciaire ne peut tomber sous le coup du paragraphe 160(1) puisque ce n’est pas lui qui a reçu les biens. C’est la fiducie, en tant que destinataire des biens, qui le cas échéant assume, relativement au transfert, les obligations que prévoit le paragraphe 160(1). Si le constituant est lié à un ou plusieurs des bénéficiaires, il est réputé, aux termes de l’alinéa 251(1)b), avoir avec la fiducie un lien de dépendance. Par suite, si le constituant avait une dette sous le régime de la Loi au moment du transfert des biens de son patrimoine à la fiducie, le paragraphe 160(1) peut s’appliquer à ce transfert. Le ministre peut invoquer ce paragraphe pour recouvrer la dette fiscale du constituant directement à partir de la fiducie, pour autant qu’il s’y trouve des actifs. Si les actifs ont déjà été attribués ou répartis, le ministre peut aussi décider d’établir une cotisation à l’égard du fiduciaire sous le régime du paragraphe 159(3).

b) Les rentrées de biens additionnels : Une fois constituée, la fiducie peut s’enrichir de nouveaux biens soit par des apports additionnels de capitaux, soit en gagnant des revenus. Ici encore, selon le paragraphe 104(2), ces biens sont réputés être reçus par la fiducie, et non par le fiduciaire personnellement. Aux fins du paragraphe 160(1), les apports additionnels de capitaux font l’objet du même traitement que le patrimoine fiduciaire de départ. En règle générale, le revenu produit par les biens en fiducie ne fait pas jouer le paragraphe 160(1) parce que la fiducie aura fourni une contrepartie pour ce revenu. Les dividendes font exception à cette règle générale. Le paragraphe 160(1) peut s’appliquer à l’encaissement par la fiducie de dividendes provenant d’une société avec laquelle elle a un lien de dépendance, si ce transfert est effectué à un moment où cette société doit une somme en vertu de la Loi. Le ministre peut alors invoquer le paragraphe 160(1) pour établir une cotisation à l’égard de la fiducie, pour autant qu’elle contient des actifs. On trouve des exemples de cotisations établies sous le régime du paragraphe 160(1) à propos de transferts de ce type dans les décisions Mamdani Family Trust c. La Reine [24] et Ansems c. La Reine [25] .

c) L’attribution aux bénéficiaires : Lorsqu’ils sont attribués aux bénéficiaires ou répartis entre eux, les biens sont réputés, selon le paragraphe 104(2), leur avoir été transférés à partir de la fiducie. Il y a deux cas où le bénéficiaire peut assumer les obligations définies au paragraphe 160(1) relativement à un tel transfert. Premièrement, comme ce paragraphe s’applique aux transferts effectués « au moyen d’une fiducie », si le bénéficiaire a un lien de dépendance avec le constituant et que celui‑ci devait des impôts au moment où il a transféré les biens à la fiducie, ledit bénéficiaire a alors reçu les biens dudit constituant « au moyen d’une fiducie » sans fournir de contrepartie, de sorte que le paragraphe 160(1) joue. Le ministre n’a pas alors à établir de cotisation à l’égard de la fiducie : il peut simplement établir la cotisation directement à l’égard du bénéficiaire. La deuxième façon dont un bénéficiaire peut tomber sous le coup du paragraphe 160(1) est plus complexe. Si la fiducie elle-même doit une somme en vertu de la Loi – y compris en vertu du paragraphe 160(1), du fait de conditions définies dans les paragraphes ci‑dessus –, le bénéficiaire a alors reçu des biens de ladite fiducie à un moment où celle‑ci avait une dette sous le régime de la Loi. Or, comme le bénéficiaire est réputé, selon l’alinéa 251(1)b), avoir un lien de dépendance avec la fiducie, toutes les conditions sont alors remplies pour une cotisation fondée sur le paragraphe 160(1) [26] .

[51] La présente partie de mon analyse concerne le premier type de transfert (soit en l’occurrence la constitution de la fiducie de REER sur le produit du REER). Selon le paragraphe 104(2), ce transfert est réputé avoir été fait de Mme Judith Goldman à la fiducie de REER. Il ne s’agissait pas d’un transfert de Mme Goldman à l’appelante. Par conséquent, la première des conditions dont dépend l’application du paragraphe 160(1) n’est pas remplie.

[52] Le deuxième type de transfert n’est pas pertinent dans le présent appel. J’examinerai plus loin dans la présente décision le troisième type de transfert, soit en l’occurrence le transfert de fonds de Mme Judith Goldman à l’appelante, en sa qualité de bénéficiaire, par le moyen de la fiducie de REER. Comme il sera alors constaté, je conclus que l’appelante tombe sous le coup du paragraphe 160(1) relativement à ces transferts.

L’inapplicabilité à la présente espèce de l’opinion incidente formulée dans l’arrêt Livingston

[53] Il me paraît important, avant d’aller plus loin, d’examiner certaines observations incidentes formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Livingston. Comme je l’expliquais ci‑dessus, cet arrêt concernait le dépôt de sommes par une débitrice fiscale dans le compte bancaire de Mme Livingston. Celle‑ci soutenait détenir ces sommes en fiducie pour la débitrice fiscale. Or la Cour a conclu que Mme Livingston avait à la fois le titre juridique et l’intérêt bénéficiaire afférents à ces sommes, et qu’elle assumait les obligations relatives au montant des transferts. La Cour a formulé cette conclusion dans les termes suivants [27] :

Le dépôt de sommes sur le compte bancaire d’une autre personne constitue un transfert de biens. Rappelons, pour lever toute ambiguïté, que le dépôt de sommes par [la débitrice fiscale] sur le compte de [Mme Livingston] permettait à cette dernière de les en retirer n’importe quand. Le bien transféré était le droit d’exiger de la banque qu’elle remette à [Mme Livingston] la totalité des sommes déposées. La valeur de ce droit était la valeur totale desdites sommes.

[54] Je souscris à cette conclusion. Comme on l’a vu plus haut, dans l’affaire Livingston, l’intention de la débitrice fiscale de frustrer ses créanciers était incompatible avec l’existence d’une fiducie. Par conséquent, comme il n’avait pas été constitué de fiducie, ce que Mme Livingston avait reçu était à la fois le titre juridique et l’intérêt bénéficiaire afférents aux sommes déposées, sous la seule réserve de l’obligation morale de les rendre à la débitrice fiscale.

[55] Cependant, la Cour d’appel fédérale a ajouté à cette conclusion les observations incidentes qui suivent [28] :

En outre, il y a transfert de biens pour l’application de l’article 160 même si la propriété bénéficiaire ou effective n’a pas été transférée. Le paragraphe 160(1) s’applique à tout transfert de biens – « au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon ». Par conséquent, ce paragraphe définit le transfert à une fiducie comme un transfert de biens. Il est certain que, même si l’auteur du transfert est le bénéficiaire de la fiducie, le titre juridique a été transféré au fiduciaire. Il s’agit donc là d’un transfert de biens pour l’application du paragraphe 160(1), qui, après tout, a entre autres pour objet d’empêcher l’auteur du transfert de cacher ses biens, y compris derrière une fiducie, pour éviter que l’ARC ne les saisisse. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument de [Mme Livingston] selon lequel [la débitrice fiscale] a conservé le titre de bénéficiaire des sommes déposées.

[56] Plusieurs années plus tard, ces observations causent encore une grande confusion dans les milieux de la fiscalité. La Cour d’appel fédérale aurait pu simplement dire que l’intention de frustrer ses créanciers est incompatible avec l’existence d’une fiducie. Comme je le précisais plus haut, ce principe avait auparavant été consacré par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raphael, puis suivi par le juge du fond dans l’affaire Livingston, puis suivi encore par la Cour d’appel fédérale dans son arrêt Rose. Ce principe aurait été à la fois suffisant pour rejeter l’appel de Mme Livingston et conforme à la conclusion de la Cour selon laquelle celle‑ci avait reçu aussi bien le titre juridique afférent aux sommes déposées que leur propriété bénéficiaire. Or, dans le paragraphe que je viens de citer, la Cour semble plutôt enseigner en opinion incidente que le simple fait pour le fiduciaire de recevoir le titre juridique sur une somme donnée suffit à le faire tomber personnellement sous le coup du paragraphe 160(1) au titre de la valeur intégrale de cette somme. Soit dit en toute déférence, une telle conclusion ne trouve appui ni dans la Loi ni dans les principes généraux d’évaluation.

[57] Il semblerait que le paragraphe 104(2) n’ait pas été porté à l’attention de la Cour. Comme on l’a vu plus haut, la fiducie, selon ce paragraphe, est réputée être un particulier. Par conséquent, tout bien transféré au fiduciaire est réputé avoir été transféré à la fiducie, et non au fiduciaire personnellement. Il s’ensuit que, si une fiducie avait existé, toute cotisation fondée sur le paragraphe 160(1) aurait été établie à l’égard de la fiducie, et non à l’égard de Mme Livingston.

[58] Soit dit encore en toute déférence, je ne peux pas non plus comprendre pourquoi la Cour n’a pas jugé « nécessaire d’examiner l’argument de [Mme Livingston] selon lequel [la débitrice fiscale] a[vait] conservé le titre de bénéficiaire des sommes déposées ». Cette observation est formulée dans la partie du jugement portant sur la question de savoir s’il y avait eu transfert de biens. Il me semble que la détermination précise du bien transféré forme une part essentielle de toute analyse relative au paragraphe 160(1). Ce texte ne joue que si le bénéficiaire n’a pas fourni, en échange du bien qui lui est transféré, de contrepartie égale à sa juste valeur marchande. Pour faire ce constat de fait, il faut savoir quel bien a été transféré, et non pas seulement qu’un bien, n’importe lequel, a été transféré. Le titre juridique à lui seul ne vaut rien. Toute la valeur d’un bien déterminé réside dans sa propriété bénéficiaire. Il semble ressortir de l’opinion incidente de la Cour d’appel fédérale que, si elle avait conclu que Mme Livingston n’avait reçu que le titre juridique afférent aux sommes déposées, elle aurait été disposée à conclure que la valeur du titre juridique était égale à la valeur nominale de ces sommes. Je ne peux imaginer aucune autre raison pour laquelle la Cour n’aurait pas estimé nécessaire d’établir si la propriété bénéficiaire avait été transférée. Si telle était la vision de la Cour, je me trouve en désaccord respectueux avec elle.

[59] La troisième raison pour laquelle je me vois, avec regret, incapable de souscrire aux observations incidentes de la Cour d’appel fédérale concerne l’interprétation qu’elle donne des mots « au moyen d’une fiducie ». Le paragraphe 160(1) s’applique aux transferts faits « directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon ». Il ressort des observations incidentes de la Cour que les mots « au moyen d’une fiducie » s’appliqueraient au transfert à une fiducie. Soit dit en toute déférence, le transfert de biens du constituant à la fiducie est un transfert direct : ce n’est pas un transfert opéré « au moyen d’une fiducie », mais plutôt un transfert « à une fiducie ». Les mots « au moyen d’une fiducie » s’appliquent au transfert du constituant à un bénéficiaire. Un tel transfert n’est pas un transfert direct, mais un transfert indirect, du constituant au bénéficiaire, « au moyen d’une fiducie ». Comme je le faisais observer plus haut à l’alinéa 49c), si le constituant et le bénéficiaire ont entre eux un lien de dépendance, ce dernier peut tomber sous le coup de l’article 160 relativement à ce transfert indirect. Cette distinction est sans conséquence aux fins du présent appel, mais j’estime néanmoins important de la souligner, étant donné qu’il peut se trouver des cas où elle serait pertinente.

[60] Je note que, dans les arrêts Rose [29] aussi bien que Canada c. 9101‑2310 Québec Inc. [30] , la Cour d’appel fédérale s’est abstenue de commenter le bien-fondé de ces observations incidentes de l’arrêt Livingston. Il faudrait peut-être en déduire qu’elle reconnaît dans une certaine mesure que ces observations incidentes sont peut-être excessives.

[61] Je conclurai en disant que, si elles peuvent avoir un grand poids, les observations incidentes de la Cour d’appel fédérale ne me lient pas. Les faits de l’affaire Livingston sont très différents de ceux de la présente espèce. Il n’y avait pas de fiducie dans l’affaire Livingston. Comme elle n’avait pas à examiner la manière dont le paragraphe 160(1) se serait appliqué dans le cas où une fiducie aurait effectivement été constituée, la Cour semble avoir négligé l’effet du paragraphe 104(2). Étant donné cette apparente inadvertance, si la Cour voulait professer dans ses observations incidentes que le fiduciaire tomberait personnellement sous le coup du paragraphe 160(1) au titre d’un transfert à la fiducie, je ne peux, soit dit en toute déférence, la suivre.

Résumé

[62] En résumé, le conclus que le transfert de 76 616 $ à l’appelante en tant que fiduciaire du produit du REER constituait un transfert de Mme Judith Goldman à la fiducie de REER, et non à l’appelante en sa qualité personnelle. Ce transfert aurait rempli la première condition d’application du paragraphe 160(1) si la cotisation en cause avait été établie à l’égard de la fiducie de REER, mais il ne remplit pas cette condition s’agissant d’une cotisation établie à l’égard de l’appelante en sa qualité personnelle.

[63] Cela dit, au cas où je ferais erreur, je poursuivrai mon analyse relative aux trois autres critères d’application.

(ii) Par une personne qui doit une somme en vertu de la Loi

[64] L’appelante admet que sa mère devait plus de 76 616 $ en impôts au titre de ses années d’imposition 2005, 2009 et 2010. Par conséquent, si j'ai fait erreur plus haut et que le paragraphe 160(1) s’applique au transfert de titre juridique à un fiduciaire, la deuxième condition d’application de ce paragraphe est remplie.

[65] Aux fins du paragraphe 160(1), le transfert au bénéficiaire désigné d’un REER se produit selon moi au décès du participant (Kiperchuk c. La Reine [31] ), et non au moment de la désignation. L’appelante soutient la thèse contraire. Or, comme sa mère l’a désignée comme bénéficiaire en 2010 et que le paragraphe 160(1) s’applique aux sommes à payer au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure, ou pour une de ces années, l’appelante tomberait sous le coup dudit paragraphe selon l’une ou l’autre de ces opinions. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine la sienne.

(iii) À une personne ayant avec elle un lien de dépendance

[66] De toute évidence, l’appelante avait avec sa mère un lien de dépendance. Par conséquent, si, contrairement à ma conclusion, le paragraphe 160(1) s’applique au transfert du titre juridique à un fiduciaire, la troisième condition d’application de ce texte est remplie.

(iv) Pour une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande

[67] Pour le cas où, contrairement à ma conclusion, le paragraphe 160(1) s’appliquerait au transfert du titre juridique à un fiduciaire, je conclus que la juste valeur marchande du titre juridique afférent au produit du REER était nulle. Le titre juridique, en soi, n’a aucune valeur. Toute la valeur réside dans la propriété bénéficiaire.

[68] Comme on l’a vu plus haut, il semble ressortir des observations incidentes formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Livingston que la juste valeur marchande du titre juridique sur un bien donné est égale à la juste valeur marchande de ce bien. Encore une fois, s’il est vrai qu’une opinion incidente de la Cour d’appel fédérale peut avoir un grand poids, une telle opinion ne me lie pas. Soit dit en toute déférence, je ne vois pas comment le titre juridique pourrait avoir une quelconque valeur. Si c’est ce que la Cour voulait dire dans ses observations incidentes, je ne peux, sauf tout le respect que je lui dois, y souscrire ici. Pour le cas où le titre juridique sur le produit du REER aurait été transféré à l’appelante, je conclus qu’il n’y avait pas excédent de la juste valeur marchande des biens sur la contrepartie et donc que la quatrième condition d’application du paragraphe 160(1) n’est pas remplie.

(v) Conclusion

[69] Je conclus que la première condition d’application du paragraphe 160(1) n’est pas remplie. Il n’y a pas eu transfert de biens de Mme Judith Goldman à l’appelante. Le produit du REER a été transféré de Mme Judith Goldman à la fiducie de REER. Pour le cas où, contrairement à ma conclusion, le titre juridique sur le produit du REER aurait été transféré à l’appelante, je conclus que la quatrième condition d’application du paragraphe 160(1) ne se trouve pas remplie non plus. Le titre juridique n’avait aucune valeur, de sorte qu’il n’y avait pas excédent de la juste valeur marchande sur la contrepartie. Dans l’un ou l’autre cas, je conclus que l’appelante ne tombe pas sous le coup du paragraphe 160(1) au titre du transfert du produit du REER à la fiducie de REER.

(vi) Le paragraphe 159(3)

[70] Il me paraît important de préciser que ma conclusion selon laquelle le paragraphe 160(1) ne s’applique pas au transfert du titre juridique au fiduciaire ne signifie pas qu'il soit exempt de toute responsabilité quant aux sommes qu’il reçoit d’un débiteur fiscal. Au contraire, la Loi comporte un mécanisme spécialement conçu pour régler ce cas.

[71] Le paragraphe 159(3) soumet à une obligation solidaire le fiduciaire qui attribue ou répartit des biens à partir de la fiducie, à moins qu’il n’obtienne préalablement du ministre un certificat de décharge. Le fiduciaire est responsable du paiement de la dette de la fiducie jusqu’à concurrence de la valeur des biens répartis ou attribués.

[72] Pour les motifs exposés à l’alinéa 49a) ci‑dessus, la fiducie de REER aurait encouru les obligations définies par le paragraphe 160(1) au moment où l’appelante a attribué les biens aux bénéficiaires [32] . L’appelante a attribué des biens à partir de la fiducie de REER sans d’abord obtenir un certificat de décharge. Si le ministre voulait établir une cotisation à l’égard de l’appelante en sa qualité de fiduciaire, il aurait dû invoquer le paragraphe 159(3) au lieu du paragraphe 160(1).

[73] Les quatre autres transferts ont été opérés à partir de la fiducie de REER. Je les examinerai maintenant un à un.

E. Le transfert à l’appelante d’une partie du solde de la fiducie

[74] L’appelante était non seulement le fiduciaire de la fiducie de REER, mais elle en était aussi bénéficiaire. En cette dernière qualité, elle a touché diverses sommes, dont un montant de 10 460 $ prélevé sur le solde de la fiducie lorsque, à titre de fiduciaire, elle a réparti ce solde également entre ses sœurs et elle-même. Ce transfert appartient à la catégorie que j’ai définie à l’alinéa 49c) ci‑dessus.

[75] L’appelante admet que les quatre conditions d’une cotisation fondée sur le paragraphe 160(1) se trouvent remplies relativement à cette attribution de 10 460 $ sur le solde de la fiducie. Sa mère, à un moment où elle devait des impôts, lui a transféré des biens indirectement au moyen d’une fiducie et sans contrepartie. Par conséquent, l’appelante reconnaît tomber sous le coup du paragraphe 160(1) relativement à ladite somme de 10 460 $.

F. Le paiement des honoraires de liquidation

[76] L’appelante a témoigné que, conformément aux volontés de sa mère, elle avait payé les honoraires de liquidation de la succession à partir de la fiducie de REER. Comme elle était la liquidatrice de cette succession, elle s’est versée à elle‑même cette somme, qui s’élevait en tout à 4 500 $.

[77] Les trois premières conditions d’application du paragraphe 160(1) se trouvent à l’évidence remplies relativement à ce paiement. Mme Judith Goldman, alors qu’elle devait des impôts, a transféré des biens à l’appelante au moyen d’une fiducie. La seule question à ce stade est de savoir si l’appelante a fourni une contrepartie à ce paiement.

[78] Je soupçonne que ce paiement pourrait n’avoir été qu’un moyen de plus d’attribuer le solde de la fiducie de REER. L’appelante aurait considérablement étayé sa version en produisant des éléments établissant qu’elle avait inscrit ces honoraires comme revenu dans sa déclaration d’impôts de 2011. Cela dit, l’intimée n’a pas sérieusement contre-interrogé l’appelante au sujet desdits honoraires. L’appelante était la liquidatrice de la succession de sa mère et, en tant que telle, avait droit à des honoraires de liquidation. Les modalités fiduciaires imposées par la défunte quant à l’usage du produit du REER comprenaient le paiement des frais d’administration de la succession.

[79] Pour tous les motifs dont l’exposé précède, je conclus qu’il est plus probable qu’improbable que l’appelante a fourni une contrepartie aux honoraires de liquidation qu’elle a reçus, de sorte que la quatrième condition d’application du paragraphe 160(1) ne se trouve pas remplie relativement à ce transfert, qui échappe ainsi au champ d’application de ce paragraphe.

G. Les attributions inexpliquées

[80] L’avis d’appel contenait un état de rapprochement censé établir que l’appelante avait attribué la totalité du produit du REER conformément aux volontés de sa mère. L’appelante a témoigné avoir puisé dans le patrimoine fiduciaire pour payer la dernière mensualité du loyer de la voiture de sa mère, les factures de services publics de celle‑ci et les frais funéraires. Elle avait aussi versé à ses sœurs, a‑t‑elle poursuivi, d’autres sommes pour couvrir leurs frais de déplacement et la rémunération de dispensateurs de soins. Cependant, il ressort de la preuve sans ambiguïté qu’une fraction de 8 139 $ de ces frais n’a pas en fait été payée à partir de la fiducie de REER.

[81] Lorsqu’elle est tombée malade, Mme Judith Goldman a ouvert avec l’appelante un compte bancaire conjoint afin de faciliter à cette dernière la tâche de l’aider à gérer ses finances [33] . Le montant susdit de 8 139 $ a été payé à partir de ce compte conjoint, au moyen de fonds qui s’y trouvaient au moment du décès de Mme Judith Goldman, ainsi que de revenus afférents à son emploi, y déposés après son décès : ce montant n’a pas été payé sur le produit du REER.

[82] Non seulement ces frais de 8 139 $ ont été effectivement payés à partir du compte conjoint, mais ils n’auraient jamais pu l’être sur le produit du REER, puisque l’appelante n’a reçu celui‑ci de la Banque de Montréal que plusieurs semaines après que ce montant de 8 139 $ eut été dépensé. Si j’admets que l’appelante était tenue par les modalités de la fiducie de REER d’utiliser le produit du REER pour payer les catégories de frais que le montant de 8 139 $ a servi à payer, elle n’a présenté aucun élément tendant à établir que ledit produit du REER ait été effectivement utilisé pour rembourser ces dépenses à la succession de sa mère.

[83] Pour tous ces motifs, je conclus que les frais en question ont été payés par la succession de Mme Judith Goldman et non par la fiducie de REER. Comme l’appelante ne m’a pas convaincu que les 8 139 $ de frais aient été payés à partir de la fiducie de REER, elle n’a pas expliqué l’usage de cette fraction du montant détenu en fiducie. Selon les seuls éléments de preuve dont je dispose à ce sujet, le produit du REER a été déposé dans le compte bancaire de l’appelante. Faute d’éléments en sens contraire, je me vois obligé de conclure qu’elle a gardé cette somme pour elle-même.

[84] Comme la somme en question a par conséquent fait l’objet d’un transfert indirect de la mère de l’appelante à celle‑ci au moyen d’une fiducie et sans contrepartie, à un moment où sa mère devait des impôts, je conclus que les quatre conditions d’application du paragraphe 160(1) se trouvent remplies à cet égard et que l’appelante encourt les obligations définies par ce paragraphe relativement à une somme additionnelle de 8 139 $.

H. Le paiement des honoraires d’avocat

[85] L’appelante a déclaré avoir versé, à partir de la fiducie de REER, des honoraires de 5 000 $ à l’avocat qui la représente dans le présent appel. Je conclus que ces honoraires se rapportaient au différend fiscal de l’appelante et non à la succession, et qu’ils ont été payés par elle en sa qualité personnelle et non par la fiducie de REER.

[86] Le solde de la fiducie de REER a été versé à l’une des sœurs de l’appelante en septembre 2011 [34] . J’admets qu’il peut être resté dans la fiducie de REER une certaine somme durant un an après cette date aux fins du paiement de frais additionnels de succession tels que ceux relatifs à la production de la déclaration de revenus au décès, mais je n’ai aucune raison de croire que la totalité du solde n’aurait pas été attribuée à l’intérieur de cette durée. L’appelante a témoigné qu’elle n’avait pas alors connaissance des problèmes fiscaux de sa mère. Elle n’aurait donc eu aucune raison de mettre de l’argent de côté dans la fiducie de REER pour payer les frais juridiques que ces problèmes pourraient entraîner. Par conséquent, il ne devait rien rester dans la fiducie de REER lorsqu’elle a payé ces frais juridiques en 2014, de sorte qu’elle ne peut les avoir payés que personnellement.

[87] Il reste donc 5 000 $ de plus en versements inexpliqués à partir de la fiducie de REER. Je conclus que l’appelante doit répondre fiscalement de ce montant pour le même motif que j’ai conclu ci‑dessus à sa responsabilité relativement au versement inexpliqué de 8 139 $.

[88] Pour le cas où, contrairement à ma conclusion, cette somme de 5 000 $ aurait été prélevée sur la fiducie de REER, je conclus qu’il s’agissait là d’un paiement fait dans l’intérêt personnel de l’appelante et sur son ordre. Dans ce cas, l’appelante n’en tomberait pas moins sous le coup du paragraphe 160(1) : sa mère lui aurait transféré des biens sans contrepartie, indirectement et au moyen d’une fiducie, alors que ladite mère devait des impôts [35] .

[89] Pour tous les motifs dont l’exposé précède, je conclus que l’appelante tombe sous le coup du paragraphe 160(1) au titre de la somme additionnelle de 5 000 $.

I. Les transferts aux autres bénéficiaires

[90] Des sommes ont également été versées à partir de la fiducie de REER aux sœurs de l’appelante, aussi bien au titre de leurs parts respectives du solde de cette fiducie que pour rembourser les frais de déplacement engagés pour rendre visite à leur mère. Les sœurs de l’appelante n’ont pas fait l’objet de cotisations, et quoi qu’il en soit de telles cotisations n’ont pas été portées devant moi, de sorte qu’il n’est pas nécessaire que j’examine l’applicabilité du paragraphe 160(1) à ces transferts.

J. Conclusion et dispositif

[91] Comme on l’a vu plus haut, les quatre conditions d’application du paragraphe 160(1) sont réunies relativement à des transferts totalisant 23 599 $ [36] . L’appelante assume donc les obligations afférentes à la dette fiscale de sa mère ou à ce montant s’il lui est inférieur. Comme ladite dette fiscale excédait ledit montant, l’appelante doit répondre fiscalement d’un total de 23 599 $.

[92] L’appel est accueilli, et l’affaire est renvoyée devant le ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation à partir du principe que l’appelante encourait les obligations définies par le paragraphe 160(1) seulement au titre de la somme de 23 599 $.

K. Les dépens

[93] Étant donné le succès mitigé des parties, j’aurais tendance à ne pas adjuger de dépens. Cela dit, les parties ont 30 jours à compter de la date du présent jugement pour s’entendre sur le montant des dépens, à défaut de quoi elles disposeront d’un autre délai de 30 jours pour signifier et déposer des observations écrites sur cette question, et d’un délai additionnel de 10 jours pour signifier et déposer une réponse écrite. Ces écritures ne devront en aucun cas dépasser dix pages. Si les parties n’avisent pas la Cour qu’elles sont parvenues à une entente et ne déposent pas d’écritures sur les dépens dans les délais susdits, elles assumeront leurs dépens respectifs.

L. L’irrégularité des actes de procédure

[94] J’aimerais enfin formuler une observation finale sur les actes de procédure déposés dans le présent appel. Aux termes des alinéas 49(1)a) à c) des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), la réponse à l’avis d’appel doit préciser les faits exposés dans celui‑ci qui sont admis, ceux qui sont niés et ceux que l’intimée ne connaît pas et n’admet pas.

[95] Or l’intimée ne s’est pas conformée à cette règle dans le présent appel. Il est vrai qu’elle a admis ou nié certains faits et déclaré ne pas avoir connaissance d’autres faits. Cependant, elle a aussi déclaré dans sa réponse qu’elle [traduction] « prenait acte » de certains faits et, à propos d’autres, qu’elle n’en [traduction] « tenait pas compte ». Prendre acte ou ne pas tenir compte de faits ne sont pas des possibilités ouvertes à l’intimée sous le régime du paragraphe 49(1) des Règles. Si l’intimée estime un fait dénué de pertinence et en nie la véridicité, elle peut le dire, mais il ne lui est pas permis de simplement « ne pas en tenir compte ». De même, si elle est d'avis qu'un fait est dépourvu de pertinence et n’en a pas connaissance, il lui est loisible de le préciser, mais elle ne peut se contenter d’en « prendre acte ».

[96] L’inobservation du paragraphe 49(1) des Règles peut éventuellement résulter en des conséquences graves. Aux termes du paragraphe 49(2), les faits allégués que l’intimée ne nie pas dans sa réponse à l’avis d’appel sont réputés admis, sauf le cas où elle affirme ne pas en avoir connaissance.

[97] J’ai communiqué aux parties dès le début de l’instruction mes préoccupations concernant la réponse à l’avis d’appel. Je félicite leurs avocats d’avoir réglé cette question à l’amiable. Les parties ont pu s’entendre sur une solution qui évitait l’application du paragraphe 49(2) des Règles, mais cela pourrait ne pas toujours être le cas. Ayant appris que la pratique qui consiste à « prendre acte » ou à « ne pas tenir compte » de faits ne se limite pas au présent appel, mais pourrait même être relativement répandue dans certaines régions du pays, j’ai cru utile de saisir cette occasion pour attirer l’attention sur son irrégularité.

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour de février 2021.

« David E. Graham »

Le juge Graham

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de juin 2021.

François Brunet, réviseur


RÉFÉRENCE :

2021 CCI 13

NDU DOSSIER DE LA COUR :

2016‑4417(IT)G

INTITULÉ :

ADINA GOLDMAN c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATES DE L’AUDIENCE :

Les 30 septembre et 1er octobre 2020

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge David E. Graham

DATE DU JUGEMENT :

Le 25 février 2021

COMPARUTIONS :

Avocat de l’appelante :

MRichard K. Watson

Avocat de l’intimée :

MEmmanuel Jilwan

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

MRichard K. Watson

Cabinet :

Richard K. Watson Professional Corporation

Toronto (Ontario)

Pour l’intimée :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, par. 12.

[2] Mathew c. Canada, 2003 CAF 371; Ali c. Canada, 2008 CAF 190 (autorisation de pourvoi refusée, 2008 CarswellNat 4095); et Kasvand c. Canada, 1994 CarswellNat 972 (CAF).

[3] 2012 CAF 88, par. 8.

[4] Mémoire supplémentaire des faits et du droit de l’appelante, al. 4a) et 4c).

[5] B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315.

[6] Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66.

[7] Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.)., [1999] 3 R.C.S. 46, par. 61; et Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W, 2000 CSC 48.

[8] Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, par. 47.

[9] Wannan c. Canada, 2003 CAF 423, par. 3.

[10] 2018 CAF 68, par. 22.

[11] Dans l’arrêt Hartstein v. Ricottone, 2016 ONCA 913, la Cour d’appel de l’Ontario admet la possibilité de constituer une fiducie oralement. Voir aussi la Loi relative aux preuves littérales (Ontario), LRO 1990, ch. S. 19, art. 9 et 10.

[12] Dai c. Ding, 2019 ONSC 6118, par. 308.

[13] Oosterhoff et coll., Oosterhoff on Trusts, 9e éd., Toronto, Thomson Reuters, 2019, à la page 179.

[14] Voir par exemple Wannan c. Canada, 2003 CAF 423, par. 3; Canada c. Livingston, 2008 CAF 89 (autorisation de pourvoi refusée, 2008 CarswellNat 336), par. 28; Addison & Leyen Ltd. c. Canada, 2006 CAF 107, par. 65; et Canada c. Rose, 2009 CAF 93, par. 28.

[15] 2008 CAF 89 (autorisation de pourvoi refusée, 2008 CarswellNat 3336).

[16] 2002 CAF 23, par. 8.

[17] 2007 CCI 303.

[18] L’appel a été accueilli pour d’autres motifs. Le juge Beaubier avait conclu que, ayant fourni une contrepartie suffisante à la débitrice fiscale, Mme Livingston ne tombait pas sous le coup du paragraphe 160(1). La Cour d’appel fédérale ne l’a pas suivi en cela, concluant plutôt que la juste valeur marchande des sommes déposées dans un compte bancaire est la valeur de ces sommes, de sorte qu’elle a fait droit à l’appel (Livingston (CAF), par. 27 et 31).

[19] 2009 CAF 93, par. 20 à 24 et 31.

[20] 2021 CAF 17, par. 39.

[21] Medland c. Canada, 1998 CarswellNat 766, 98 DTC 6358 (CAF), par. 14; et Heavyside c. Canada, 1996 CarswellNat 2081, [1997] 2 CTC 1 (CAF).

[22] Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, par. 23.

[23] 2012 CSC 14, par. 10.

[24] 2020 CCI 93.

[25] 2019 CCI 66.

[26] S’il est vrai qu’on parle en général du paragraphe 160(1) comme s’appliquant aux impôts impayés, il s’applique en fait, aux termes du sous-alinéa 160(1)e)(ii), à tout « montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la [Loi] », y compris à tout montant fixé par une cotisation établie sur le fondement du paragraphe 160(1) lui-même (Jurak c. Canada, 2003 CAF 58). Par conséquent, une cotisation établie en vertu du paragraphe 160(1) à l’égard d’une fiducie aux fins d’obtenir le remboursement d’une dette du constituant peut entraîner en retour l’établissement d’une cotisation fondée sur le même paragraphe à l’égard d’un bénéficiaire en vue d’obtenir le remboursement du montant que doit la fiducie selon la première cotisation relevant dudit paragraphe.

[27] Livingston (CAF), par. 21.

[28] Livingston (CAF), par. 22.

[29] Par. 32.

[30] 2013 CAF 241, par. 54.

[31] 2013 CCI 60.

[32] La fiducie de REER aurait reçu de Mme Judith Goldman la propriété bénéficiaire du produit du REER sans fournir de contrepartie à un moment où ladite Mme Goldman devait des impôts. Comme elle est liée à plusieurs des bénéficiaires de la fiducie de REER, Mme Judith Goldman est réputée avoir un lien de dépendance avec cette fiducie. Par conséquent, le paragraphe 160(1) se serait appliqué de manière à rendre ladite fiducie responsable de ses dettes.

[33] Je ne sais pas avec certitude si un nouveau compte a été ouvert ou si le nom de l’appelante a simplement été ajouté à un compte déjà ouvert, mais la chose est sans conséquence pour mon analyse.

[34] Pièce A‑1, onglet 13.

[35] Je note que, aux termes du paragraphe 159(3.1), l’appropriation de biens par un fiduciaire est réputée être une attribution de la fiducie pour l’application du paragraphe 159(3), de sorte qu’on pourrait soutenir à titre subsidiaire que l’appelante, en tant que fiduciaire, devrait répondre fiscalement du paiement en question par l’effet de cette disposition, si le ministre avait fondé sa cotisation sur ledit paragraphe 159(3).

[36] 10 460 $ + 8 139 $ +5 000 $ = 23 599$.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.