Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier : 2018-1471(IT)I


ENTRE :

YUSHAN YAO,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

et

LE CENTRE D’ACTION POUR LA SÉCURITÉ DU REVENU

intervenant

Dossier : 2020-1041(IT)G

ET ENTRE :

NING JING ZHANG

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

et

LE CENTRE D’ACTION POUR LA SÉCURITÉ DU REVENU

intervenant.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Observations orales et écrites concernant un voir-dire, reçues et entendues les 16 et 17 décembre 2021, à Toronto (Ontario).

Devant : L’honorable juge Randall S. Bocock

Comparutions :

Avocats des appelants :

Me Alexander Cobb

Me Andrew Boyd

Me Graeme Rotrand

Me Jin Chien

Avocats de l’intimée :

Me Arnold Bornstein

Me Alexander Hinds

Avocats de l’intervenant :

Me Nabila Qureshi
Me Anu Bakshi

ORDONNANCE

APRÈS AUDITION des observations orales et réception des observations écrites dans le cadre d’un voir-dire portant sur l’admissibilité de certains rapports d’experts;

ET ATTENDU que la Cour a publié les motifs de son ordonnance à cette date;

LA COUR ORDONNE :

1. Les déclarations sous serment de Luin Goldring et de Leslie Roos, comprenant leurs rapports d’expert respectifs, sont admissibles et seront admis par la Cour dans leur intégralité, sous réserve des droits habituels et coutumiers de l’intimée de contre-interroger;

2. La déclaration sous serment de Geraldine Sadoway n’est pas admissible à titre de preuve d’expert;

3. Compte tenu des résultats mitigés, les dépens relatifs à la présente requête en voir-dire suivront l’issue de la cause.

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de février 2022.

« R.S. Bocock »

Le juge Bocock


 

Référence : 2022 CCI 23

Date : 20220223

Dossier : 2018-1471(IT)I

ENTRE :

YUSHAN YAO,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

et

LE CENTRE D’ACTION POUR LA SÉCURITÉ DU REVENU

intervenant

Dossier : 2020-1041(IT)G

ET ENTRE :

NING JING ZHANG

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

et

LE CENTRE D’ACTION POUR LA SÉCURITÉ DU REVENU

intervenant.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

Le juge Bocock

I. INTRODUCTION

a) L’intimée conteste l’admissibilité de certains rapports d’expert.

[1] Les motifs de la présente ordonnance portent sur l’admissibilité de certains rapports d’expert présentés à l’appui de la contestation constitutionnelle dans le cadre des appels interjetés par les appelants.

[2] Les appelants demandent que soient admis les rapports des trois experts suivants :

  1. le professeur Luin Goldring (le « professeur Goldring »), un sociologue;

  2. le professeur Leslie Roos (le « professeur Roos »), un psychologue;

  3. Mme Geraldine Sadoway (« Mme Sadoway »), une avocate spécialisée en droit de l’immigration, autorisée à exercer en Ontario.

[3] L’intimée demande que certaines parties des rapports Goldring et Roos soient supprimées et que le rapport Sadoway soit écarté dans son intégralité. Les fondements de ces contestations sont expliqués en détail dans les motifs qui suivent.

b) Nature et contexte de la contestation constitutionnelle

[4] Les appels interjetés par les appelants portent sur la décision du ministre qui a déterminé qu’aucun d’eux n’était admissible à la prestation fiscale canadienne pour enfants, aujourd’hui désignée allocation canadienne pour enfants (l’« ACE »). Le ministre leur a refusé l’ACE après avoir conclu que les appelants n’étaient pas des résidents temporaires au sens et aux fins de l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1, et ses modifications (la « LIR »). Le ministre a conclu que les demandeurs d’asile ne sont pas des résidents temporaires. Les appelants interjettent appel et font principalement valoir que cette décision du ministre est erronée en droit et en fait.

[5] Subsidiairement, ils font valoir que, même si la décision est par ailleurs fondée en droit aux termes de l’article 122.6 de la LIR, elle viole les droits constitutionnels qui leur sont garantis aux termes de l’article 7 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité) ou de l’article 15 (transgression fondée sur un motif de discrimination illicite) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Le contexte de l’atteinte alléguée à l’article 15, résultant d’une discrimination illicite à l’endroit d’un groupe identifiable, renseigne sur la nécessité de la preuve d’expert. Le contexte social pertinent du groupe identifiable est le cadre dans lequel les tribunaux doivent entendre ces experts pour déterminer s’il y a eu violation des droits garantis par la Charte [1] .

[6] Dans l’ensemble des présents motifs, la Cour examinera les contestations concernant l’admissibilité des rapports en divisant ceux-ci en deux groupes distincts : (i) les rapports des professeurs Roos et Goldring et (ii) le rapport de Mme Sadoway. Cette approche est conforme à la méthode choisie par les parties pour présenter leurs observations, ainsi qu’à la manière dont ces observations ont été entendues par la Cour.

II. LES OBSERVATIONS PRÉCISES DES PARTIES

[7] Les paragraphes qui suivent présentent un résumé de certaines observations orales et écrites des parties. L’intervenant n’a présenté aucune observation, que ce soit verbalement ou par écrit.

a) Les rapports Goldring et Roos

(i) Intimée

[8] Certaines parties des rapports d’experts portent sur des statuts d’immigrant et des procédures d’immigration particuliers, qui diffèrent de ceux des appelants. Les migrants sont papier, par exemple, diffèrent des demandeurs d’asile. Ces sections des rapports Roos et Goldring ne satisfont pas au critère d’admissibilité. Les contestations fondées sur la Charte doivent être tranchées en tenant compte des conséquences pour les appelants – en l’occurrence des demandeurs d’asile – et non pour une autre catégorie ou pour une catégorie plus vaste de nouveaux arrivants au Canada. Les conséquences pour des personnes se trouvant dans des situations différentes ne constituent pas un facteur pertinent pour examiner les conséquences pour les appelants.

[9] Dans certaines sections de leurs rapports, ces experts qualifient généralement les nouveaux arrivants de personnes [traduction] « de statut juridique précaire ». Il s’agit d’une « notion vague », large et mal définie. Même si ces renseignements sont vaguement pertinents, la Cour devrait exercer son rôle de gardien du processus judiciaire et écarter cette preuve. Son admission portera préjudice à l’intimée, causera de la confusion et prolongera indûment le procès.

[10] Enfin, même à cette étape d’une requête en voir-dire, la Cour devrait rejeter l’affirmation voulant que les appelants, en qualité de demandeurs d’asile, sont des « résidents temporaires », sans quoi les appelants [traduction] « pourront présenter de nombreux éléments de preuve non pertinents sur les résidents temporaires ». Notre Cour est liée par le précédent faisant autorité, qui a été établi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Almadhoun [2] . Dans cette affaire, la Cour a conclu que les demandeurs d’asile ne sont pas des résidents temporaires.

(ii) Appelants

[11] Les appelants ont été victimes de discrimination en raison de leur statut juridique précaire; les renseignements généraux sur ce groupe sont donc pertinents. Peu de recherches ont porté expressément sur les demandeurs d’asile, d’où la nécessité d’utiliser des recherches sur des groupes différents, mais apparentés, qui font face à des difficultés semblables. L’intimée présume, à tort, que les éléments de preuve sur un groupe plus large ne sont pas pertinents. Les experts expliqueront à la Cour les liens qui existent entre ces groupes. Il sera ensuite loisible à la Cour d’écarter ces liens ou d’en réduire l’importance, mais elle doit entendre les observations.

[12] La Cour ne doit pas statuer sur des questions de fond à ce stade de l’instruction. L’intimée confond le bien-fondé et l’influence de l’argument juridique avec la pertinence de la preuve.

b) Le rapport Sadoway

(i) Intimée

[13] Le rapport Sadoway est irrecevable dans son intégralité, car il expose des avis juridiques sur le droit interne, qu’il constitue une preuve anecdotique pouvant au mieux être qualifiée de factuelle, qu’il ne constitue pas une preuve d’expert et qu’il témoigne d’un parti pris en faveur des appelants. Par conséquent, le rapport ne satisfait pas aux exigences des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), et plus précisément à l’alinéa 145(2)c) et à la formule 145(2) y afférente, quant à l’indépendance, à l’impartialité et à l’objectivité des témoins experts.

(ii) Appelants

[14] Mme Sadoway présente des renseignements nécessaires et pertinents sur le fonctionnement réel du régime d’immigration, qui vont au-delà des simples avis ou arguments juridiques. Son avis professionnel ne constitue pas une preuve anecdotique. L’allégation de partialité formulée par l’intimée n’est pas fondée. Le témoignage de Mme Sadoway est pertinent pour examiner les souffrances et la discrimination du fait de la loi dont sont victimes les demandeurs d’asile, plus précisément ceux issus de groupes marginalisés et racisés.

III. LE DROIT APPLICABLE : CADRE RÉGISSANT L’ADMISSIBILITÉ D’UNE PREUVE D’EXPERT

[15] Le critère en deux volets pour juger de l’admissibilité d’une preuve d’expert a d’abord été énoncé par la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») dans l’arrêt Mohan.

[16] Il a par la suite été clarifié dans l’arrêt White Burgess [3] et peut être résumé comme suit :

1. Critère d’admissibilité : Cette étape consiste à répondre à quatre questions : la preuve est-elle logiquement pertinente; est-elle utile au juge des faits; existe-t-il d’autres règles d’exclusion et l’expert est-il dûment qualifié?

2. Rôle de gardien du processus judiciaire/pouvoir discrétionnaire résiduel d’écarter une preuve : Cette étape consiste en une analyse coûts/avantages des avantages de la preuve en regard des préjudices pouvant en résulter. La valeur probante de la preuve l’emporte-t-elle sur le préjudice, la confusion et la prolongation de l’instruction pouvant en résulter? On peut considérer cela comme une application de la règle générale d’exclusion [4] .

[17] L’établissement de la pertinence selon le premier volet de ce critère est peu exigeant. La question est de savoir si la preuve établit [traduction] « l’existence ou la non-existence d’un fait en litige d’une manière plus ou moins probable qu’elle ne le serait sans cette preuve », et elle doit être évaluée [traduction] « comme une question d’expérience et de logique humaines [5] ». Les éléments de preuve qui ne satisfont pas à ce critère sont strictement inadmissibles.

[18] Après avoir admis de tels éléments de preuve, le juge des faits peut décider du poids qu’il doit accorder au témoignage d’expert en tenant compte de la valeur probante de ce témoignage après l’audition de la preuve [6] .

[19] Ce critère est souvent singulièrement qualifié de « critère Mohan », mais il semble plus approprié de parler du « critère Mohan/White Burgess ». White Burgess est l’arrêt de la Cour suprême faisant jurisprudence sur la question du témoignage d’opinion d’un expert et il énonce le critère à appliquer d’une manière claire et succincte [7] .

IV. DISCUSSION

a) Les rapports des professeurs Goldring et Roos

Question préliminaire

[20] Dans ses observations écrites, l’intimée demande essentiellement à la Cour de rejeter, à ce stade du voir-dire, l’argument juridique selon lequel le principal motif d’appel est que les appelants sont des résidents temporaires, sans quoi les appelants pourraient [traduction] « présenter de nombreux éléments de preuve non pertinents sur les résidents temporaires ». L’intimée a réduit l’importance de cet argument durant la plaidoirie en le réduisant à une simple mention.

[21] Comme la Cour l’a clairement indiqué durant les plaidoiries, une telle décision aura pour effet de trancher la première question en litige. C’est prématuré. Une requête en voir-dire sur l’admissibilité d’une preuve d’expert ne constitue pas la tribune appropriée pour écarter une question de fond (sans lien avec la preuve d’expert contestée) d’une manière aussi indirecte et désinvolte. Cette opinion préliminaire est toujours valable, malgré tous les éléments de preuve factuels sur ce principal motif d’appel qui ont été présentés jusqu’à maintenant à la Cour. Cependant, la Cour a demandé, et recevra, des observations sur cette question « non constitutionnelle » des appels. Après les avoir examinées, la Cour pourrait changer d’avis et statuer à l’avance sur la question « non constitutionnelle », mais cela est peu probable.

Admissibilité des rapports Goldring et Roos

[22] Les rapports Goldring et Roos traitent tous les deux de la notion de « statut juridique précaire » (également qualifié de « statut d’immigrant précaire »). Les appelants, en leur qualité de demandeurs d’asile, font collectivement partie de ce large groupe. Prétendre le contraire irait à l’encontre de la simple logique et de l’étymologie. Les rapports traitent également d’autres sous-groupes au statut juridique précaire, qui sont formés de personnes qui arrivent au Canada en empruntant une voie d’immigration ou d’entrée (« groupes empruntant une voie différente ») qui diffère de celle des appelants, par exemple les migrants sans papiers ou les étudiants étrangers.

Application du critère Mohan/White Burgess :

Volet 1 : Critère d’admissibilité

[23] Les appelants font valoir, à juste titre, que la preuve d’ordre social revêt une importance substantielle dans les affaires fondées sur la Charte. Ce constat ressort très clairement de la jurisprudence. En bref, le critère pour démontrer qu’il y a eu, à première vue, violation de l’article 15 comporte deux volets [8] :

  • 1) La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?

  • 2) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[24] Pour étayer le premier volet de l’analyse fondée sur l’article 15, les appelants font valoir que le statut d’immigrant constitue un motif analogue, ce que réfute l’intimée. Pour avoir gain de cause, les appelants doivent démontrer que le statut d’immigrant est considéré comme immuable [9] ; pour établir le caractère immuable, la preuve générale d’ordre social sur l’immigration, notamment celle portant sur des groupes de statut juridique précaire empruntant des voies différentes, doit être logiquement pertinente, même lorsque les deux appelants font partie d’un groupe plus restreint composé uniquement des demandeurs d’asile.

[25] En général, le statut juridique précaire est également logiquement pertinent à l’égard du deuxième volet de l’analyse fondée sur l’article 15. Les parties semblent s’entendre sur le fait que les appelants doivent démontrer (notamment) qu’ils font partie, à titre de demandeurs d’asile, d’un « groupe défavorisé » à l’encontre duquel la loi contestée établit une distinction. Les parties ne s’entendent toutefois pas sur ce qu’englobe ce « groupe défavorisé ». Les appelants affirment qu’ils ont fait l’objet d’un traitement différent à cause de leur statut juridique précaire. L’intimée réplique que cette observation est trop vague : le traitement des appelants a été basé sur leur statut à titre de demandeurs d’asile. Le fait qu’il faille examiner la preuve détermine, du moins en partie, l’étendue du groupe. La Cour doit faire cet examen et rendre une décision.

[26] La pertinence des éléments de preuve sur les groupes empruntant des voies différentes n’est pas aussi évidente. L’intimée fait valoir que ces groupes différents vivent des expériences différentes de celles des appelants et qu’il existe également des différences entre eux sur le plan des facteurs de stress et de l’accès aux services; il n’est donc pas pertinent d’examiner les groupes qui empruntent des voies différentes. Les appelants invoquent un argument plus convaincant lorsqu’ils affirment qu’il n’appartient pas à l’intimée de déterminer si des extrapolations peuvent, ou non, être faites à partir des expériences vécues par d’autres groupes pour tirer des conclusions sur le « groupe défavorisé » des appelants. Ce rôle devrait plutôt incomber aux experts. Après avoir entendu les experts, la Cour évaluera cette preuve et déterminera le poids qu’il convient d’y accorder en se fondant sur la force et l’analogie des liens qui existent entre ces autres groupes et les appelants. Une décision préliminaire doit être rendue pour déterminer s’il existe des points communs entre les groupes empruntant des voies différentes et les demandeurs d’asile, en tant que groupes défavorisés. Cette décision doit être rendue en premier, et la Cour a besoin à cette fin d’une preuve d’expert. La Cour entendra cette preuve.

[27] Enfin, les appelants notent qu’ils ont aussi invoqué des arguments fondés sur l’article 7 de la Charte – l’intersectionnalité de la race et du genre – ainsi que sur les engagements du Canada au titre des conventions internationales. Il convient de rappeler qu’un large éventail d’éléments de preuve relevant des sciences sociales pourrait être pertinent pour étayer n’importe lequel de ces arguments. Il serait prématuré d’écarter la preuve d’expert qui fournira à la Cour le contexte social dans lequel s’inscrivent ces autres motifs invoqués.

Volet 2 : Gardien du processus judiciaire/pouvoir discrétionnaire résiduel

Deuxième volet du critère Mohan/White Burgess : valeur probante en regard des effets préjudiciables.

[28] L’intimée fait valoir que le statut juridique précaire est une notion trop large et trop mal définie pour avoir une valeur probante et que cet élément devrait, de ce fait, être écarté. Les appelants notent pour leur part que le statut juridique précaire n’est pas une notion nouvelle ou arbitraire, comme en font foi les curriculum vitæ des experts; cette notion est étudiée depuis de nombreuses années. Qui plus est, même en l’absence d’une qualité pour agir dans l’intérêt public, des éléments de preuve généraux peuvent être admis dans des affaires fondées sur la Charte. Dans l’arrêt Bedford, les demanderesses avaient qualité pour agir dans l’intérêt privé et pour contester les lois sur la prostitution, mais la Cour suprême a néanmoins accepté un large éventail d’éléments de preuve plus généraux sur la prostitution [10] .

[29] La valeur probante de la preuve sur des groupes empruntant des voies différentes pourrait être plus ténue. L’intimée fait valoir que, bien que la preuve sur des groupes empruntant des voies différentes puisse être pertinente sur le plan théorique, les experts n’ont pas établi suffisamment de liens entre ces groupes et les appelants. L’admissibilité à l’allocation canadienne pour enfants est fortement tributaire du statut d’immigrant : l’admissibilité varie en fonction de la voie d’immigration. La clarification de la pertinence de la preuve lors de l’instruction nécessitera des contre-interrogatoires approfondis, ce qui prolongera la durée du procès et créera de la confusion. La Cour doit prendre au sérieux son rôle de gardien du processus judiciaire et ne doit pas simplement admettre des éléments de preuve qui satisfont au critère mais auxquels peu de poids serait accordé [11] .

[30] Les appelants font valoir que les réserves exprimées au sujet de la méthode utilisée par les experts devraient être soulevées lors du contre-interrogatoire ou en invitant un expert à témoigner du contraire. Dire que l’expérience d’autres groupes est trop différente pour avoir une valeur probante relève de la conjecture; cette question relève de la compétence des experts, et non des avocats. La Cour ne doit pas présumer de la valeur probante de la recherche avant d’entendre les témoignages. Les experts sont en mesure d’examiner les données disponibles sur les différents groupes et de reconnaître les complexités de ces groupes et leur interdépendance.

[31] Ultimement, la Cour doit privilégier la prudence et ne pas préjuger de la valeur probante. À titre d’exemple, la discussion dans le rapport du professeur Roos sur une femme enceinte sans papiers fournit un contexte utile sur l’intersection entre le genre et le statut d’immigrant (discrimination fondée sur le sexe). La discussion du professeur Goldring sur les travailleurs temporaires conduit à une affirmation plus générale [traduction] : « une personne qui a déjà été dans un statut précaire sous une forme ou une autre est plus susceptible d’être en situation de plus grande précarité d’emploi dans l’avenir ».

[32] On pourrait prétendre que les paragraphes 30 et 28 du rapport Goldring pourraient être écartés. En ma qualité de juge siégeant seul dans une affaire fondée sur la Charte, je doute que l’inclusion de ces deux paragraphes causera un grand préjudice ou une perte de temps. L’élagage de la déclaration sous serment pourrait nous priver d’une partie du contexte global. Face à une situation semblable, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Trinity Western [12] :

[traduction]

Certains aspects des arguments invoqués dans les deux déclarations portent sur le type de préjudice que l’on peut réduire au minimum en admettant ces arguments pour ce qu’ils sont. Il ne s’agit pas d’une tentative subtile d’invoquer un argument à l’insu du gardien, en le dissimulant dans une opinion d’expert. Dans le contexte d’un rapport d’expert traitant de faits d’intérêt public ou de faits sociaux, une certaine latitude peut être autorisée afin que l’intégralité du rapport puisse faire partie du dossier. La révision des rapports, en l’absence de la démonstration d’effets préjudiciables plus importants, pourrait entraîner la perte d’une partie du contexte global qui pourrait être nécessaire, à la fois pour comprendre le rapport dans son intégralité et pour déterminer le poids devant être accordé aux conclusions qui y sont formulées.

[33] Il faut faire preuve de prudence avant d’écarter des articles de journaux (à moins que ceux-ci figurent uniquement dans un paragraphe inadmissible). Ces articles ajoutent à l’exactitude bibliographique. L’expertise pour déterminer la pertinence ou la valeur probante de ces éléments de preuve, avant d’entendre les témoignages, ne tient pas compte de l’utilité de l’audition de ces éléments de preuve avant de leur attribuer une valeur probante et un poids. Après l’audition de la preuve, le juge des faits et du droit siégeant seul, ou la formation de juges, accordera peu ou pas d’importance aux éléments, si ceux-ci sont jugés inadmissibles, superflus ou indirects.

[34] Les renseignements sur le statut juridique précaire ont certainement une valeur probante suffisante pour être admissibles. Certaines parties des rapports Goldring et Roos, qui portent sur des groupes empruntant des voies différentes, pourraient autrement mettre en jeu le rôle de gardien de la Cour. Cependant, les rapports fournissent dans l’ensemble des renseignements utiles sur le plan social; toute autre évaluation de leur pertinence ou applicabilité devra se faire après que l’ensemble de la preuve aura été évalué.

b) Le rapport de Mme Sadoway

[35] Les avocats ont scindé en deux parties égales le rapport de Mme Sadoway : les paragraphes 5 à 9 présentent l’historique et le contexte législatif de diverses lois fédérales et les paragraphes 10 à 14 présentent des observations sur les délais d’attente, les durées et les voies utilisées pour la reconnaissance du statut de réfugié. Mme Sadoway est une avocate spécialisée en droit de l’immigration qui exerce en Ontario.

Paragraphes 5 à 7

[36] L’intimée fait valoir que les paragraphes 5 à 9 exposent l’historique du texte législatif; or, il est acquis en matière jurisprudentielle que les témoignages d’opinion juridique sur des questions de droit interne sont inadmissibles [13] . Les appelants rétorquent que Mme Sadoway ne formule pas d’opinions sur les lois qui permettront de trancher l’ultime question en litige dont la Cour a été saisie. Au contraire, son illustration du fonctionnement du régime d’immigration fournit au juge des faits des renseignements nécessaires et pertinents.

[37] Les appelants invoquent l’arrêt R. v. Boule comme source faisant autorité indiquant que les avocats peuvent présenter des opinions d’expert sur [traduction] « la manière dont fonctionne réellement un régime législatif [14] ». Dans Boule, l’accusé était visé par des chefs d’accusation pour crimes aux termes de Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la « LIPR ») et du Code criminel, relativement au passage d’étrangers clandestins au Canada [15] . L’accusé a contesté les infractions et les dispositions pénales en invoquant une violation de ses droits garantis par l’article 7 de la Charte. Le juge qui présidait a admis le témoignage d’expert d’un avocat spécialisé en immigration sur les politiques et pratiques en matière d’immigration, notamment sur [traduction] « les politiques et les pratiques disponibles pour remédier à la perte de statut juridique [16] ». Dans le cadre de la décision concernant le voir-dire, la Cour a déclaré ce qui suit [17] :

[traduction]

Les éléments de preuve sur la juste interprétation d’un régime législatif sont inadmissibles, car il s’agit d’arguments juridiques. Si ces éléments ont une incidence sur la question en litige, il convient de les traiter avec prudence. Cependant, si les éléments de preuve aident la cour à comprendre le fonctionnement réel d’un régime législatif, ils sont alors admissibles et utiles.

[38] Le juge qui présidait a limité sa dépendance envers cette preuve d’expert en la qualifiant de « renseignements généraux utiles » sur le régime d’immigration complexe [18] . Il convient de préciser, sur le plan contextuel, que Boule est un procès criminel qui a été instruit par une cour provinciale. Dans les affaires pénales, la cour doit [traduction] « faire preuve de prudence lorsqu’elle restreint la capacité d’un accusé de présenter une preuve en défense » [19] .

Paragraphes 10 à 14

[39] L’intimée fait valoir que les paragraphes 10 à 14 devraient être écartés à ce stade de l’exercice du rôle de gardien; de larges portions de ces paragraphes décrivent le temps que doivent attendre différents demandeurs pour obtenir le statut de réfugié. Ces renseignements ne sont pas nécessaires : des témoins ordinaires ont déjà largement témoigné sur cette question et le fait que le traitement des demandes d’asile puisse être long n’est pas particulièrement litigieux. Qui plus est, les difficultés auxquelles font face les personnes de statut juridique précaire, quant à leur capacité de trouver du travail et de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, sont déjà traitées de manière très détaillée dans d’autres rapports d’expert admissibles qui doivent être présentés à la Cour.

V. APPLICATION DU CRITÈRE MOHAN/WHITE BURGESS

[40] Bien qu’elle ne soit pas formulée en ces termes par les appelants ou l’intimée, la question en litige, quant à savoir si l’avis juridique d’un expert est admissible ou non, est fondamentalement une question de nécessité, puisqu’il s’agit de déterminer si l’avis juridique est « nécessaire[...] au juge des faits pour apprécier les questions en litige en raison de la nature technique de cellesci [20] ». Une opinion d’expert devrait fournir des renseignements qui vont au-delà de l’expérience ou des connaissances du juge. Bien que cela ne s’applique pas aux domaines des sciences naturelles, des sciences appliquées ou des sciences sociales, les juges, en théorie du moins, sont déjà des spécialistes du droit; par conséquent, l’avis juridique d’un témoin expert ne sera habituellement pas nécessaire et devrait être écarté à ce stade constituant le troisième volet du critère Mohan/White Burgess [21] .

[41] Les paragraphes 5 à 9 du rapport Sadoway ne font qu’exposer l’historique de textes législatifs. À première vue, ils ressemblent aux observations écrites habituelles que la Cour est susceptible de recevoir à la conclusion du procès. Dans son rapport, Mme Sadoway renvoie, par exemple, à des affaires portées devant la Cour suprême, à des règlements, ainsi qu’à un résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui a été publié dans la Gazette du Canada. Tous ces éléments, sans exception, peuvent être invoqués par les appelants à titre de textes législatifs interprétatifs visant à aider au règlement de la question, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un spécialiste « du droit ». Ces paragraphes ne s’apparentent pas à des connaissances ou opinions d’un expert dans les domaines des sciences naturelles, des sciences appliquées ou des sciences sociales, qui seraient par ailleurs inconnues du juge des faits ou dont celui-ci aurait besoin.

[42] L’arrêt Boule diffère et n’a pas d’effet contraignant ou prépondérant sur notre Cour. Bien que cela ne ressorte pas clairement du recueil de jurisprudence, dans Boule, les droits garantis à l’accusé par l’article 7 ont été invoqués devant la Cour dans le contexte du comportement criminel allégué de l’accusé et des sanctions pénales qui en ont résulté. La preuve d’expert a vraisemblablement été essentielle pour établir les pratiques exemplaires, les codes de comportement ou les mesures habituelles prises par M. Boule lui-même pour protéger les droits des immigrants. Cette situation ne diffère pas de celle de juristes chevronnés appelés à témoigner dans des affaires de négligence professionnelle pour établir devant la Cour le seuil de base à respecter en matière de normes ou de pratiques professionnelles. Dans l’arrêt Boule, le procès portait sur les actions de M. Boule. Autrement dit, la Cour devait statuer sur les actions dites « nécessaires » de l’accusé. Dans le présent appel, les actions des appelants constituent, au mieux, des actions dérivées; l’affaire porte sur leurs difficultés en tant que demandeurs d’asile marginalisés, et non à titre d’agents, de défenseurs ou d’activistes accusés d’infractions criminelles. Tout cela pour dire que l’arrêt Canada (BRI) s’applique davantage que l’arrêt Boule au présent appel et à notre Cour et s’en rapproche davantage.

[43] Bien qu’une description d’autres types de personnes de statut juridique précaire puisse être pertinente (ainsi qu’il est indiqué dans les rapports Goldring et Roos), notre Cour doit exercer son rôle de gardien à l’égard du rapport Sadoway et l’écarter. La nécessité globale et la valeur probante du sujet en tant que preuve présentée par un avocat sont faibles, lorsqu’on les compare au temps et aux coûts qu’il faudrait consacrer pour obtenir le témoignage d’un autre expert sur des sujets déjà traités dans le contexte des sciences sociales plutôt que d’avoir un membre du barreau exposer des éléments anecdotiques mais potentiellement utiles.

[44] Plus précisément, si Mme Sadoway comparaît devant la Cour en raison de ses très vastes connaissances du droit interne de l’immigration, elle pourra le faire en qualité d’avocate depuis le pupitre près de la table des avocats, et non en qualité d’expert à la barre des témoins.

VI. CONCLUSION

[45] Pour les motifs énoncés, les rapports Goldring et Roos sont admissibles dans leur intégralité. Le rapport Sadoway est écarté. Compte tenu des résultats mitigés, les dépens relatifs au présent voir-dire suivront l’issue de la cause.

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de février 2022.

« R.S. Bocock »

Le juge Bocock


RÉFÉRENCE :

2022 CCI 23

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :

2018-1471(IT)I; 2020-1041(IT)G

INTITULÉ :

YUSHAN YAO c. SA MAJESTÉ LA REINE ET LE CENTRE D’ACTION POUR LA SÉCURITÉ DU REVENU; NING JING ZHANG c. SA MAJESTÉ LA REINE ET LE CENTRE D’ACTION POUR LA SÉCURITÉ DU REVENU

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 16 et 17 décembre 2021

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

L’honorable juge Randall S. Bocock

DATE DE L’ORDONNANCE :

Le 23 février 2022

COMPARUTIONS :

Avocats des appelants :

Me Alexander Cobb
Me Andrew Boyd
Me Graeme Rotrand
Me Jin Chien

Avocats de l’intimée :

Me Arnold Bornstein
Me Alexander Hinds

Avocats de l’intervenant :

Me Nabila Qureshi
Me Anu Bakshi

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Me Alexander Cobb

Cabinet :

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

100, rue King Ouest

1 First Canadian Place

Bureau 6200, case postale 50

Toronto (Ontario) M5X 1B8

Pour l’intimée :

Me François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 57 [Fraser].

[2] Almadhoun c. Canada, 2018 CAF 112, par. 18 à 21.

[3] R. c. Mohan, 1994 CSC 80, par. 19 à 24 [Mohan]; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, par. 23 et 24 [White Burgess].

[4] R. c. Bingley, 2017 CSC 12, par. 16.

[5] R. v. Abbey, 2009 ONCA 624, par. 82; critère adopté par la Cour suprême du Canada [la « CSC »] dans l’arrêt White Burgess, 2015 CSC 23, par. 23.

[6] Glenn Anderson, Expert Evidence, troisième édition (LexisNexis, 2014), p. 640; renvoyant à R. c. Khelawon, 2006 CSC 57 et R. v. K., A., [1999] OJ no 3280 (C.A. Ont.).

[7] Voir Bingley, par. 13.

[8] R. c. Kapp, 2008 CSC 41, par. 17; Fraser, par. 27.

[9] Corbiere c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 203, par. 13.

[10] Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, par. 15.

[11] R. c. J.-L.J., 2000 CSC 51, par. 28.

[12] Trinity Western University v. Nova Scotia Barristers’ Society, 2014 NSSC 395, par. 19 et 60.

[13] Syrek c. Canada, 2009 CAF 53, par. 28 à 30.

[14] R. v. Boule, 2020 BCSC 1493, par. 11 (voir-dire sur l’admissibilité d’une preuve d’expert) [Boule (voir-dire)].

[15] R. v. Boule, 2020 BCSC 1846, (décision sur la question en litige) [Boule (procès)].

[16] Boule (procès), par. 11 et 12.

[17] Boule (voir-dire), par. 11.

[18] Boule (procès), par. 11 et 12.

[19] Boule (procès), par. 34.

[20] Canada (Bureau de régie interne) c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 43, par. 23 [Canada (BRI)].

[21] Canada (BRI), par. 18, renvoyant à Mohan, par. 24.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.