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Dossier : 2021-2942(IT)I

ENTRE :

JONATHAN LAPIERRE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 24 octobre 2022, à Halifax (Nouvelle-Écosse)

Devant : l’honorable juge Susan Wong


Comparutions :

Représentant de l’appelant :

Tony Faulkner

Avocat de l’intimé :

Me Tanner McInnis

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l'encontre des nouvelles cotisations établies sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 est accueilli sans dépens, et l’affaire est déférée au ministre du Revenu national pour réexamen sur la base suivante :

  1. Les pénalités imposées au titre du paragraphe 163(2) pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 sont annulées.

2. Les nouvelles cotisations établies par le ministre sont maintenues à tous autres égards.

Signé à Toronto (Ontario), ce 25e jour d’octobre 2023.

« Susan Wong »

La juge Wong

 


Référence : 2023 CCI 152

Date : 25 octobre 2023

Dossier : 2021-2942(IT)I

ENTRE :

JONATHAN LAPIERRE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]


MOTIFS DU JUGEMENT

La juge Wong

I. Introduction et vue d’ensemble

[1] Le ministre du Revenu national a fait appel à la méthode de l’avoir net pour établir les nouvelles cotisations tenant compte de revenus d’entreprise non déclarés de l’appelant, pour imposer des pénalités pour faute lourde, et pour établir une nouvelle cotisation à l'égard d'une année frappée de prescription. L’appelant a déclaré un revenu négatif (c’est-à-dire des pertes) pour deux des trois années visées, et un revenu net de tout juste moins de 5 000 $ la troisième année afin de subvenir aux besoins de sa famille de cinq personnes.

[2] L’appelant allègue qu’en usant de la méthode de l’avoir net, le ministre a omis de tenir compte de certains éléments ou crédits, et que les pénalités pour faute lourde sont injustifiées.

II. Questions en litige

[3] Trois questions sont en litige dans le présent appel :

  1. Le ministre était-il fondé à inclure des revenus d’entreprise non déclarés aux montants de 78 055 $, 48 046 $ et 89 706 $ dans les revenus de l’appelant pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 respectivement?

  2. Le ministre était-il fondé à imposer des pénalités pour faute lourde en fonction des revenus d’entreprise non déclarés pour chacune de ces trois années?

  3. Le ministre était-il fondé à établir une nouvelle cotisation à l’égard de l’appelant pour l’année d’imposition 2015 au-delà de la période normale de nouvelle cotisation?

III. Les faits

[4] À l’issue de ses études secondaires, M. Lapierre a fréquenté une école de métiers et obtenu son Sceau rouge de compagnon charpentier. Il a ensuite œuvré dans l’entreprise de son père, W&J Carpentry, pendant une dizaine d’années, jusqu’environ juin 2014, date à laquelle il a succédé à son père. Lorsqu’il a cédé les rênes de l’entreprise à son fils, le père de M. Lapierre lui a fait don des actifs et du fonds de commerce de l’entreprise.

[5] Les services d’entrepreneur général exploités par M. Lapierre étaient une entreprise individuelle, dont l’activité consistait à construire de nouvelles habitations et à rénover des habitations en Nouvelle-Écosse et sur l’Île-du-Prince-Édouard. En 2015, il a travaillé sur un chantier de construction d’une nouvelle maison à l’Île-du-Prince-Édouard et, vers la fin de l’année, il est retourné travailler en Nouvelle-Écosse. En 2016 et 2017, il a travaillé principalement dans la région de Newport, où de plus il résidait. Il poursuit son métier à titre d’entrepreneur général.

[6] M. Lapierre a obtenu la plupart de ses marchés grâce au bouche-à-oreille. Lorsqu’un client achetait et fournissait les matériaux nécessaires à la construction de la charpente, M. Lapierre lui facturait ses services à l’heure. Selon son témoignage, lorsqu’il achetait lui-même les matériaux, il les facturait au prix coûtant, car sinon les clients ne revenaient pas. Il était généralement payé en plusieurs versements, à raison de 50 % à l’avance, 25 % à mi-parcours et 25 % à la fin des travaux. Il a déclaré qu’il n’effectuait aucune transaction en espèces et qu’il acceptait uniquement les paiements par chèque ou par transfert électronique pour le travail effectué.

[7] Durant les années en cause, M. Lapierre employait deux personnes payées à l’heure. Il a expliqué que le travail de charpentier dépend des conditions météorologiques au point que chaque semaine est différente, et qu’il était rare de travailler exactement 40 heures à chaque semaine dans ce domaine. Ses employés étaient son père, dont la rémunération s’élevait à 600 $ pour 40 heures de travail, et un autre ouvrier, rémunéré à raison d’environ 325 $ pour 40 heures de travail. Il déclare avoir versé leur salaire par transfert électronique. Au cours des années visées, il a également retenu les services de sous-traitants, qu’il déclare avoir payés par chèque ou transfert électronique.

[8] M. Lapierre a témoigné que, grâce à la clientèle établie par son père, l’entreprise a été stable et rentable les deux premières années. Mais ces premières années d’exploitation d’une entreprise lui ont été difficiles. Selon lui, avoir à superviser l’ensemble des activités lui-même après avoir travaillé pour autrui représentait un énorme changement. Selon son témoignage, il se servait de la carte de crédit Visa plus de l’entreprise, ainsi que de sa ligne de crédit CIS (Crédit intégré Scotia), pour couvrir tout déficit et, à la fin de l’année 2017, il avait un passif de près de 21 000 $ sur la carte d’affaires Visa et de 31 000 $ sur sa ligne de crédit.

[9] M. Lapierre n’a aucune formation ni expérience en administration des affaires ou comptabilité et, lorsqu’il a commencé à exploiter l’entreprise en 2014, le sous-sol de sa maison lui servait de bureau. Il tenait ses dépenses, données sur ses dépôts bancaires, devis et factures dans des dossiers organisés par mois, qu’il remettait à sa comptable afin que celle-ci établisse sa déclaration de revenu annuelle. Il a reconnu qu’il puisait dans ses comptes bancaires d’entreprise à des fins tant professionnelles que personnelles.

[10] À compter de 2010 environ, sa femme et lui ont vendu des livres et des CD sur le leadership par l’entremise de Life Leadership, entreprise de commercialisation à paliers multiples. Ils ont fait des ventes en 2015 et 2016, puis cessé leurs activités au début de 2017. Il aidait sa femme à vendre des articles de Life Leadership le soir, après son travail d’entrepreneur général pendant le jour. Il a déclaré qu’en retour, elle avait aidé à tenir les livres de son entreprise, mais dans une faible mesure seulement. Ils ont trois enfants, âgés de six, dix et vingt ans au moment de l’audience. La principale source de revenus de la famille au cours des années en question était l’entreprise de services d’entrepreneur général.

[11] M. Lapierre a déclaré qu’en 2021, sa femme et lui ont vendu la maison familiale en raison de l’impossibilité de faire face à leurs dépenses pendant la pandémie mondiale. La vente de la maison leur a permis de rembourser les sommes empruntées, au moyen de leur ligne de crédit CIS et de la carte Visa de l’entreprise, qui s’élevaient alors à 42 000 dollars.

[12] Le tableau qui suit présente le montant des revenus déclaré par M. Lapierre et le montant des revenus établi par le ministre[1] :

 

Année

Montant déclaré

Montant révisé

Écart net

2015

 

 

 

  • (a)Revenus d’entreprise nets

(28 007) $

50 048 $

78 055 $

  • (b)Total des revenus

(22 787) $

55 268 $

78 055 $

2016

 

 

 

  • (a)Revenus d’entreprise nets

14 011 $

62 057 $

48 046 $

  • (b)Total des revenus

4 927 $

52 973 $

48 046 $

2017

 

 

 

  • (a)Revenus d’entreprise nets

(43 755) $

45 951 $

89 706 $

  • (b)Total des revenus

(43 755) $

45 951 $

89 706 $

[13] Selon son témoignage, la vérificatrice de l’Agence du revenu du Canada, Jacklyn Winters, a rencontré l’appelant à son domicile afin d’évaluer son niveau de vie. Elle a déclaré qu’elle savait qu’il avait une remorque pour son entreprise, mais qu’elle ne l’avait pas visitée, celle-ci se trouvant sur un chantier. Elle a constaté que ses livres et registres, ainsi que les relevés mensuels des comptes bancaires de l’entreprise, étaient organisés par mois. Elle a appris qu’il tenait ses registres quotidiens à son domicile et qu’il remettait les registres mensuels à sa comptable. La comptable établissait alors les déclarations trimestrielles de TPS et lui en remettait une copie; à la fin de l’année, elle établissait la déclaration de revenu et lui en remettait une copie pour examen.

[14] Mme Winters a noté qu’on observe en général un problème de séparation des fonctions dans les entreprises individuelles. Elle a expliqué que dans une entreprise individuelle, une seule personne assume les tâches qui relèveraient normalement de personnes distinctes à des fins de contrôle interne, par exemple la réception des paiements et le dépôt des sommes reçues à la banque.

[15] Elle a déclaré avoir commencé par analyser les dépôts bancaires et par calculer approximativement l’avoir net afin de vérifier indirectement le montant des revenus. Elle a expliqué qu’il était normal de procéder à l’analyse de l’année la plus récente, et qu’elle s’était donc contentée de commencer par la vérification pour l’année 2017. Elle a déclaré que son analyse des dépôts mensuels sur chaque compte bancaire révélait un écart initial de 77 575 dollars après déduction des ventes et des montants autres que du revenu déclarés[2]. Elle a expliqué que l’écart initial n’est qu’un signe de l’existence possible de revenus non déclarés. Elle a précisé qu’un écart initial de plus de 10 000 ou 15 000 dollars permettait de penser qu’il y avait lieu de procéder à un examen complet sur l’avoir net.

[16] Il est ressorti de son examen que les retraits effectués sur les comptes bancaires en 2017 s’élevaient à 463 092,77 $[3] au total et qu’une fois soustraits les transferts d’un compte à un autre, les dépenses d’entreprise déclarées par l’appelant, la TPS, les paiements hypothécaires et les remboursements de prêts, il restait un solde de 89 281,64 $, correspondant vraisemblablement aux dépenses personnelles[4]. Mme Winters a déclaré qu’aux fins du calcul approximatif de l’avoir net, elle a pris en compte les éléments d’actif et de passif connus, établissant ainsi qu’il pouvait exister des revenus non déclarés d’un montant de 96 680 $ en 2017[5].

[17] Dans son analyse complète de l’avoir net, Mme Winters a examiné tous les retraits effectués sur les comptes bancaires de l’appelant au cours des trois années pertinentes, et les a classés dans plusieurs catégories comme l’alimentation, le logement, l’habillement, le fonctionnement du ménage, le transport, les soins de santé, les retraits en espèces, les transferts et les paiements[6].

[18] Elle a déclaré qu’à la lumière des montants déclarés par l’appelant, celui-ci aurait disposé d’environ 25 464 dollars pour ses dépenses personnelles en 2015, 53 637 dollars en 2016 et 21 618 dollars en 2017[7]. Selon elle, de telles dépenses personnelles étaient inférieures à ce que l’on pouvait attendre d’une famille de cinq personnes en termes de frais de fonctionnement. À titre d’exemple, elle a fait observer qu’en 2015, la famille avait dépensé 18 728 dollars rien qu’en alimentation[8], laissant un montant déraisonnablement bas pour le reste. Elle a affirmé que le montant pour 2016 se rapprochait plus de la normale, à supposer que toutes les transactions soient effectuées par l’intermédiaire des comptes bancaires.

[19] Elle a témoigné que dans son calcul des montants finaux aux fins de l’établissement des cotisations, elle a adopté une approche aussi prudente que possible en considérant comme des dépenses d’entreprise les catégories de retraits les plus importants, telles que le matériel de construction, les retraits en espèces et les transferts. Autrement dit, ces catégories n’ont pas été incluses dans les dépenses personnelles. Elle a également attribué à l’entreprise tous les montants liés au transport. Cette méthode a donné des totaux des dépenses personnelles s’élevant à 55 500 dollars en 2015, 67 272 dollars en 2016 et 79 636 dollars en 2017[9].

[20] Mme Winters a expliqué qu’une analyse de l’avoir net était axée sur l’évolution de l’avoir net d’une année à l’autre. Elle a déclaré que l’actif et le passif de l’appelant étaient restés relativement stables au cours des trois années en question, de sorte que les variations annuelles de l’avoir net étaient dues aux dépenses personnelles. Elle a pris les montants des dépenses personnelles susmentionnés pour calculer l’augmentation de l’avoir net d’une année à l’autre, laquelle a été considérée comme le montant des revenus d’entreprise non déclarés en 2015, 2016 et 2017 dans la nouvelle cotisation[10].

[21] En ce qui concerne les préoccupations particulières soulevées dans l’avis d’appel, Mme Winters répond ainsi :

a. Les matériaux de construction ont été considérés comme une dépense d’entreprise, de sorte qu’ils n’ont pas été inclus dans le total des dépenses personnelles annuelles[11];

  1. Les véhicules ont été traités comme des éléments d’actif gardant la même valeur d’une année sur l’autre, de sorte qu’ils ont été sans effet sur le calcul de l’avoir net[12];

  2. Elle a appliqué le crédit d’impôt pour travail à domicile dans son calcul des dépenses personnelles de 2016, puisque l’appelant s’est prévalu de ce crédit cette année-là. Elle n’a pas appliqué ce crédit au calcul de ses dépenses personnelles pour 2015 ou 2017 puisque l’appelant ne s’en est pas prévalu ces années-là[13]. Selon elle, la décision de l’appelant de ne pas se prévaloir dudit crédit pour ces années d’imposition s’expliquait vraisemblablement par le fait qu’il avait déclaré une perte et que le crédit était non-remboursable, c’est-à-dire qu’il pouvait uniquement être utilisé pour porter un revenu à zéro.

[22] Se prononçant sur les pénalités pour faute lourde, Mme Winters a estimé que le ministre les avait imposées à bon droit, car : a) les écarts étaient importants, b) l’appelant étant un propriétaire unique, il avait la maîtrise totale de ses comptes en banque et aurait dû savoir que son revenu déclaré était inférieur à son revenu réel, c) il n’avait pas tenu de livres et registres adéquats. Elle a déclaré que pour des raisons semblables, le ministre était fondé à établir une nouvelle cotisation à l’égard de l’année d’imposition 2015 après la période normale de nouvelle cotisation, malgré la prescription.

[23] Mme Winters a fait observer que l’appelant semblait avoir des connaissances de base sur la manière de déclarer ses revenus et sur ses obligations fiscales. Elle a constaté qu’il tenait des livres et registres en ordre, ce qui attestait qu’il avait conscience de l’importance de conserver une trace des opérations effectuées; toutefois, pendant la vérification, il était apparu évident que ses livres et registres étaient incomplets. Elle s’est également dite d’avis que la comptable ne pouvait être tenue responsable, puisque cette dernière avait établi les déclarations de revenu sur la base des informations incomplètes qui lui avaient été fournies.

IV. Analyse et discussion

[24] J’ai pris l’affaire en délibéré, car je souhaitais étudier les documents détaillés constituant le dossier de vérification sur la base de l’avoir net, compte tenu que l’appelant n’a présenté aucun élément de preuve pour réfuter les hypothèses du ministre.

(a) Revenus d’entreprise non déclarés

[25] J’estime que l’appelant est crédible. Toutefois, il n’a présenté aucun élément de preuve démontrant que ses revenus d’entreprise correspondaient bien à ceux déclarés dans ses déclarations ou différaient de ceux établis ultérieurement par le ministre. Bien qu’il ait commencé à exploiter son entreprise en 2014, je ne m’attendrais pas en l’espèce à observer la phase de démarrage typique d’une nouvelle entreprise, soit des coûts élevés relativement à un faible revenu net. Son père lui a fait don d’une entreprise établie, y compris l’actif corporel et la clientèle, et a continué à y travailler en tant qu’employé. L’appelant a déclaré que l’entreprise était stable et profitable en 2015 et 2016, ce qui semble logique puisqu’il reprenait une entreprise en activité.

[26] L’appelant a contracté de plus en plus de dettes pour combler les déficits pendant la période de trois ans à l’étude, mais on ne voit pas bien pourquoi une entreprise stable, rentable et en activité a connu des déficits ces années-là. Je crois l’appelant, selon la prépondérance des probabilités, lorsqu’il explique qu’il a trouvé les premières années difficiles en raison de l’accroissement de ses responsabilités après qu’il est passé d’employé à propriétaire. Cependant, la preuve n’a pas été faite que ces difficultés se sont répercutées sur ses revenus d’entreprise ni, le cas échéant, quelle était l’ampleur de ces répercussions. Par exemple, il ressort du bilan du passif établi par la vérificatrice que les dépenses personnelles ont augmenté en même temps que l’endettement sur la période de trois ans examinée[14]. Cela donne à penser que la hausse de la pression financière s’explique par une augmentation des dépenses personnelles pendant la période examinée.

[27] Les étapes suivies par la vérificatrice, à savoir mener un examen initial du revenu de l’appelant pour y détecter toute incohérence, puis procéder à une vérification complète sur la base de l’avoir net, sont détaillées et logiques et l’appelant ne les a pas réfutées. La vérificatrice a adopté une approche très prudente pour déterminer si les dépenses constituaient des dépenses d’entreprise ou des dépenses personnelles. Par exemple, elle a considéré comme liés à l’entreprise l’ensemble des coûts du matériel de construction, des retraits en espèces, des transferts d’un compte à l’autre et des frais de transport. Elle a évalué les éléments d’actif comme les véhicules et le terrain à une valeur constante aux fins de l’analyse de l’avoir net, de sorte que ceux-ci n’ont pas concouru à l’évolution de l’avoir net pendant la période examinée.

[28] Par conséquent, je ne peux conclure que les hypothèses du ministre établissant des revenus d’entreprise non déclarés de 78 055 $, de 48 046 $ et de 89 706 $ pour 2015, 2016 et 2017 respectivement ont été réfutées.

[29] Je constate que, s’agissant du crédit pour travail à domicile prévu par le paragraphe 18(12) de la Loi de l’impôt sur le revenu, la vérificatrice a expliqué qu’elle n’en avait pas tenu compte pour 2015 ni pour 2017, car l’appelant ne s’en était pas prévalu à l’égard de ces années. Ce crédit n’est pas remboursable et n’aurait pu servir qu’à porter le revenu de l’appelant à zéro. La vérificatrice a relevé que l’appelant avait déclaré une perte ces années-là, de sorte qu’il n’aurait pas été en mesure de déduire ce crédit de son revenu. Compte tenu de ma conclusion sur ses revenus en 2015 et 2017, je suis d’avis qu’il pourrait se prévaloir de ce crédit, s’il y est admissible.

(b) Pénalités pour faute lourde

[30] Il est bien établi par la jurisprudence que le critère de la faute lourde est exigeant. Pour déterminer s’il y a eu faute lourde, la Cour doit examiner le comportement attendu d’une personne raisonnable dans les circonstances. Elle doit également tenir compte d’autres facteurs tels que l’ampleur de l’omission, la possibilité pour le contribuable de détecter l’erreur, son niveau d’éducation et son degré de sophistication.

[31] Une pénalité peut être imposée au titre du paragraphe 163(2) lorsqu’un contribuable a « sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde, fait un faux énoncé ou une omission dans une déclaration […], ou y participe, y consent ou y acquiesce ». L’intimé affirme que l’appelant savait ou aurait dû savoir que le montant des revenus déclarés dans ses déclarations était inférieur au montant réel, et, par conséquent, qu’il a commis une faute lourde.

[32] La faute lourde nécessite un plus haut degré de négligence que la simple absence de diligence raisonnable[15]. Elle correspond à un écart marqué ou important par rapport à la conduite à laquelle on est en droit de s’attendre[16]. Elle suppose un degré de négligence plus élevé que la simple absence de diligence raisonnable; il doit y avoir un degré important de négligence qui correspond à une action délibérée, une indifférence au respect de la loi[17].

[33] Dans les circonstances, je ne peux conclure à l’existence d’un degré suffisant de culpabilité pour justifier la conclusion de faute lourde. L’appelant n’a pas fait beaucoup d’études et connaissait peu les affaires, tout particulièrement pendant les années en cause, lorsqu’il venait de reprendre l’entreprise de son père après avoir fini sa formation à l’école des métiers et avoir travaillé pour son père en tant qu’employé pendant 10 ans. Il est raisonnable de conclure qu’aucune de ses expériences antérieures ne l’a préparé à reprendre une entreprise mature et en pleine activité en qualité de propriétaire-exploitant.

[34] Certes, la vérification selon la méthode de l’avoir net a révélé que les livres et registres étaient incomplets; toutefois la vérificatrice a également observé qu’ils étaient tenus à jour et organisés avec soin, ce qui donne à penser que l’appelant avait, dans une certaine mesure, l’intention sincère de tenir des dossiers adéquats, même si ses efforts en ce sens ont échoué. Il a admis qu’il n’avait pas un sens aigu des affaires, et je crois que cela est d’autant plus évident les premières années, avant qu’il ne développe la capacité de gérer les flux de trésorerie à la hauteur de ses nouvelles responsabilités. Bien qu’il aurait probablement dû être en mesure de détecter l’erreur, je ne suis pas convaincue que sa conduite atteigne le haut degré de culpabilité nécessaire, lequel suppose une intention et une indifférence quant au respect de la loi.

[35] En conséquence, je conclus que les pénalités imposées au titre du paragraphe 163(2) n’étaient pas justifiées.

(c) Cotisation au-delà de la période normale de nouvelle cotisation

[36] Pour que le ministre puisse établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un contribuable après la période normale de nouvelle cotisation, celui-ci doit avoir « fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire […] en produisant la déclaration[18] ». En d’autres termes, il s’agit d’une négligence correspondant à un manque de diligence raisonnable[19]. Il s’agit d’un seuil inférieur à celui de la faute lourde et je suis d’avis que la conduite de l’appelant en 2015 atteint ce niveau de négligence.

[37] Il semble que l’appelant n’a pas remis en question le montant négatif de revenus nets indiqué sur la déclaration que sa comptable a établie et lui a remise pour examen. À mon avis, les affaires de l’entreprise ayant été stables en 2015, une personne raisonnable devrait se poser des questions lorsqu’elle voit une perte nette sur sa déclaration de revenus pour cette année. Certes l’appelant n’a pas de formation ou d’expérience en comptabilité, et il n’avait guère d’expérience en affaires à l’époque, mais constater qu’un montant de revenus est négatif ne nécessite pas de connaissances spécialisées.

[38] Pour ces motifs, je conclus que c’est à bon droit que le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de l’appelant pour l’année d’imposition 2015 après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation.

V. Conclusion

[39] L’appel est accueilli sans dépens, sur la base suivante :

  1. Les pénalités imposées au titre du paragraphe 163(2) pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 sont annulées.

  2. Les nouvelles cotisations établies par le ministre sont confirmées à tous les autres égards.

Signé à Toronto (Ontario), ce 25e jour d’octobre 2023.

« Susan Wong »

La juge Wong


RÉFÉRENCE :

2023 CCI 152

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2021-2942(IT)I

INTITULÉ :

JONATHAN LAPIERRE ET SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 octobre 2022

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Susan Wong

DATE DU JUGEMENT :

Le 25 octobre 2023

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelant :

Tony Faulkner

Avocat de l’intimé :

Tanner McInnis

AVOCATE INSCRITE AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

S.o.

 

Cabinet :

S.o.

Pour l’intimé :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1] Pièce R-1, onglet 7.

[2] Pièce R-1, onglet 14, p. 90.

[3] Pièce R-1, onglet 14, p. 92.

[4] Pièce R-1, onglet 14, p. 93.

[5] Pièce R-1, onglet 12, p. 80.

[6] Pièce R-1, onglet 9, p. 67.

[7] Pièce R-1, onglet 9, p. 70, 72 et 73.

[8] Pièce R-1, onglet 9, p. 70.

[9] Pièce R-1, onglet 10.

[10] Réponse à l’avis d’appel, annexe III; pièce R-1, onglet 13.

[11] Pièce R-1, onglet 10.

[12] Pièce R-1, onglet 13, p. 82.

[13] Pièce R-1, onglet 10.

[14] Pièce R-1, onglet 13, p. 83 et 84; pièce A-2.

[15] Wynter c. Canada, 2017 CAF 195, par. 19.

[16] Wynter c. Canada, 2017 CAF 195, par. 19.

[17] Venne c. Sa Majesté La Reine, 1984 CanLII 5717 (FC), [1984], A.C.F. no 314, 84 D.T.C. 6247, p. 6256 (C.F. 1re inst.), par. 37.

[18] Loi de l’impôt sur le revenu, sous-al. 152(4)a)(i).

[19] Canada c. Paletta, 2022 CAF 86, par. 65; Venne c. Sa Majesté La Reine, précité, par. 16.

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