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Dossiers : 2020-2453(CPP)

2020-2454(EI)

ENTRE :

IBI BEHAVIOURAL SERVICES INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

SARAH DELORME,

intervenante.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 6 avril 2023 à Toronto (Ontario), avec dernières observations écrites subséquentes reçues le 15 septembre 2023

Devant : l’honorable juge Randall S. Bocock


Comparutions :

Avocats de l’appelante :

Me Ryan Edmonds
Me Amit Ummat

Avocat de l’intimé :

Me Amin Nur

Pour l’intervenante :

L’intervenante elle-même

 

JUGEMENT

ATTENDU QUE la Cour rend, en ce jour, les motifs de son jugement dans le présent appel;

PAR CONSÉQUENT, l’appel visant la décision prise par le ministre du Revenu national le 2 octobre 2020 en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, et du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8, est rejeté, sans dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 17e jour de novembre 2023.

« R. S. Bocock »

Le juge Bocock

Traduction certifiée conforme

ce 23e jour de septembre 2024.

Mylène Boudreau, jurilinguiste


Référence : 2023 CCI 159

Date : 20231117

Dossiers : 2020-2453(CPP)

2020-2454(EI)

ENTRE :

IBI BEHAVIOURAL SERVICES INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

SARAH DELORME,

intervenante.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Bocock

I. INTRODUCTION

[1] IBI Behavioural Services Inc. (« IBI ») intervient auprès d’enfants atteints du trouble du spectre de l’autisme (« TSA »). Elle emploie à cette fin un psychologue clinicien titulaire d’un doctorat (le « psychologue »), des thérapeutes principaux et des thérapeutes à l’éducation. Le psychologue évalue les enfants et prescrit un plan de traitement. Idéalement, la mise en œuvre du plan de traitement serait assurée par les thérapeutes à l’éducation, tandis que son suivi serait assuré par les thérapeutes principaux.

[2] À deux occasions précédentes, le ministre a décidé que divers thérapeutes à l’éducation étaient des entrepreneurs indépendants. Parmi ceux-ci figurait Mme Delorme, la travailleuse et l’intervenante dans le présent appel. À une troisième occasion, le ministre a changé d’avis et a conclu que Mme Delorme était une employée d’IBI. IBI fait appel de la décision du 2 octobre 2020 (la « décision ») concernant la période de travail de Mme Delorme allant du 1er janvier 2018 au 15 janvier 2020 (la « période en cause »). Lors d’une journée entière consacrée aux témoignages, la Cour a entendu quatre témoins : Mme Baysarowich, la propriétaire et gérante principale d’IBI, Mme Deschene et Mme Kamal, deux thérapeutes principales qui occupaient antérieurement un poste de thérapeutes à l’éducation, et Mme Delorme, la travailleuse.

[3] Bien que la Cour ait entendu tous les témoignages le 6 avril 2023, il ne lui a pas été possible d’entendre les observations finales des parties ce jour‑là pour des questions d’horaire. Elle a reçu ultérieurement les observations sous forme écrite, dont les dernières étaient les observations en réponse d’IBI reçues le 14 septembre 2023.

II. FAITS

Observations préliminaires sur la fiabilité des témoignages

[4] Les témoignages de Mme Baysarowich et de Mme Delorme étaient empreints d’une antipathie malvenue, chacune dénigrant l’intégrité et les motivations de l’autre. Comme le veut notre époque, elles communiquaient principalement par messages textes, un mode de communication où le souci de l’autre, la civilité et la courtoisie semblent en déclin.

[5] À l’audition du présent appel, Mme Baysarowich et Mme Delorme ont passé leur temps à s’obstiner et à s’interrompre. Leurs échanges portaient sur les incidences, les changements et les conséquences que pouvait entraîner, en fait et en droit, la décision de qualifier Mme Delorme d’employée ou d’entrepreneure indépendante. Il s’agit précisément de la décision que la Cour est appelée à rendre.

[6] À titre d’exemple, Mme Baysarowich a accusé Mme Delorme de [traduction] « parjure » lors d’un échange de messages textes, puis également à la barre des témoins. Elle fondait cette conclusion implicite en droit non pas sur sa connaissance de la preuve ou de la procédure judiciaire – ses compétences semblent limitées à la thérapie comportementale de l’enfant – mais plutôt sur le changement de position de Mme Delorme vis-à-vis de l’ARC, à savoir qu’elle était une employée et non une entrepreneure indépendante comme elle l’avait antérieurement affirmé.

[7] À titre d’exemple des conséquences et des pressions subies par Mme Delorme, Mme Baysarowich a écrit dans un message texte que si Mme Delorme tenait absolument à être une employée, celle‑ci serait irrévocablement considérée comme telle et aurait par conséquent moins d’heures de travail, un salaire inférieur et des conditions de travail différentes.

[8] Pour sa part, Mme Delorme a accusé Mme Baysarowich d’avoir délibérément fait parvenir à l’ARC une version ultérieure et inexacte du contrat de travail, différente du contrat applicable. Bien qu’il soit vrai que Mme Baysarowich a communiqué, par inadvertance ou non, une autre version du contrat, ni les fonctionnaires du ministre ni la Cour ne s’y sont mépris.

[9] En conclusion, la Cour s’en tient au constat que Mme Baysarowich a une forte personnalité, ce qui a de toute évidence influé sur les rapports entre elle et Mme Delorme pendant les deux années où le statut d’emploi de cette dernière a été qualifié d’une manière et de l’autre.

[10] Enfin, sur ce point, la Cour tient compte de cette dynamique inhabituelle, qu’on ne trouve généralement pas dans la plupart des appels de ce type. La Cour a veillé à ne pas s’en tenir uniquement aux déclarations, aux prétextes et aux partialités des divers témoins.

Genèse de l’entreprise

[11] Par l’intermédiaire de son ministère des Services à l’enfance et des Services sociaux et communautaires, la province de l’Ontario approuve et finance des entreprises comme IBI qui fournissent des services, notamment des soins, des services éducatifs et de la thérapie, à des personnes atteintes d’un TSA (les « programmes en TSA »). Les modèles de financement ont évolué au cours des cinq dernières années, mais d’une manière générale, les entreprises comme IBI fonctionnent comme un agrégateur de services de santé nécessaires à l’exécution des programmes en TSA offerts aux familles ontariennes.

Rôle de chacun

[12] L’agrégation des services par IBI semble nécessaire, car les services formant l’éventail complet du programme en TSA sont fournis par divers travailleurs, ce qui est probablement le cas dans tout le secteur. Il existe trois catégories distinctes de fournisseurs de services ou travailleurs. Le premier fournisseur est le superviseur clinique ou psychologue clinicien spécialisé auprès d’enfants ayant un TSA. À IBI, il s’agissait de M. Porter, qui évalue chaque enfant atteint d’un TSA au moment de sa prise en charge, puis chaque semaine, de manière à pouvoir poser un diagnostic, mettre en place un type d’intervention et assurer un suivi continu. Un plan de traitement ou un programme précis est ensuite prescrit à l’enfant puis versé dans le classeur à son nom.

[13] Le deuxième groupe de fournisseurs est formé de thérapeutes principaux, qui ont une formation et de l’expérience généralement acquises au poste de thérapeute à l’éducation. Les thérapeutes principaux assurent le suivi et la surveillance de l’exécution et de la prestation du programme en TSA offert à chaque enfant.

[14] Enfin, les fournisseurs de services au quotidien et de première ligne sont les thérapeutes à l’éducation. Chaque thérapeute à l’éducation qui applique le programme en TSA intervient directement auprès d’un enfant, parfois deux, le plus souvent dans les locaux d’IBI et parfois au domicile de l’enfant ou dans un lieu public, comme un parc. Ce type de traitement direct et individuel semble, à partir de la mi-2019, avoir laissé place à un modèle privilégiant les séances de groupe en salle de classe. Il n’a pas été allégué que ce changement avait influé sur la question dont la Cour est saisie.

[15] Les thérapeutes principaux sont tenus de nettoyer et de ranger les espaces consacrés aux programmes en TSA dans les locaux d’IBI. En ce qui concerne le nettoyage, des tâches étaient attribuées à chaque thérapeute principal sur un calendrier : entretien 1; entretien 3; organisation de la salle de jeux, préparation et désinfection, et ainsi de suite. Une fois la tâche accomplie, le thérapeute à l’éducation appose ses initiales sur une feuille prévue à cette fin. Une des thérapeutes principales qui a témoigné à l’audience a affirmé que les tâches de nettoyage faisaient partie du programme en TSA et que l’enfant pouvait en tirer profit en y participant. Mme Delorme a déclaré que le nettoyage consistait, comme son nom l’indique, à nettoyer.

Travail de thérapeute à l’éducation de Mme Delorme

[16] L’analyse de la Cour est axée sur la décision, laquelle porte sur le travail et le statut de Mme Delorme, et de personne d’autre. De telles analogies peuvent se révéler utiles en cas de lacunes dans les faits ou lorsqu’un témoignage est contesté ou peu fiable. En l’absence de lacune, les thérapeutes principaux et les autres thérapeutes à l’éducation sont sans pertinence dans le présent appel.

[17] La création, le perfectionnement et l’exécution du programme en TSA étaient de toute évidence le fruit d’un effort conjoint et hybride de la part du psychologue, des thérapeutes principaux et des thérapeutes à l’éducation. Le classeur dans lequel figurait le programme en TSA de chaque enfant servait de référence et de ressource. Les thérapeutes principaux assistaient à la mise en œuvre du programme et, à tout le moins, fournissaient des directives, supervisaient les communications avec les parents et organisaient les évaluations professionnelles du psychologue.

[18] Le classeur dans lequel figurait le programme en TSA de chaque enfant était sans conteste le point de repère guidant l’orientation générale du traitement. En outre, il était clairement entendu que la prestation directe était principalement assurée par Mme Delorme, alors que les thérapeutes principaux assuraient la supervision et veillaient à la conformité de temps à autre.

Omniprésence de Mme Baysarowich (la patronne)

[19] Mme Baysarowich était une propriétaire et exploitante qui tenait fermement les rênes. Les messages textes et courriels qu’elle adressait à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils aient le statut d’employé ou celui d’entrepreneur indépendant, étaient directs, sans ambages et sans équivoque.

[20] À titre d’exemple de ses messages (ils sont nombreux), voici un extrait du bulletin mensuel de la clinique spécialisée en TSA de septembre :

[traduction]
Pauses

Veuillez noter que les pauses sont d’une durée de trois minutes MAXIMUM à partir du moment où vous quittez la table : il y a des minuteurs partout dans les cliniques et il faut s’en servir; les membres du personnel doivent interagir avec l’enfant pendant leurs pauses et non pas avoir leurs propres discussions sociales.

Respect des plans de cours

Les plans de cours établis par Hayley et Leann pour les salles de classe seront appliqués partout, et il est interdit de s’en écarter…

Heure d’arrivée du « personnel »

Les membres du personnel doivent arriver 10 minutes avant les séances du matin afin de s’installer et de se préparer pour la matinée.

Utilisation des téléphones cellulaires

Tout employé surpris à texter au téléphone, à y consulter Facebook ou à s’en servir comme minuteur ou à des fins personnelles s’expose à un avertissement écrit…

Règles d’engagement. Contrats : versions 2017, 2018.1, 2018.2, 2018.1a

[21] IBI a utilisé plusieurs modèles de contrats écrits destinés aux thérapeutes à l’éducation et aux thérapeutes principaux pendant la période en cause; il n’est donc pas surprenant que Mme Baysarowich ait envoyé la mauvaise version à l’ARC au cours de l’examen.

[22] La Cour, conformément à la règle selon laquelle elle doit axer son analyse sur la travailleuse, Mme Delorme, se penchera sur le contrat signé par celle-ci en décembre 2017. Rien dans la preuve n’indique qu’il ne s’agit pas du contrat applicable et en vigueur au cours de la période en cause, hormis le fait qu’IBI a utilisé une version ultérieure du contrat.

[23] Le contrat prévoyait que Mme Delorme, en sa qualité de thérapeute à l’éducation, avait notamment les droits et obligations ci-dessous :

  • a)Le contrat de service [traduction] « ne vise pas à créer une quelconque forme de relation employeur-employé [souligné, en gras et en italique dans le contrat] ».

  • b)IBI peut résilier le contrat en donnant un préavis de sept jours et Mme Delorme peut en faire autant en donnant un préavis de 14 jours.

  • c)Mme Delorme a l’obligation de rendre compte au thérapeute principal de [traduction] « TOUS les programmes maîtrisés » et de remettre à celui‑ci tout document que lui fournissent les parents.

  • d)Mme Delorme peut accepter d’autres offres d’emploi, mais elle doit en informer Mme Baysarowich afin d’éviter tout [traduction] « conflit d’intérêts » entre les deux parties.

  • e)Le contrat de service comportait une clause de non-divulgation des détails financiers.

  • f)Mme Delorme doit fournir tous les services [traduction] « elle-même et s’abstenir de quelque façon de déléguer à quiconque la fourniture des services aux clients d’IBI Behavioural Services, ou d’engager quiconque à cet égard ».

  • g)Le contrat comportait une clause de [traduction] « non-concurrence », qui était en réalité une clause de non-sollicitation complète interdisant notamment à Mme Delorme de communiquer avec les clients d’IBI pendant 12 mois. Elle devait également reconnaître ce qui suit : [traduction] « Il m’est permis de contribuer au travail organisé par IBI auprès des clients d’IBI et de communiquer directement avec un parent pendant la durée de la séance uniquement sous la supervision ou la direction d’un thérapeute principal ».

Propriété des outils de travail

[24] Le travail était principalement effectué dans les locaux d’IBI. Selon le contrat, les articles de papeterie devaient être fournis par le thérapeute à l’éducation, mais, dans les faits, la quasi-totalité de ces articles était fournie par IBI. Les sièges d’auto pour le transport des enfants étaient fournis par IBI. Mme Delorme utilisait sa propre voiture pour transporter les enfants.

[25] Cette réalité est en contradiction flagrante avec une clause du ou des contrats. L’article 2.10 prévoyait que le thérapeute à l’éducation devait utiliser son propre matériel de bureau lorsqu’il fournissait des services aux enfants. En particulier, il était précisé que le thérapeute à l’éducation devait fournir et utiliser ses propres articles de papeterie, ordinateurs et [traduction] « autres instruments d’écriture ». Ce n’était pas toujours le cas.

Horaires et heures travaillées

[26] L’établissement de l’horaire était simple : les thérapeutes à l’éducation communiquaient les heures où ils pouvaient travailler, que IBI inscrivait à l’horaire.

[27] Dans la pratique, les remplaçants étaient choisis par IBI, mais les travailleurs pouvaient faire d’autres suggestions.

[28] Curieusement, les messages textes de Mme Baysarowich révèlent qu’à au moins deux occasions, elle s’est elle‑même occupée du remplacement visant Mme Delorme.

[29] Une facture était établie pour le paiement des services. Le calcul était effectué selon le taux horaire indiqué, arrondi aux fractions d’heures. Les factures étaient libellées au nom de la thérapeute à l’éducation, Mme Delorme.

III. DROIT

[30] L’arrêt 1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 85 (« Connor Homes »), de la Cour d’appel fédérale, est l’arrêt de principe applicable aux appels concernant la classification des travailleurs en tant qu’employés ou entrepreneurs indépendants.

[31] La question que la Cour doit trancher en dernière analyse est celle de savoir si la travailleuse, Mme Delorme, fournissait ses services de thérapie de soutien à l’éducation et de traitement en tant que personne travaillant à son compte : 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983 (« Sagaz »).

[32] Premièrement, la Cour doit décider, à partir des faits, des circonstances et des éléments de preuve propres à l’espèce, s’il y avait chez les parties une entente ou une intention commune touchant leur relation, à savoir s’il s’agissait d’un contrat de travail ou d’un contrat de service.

[33] Pour ce faire, la Cour doit déterminer dans quelle mesure le travailleur comprenait les différences entre la relation d’employeur à employé et celle de client à entrepreneur indépendant et comprenait la position de négociation d’une partie par rapport à l’autre, et si cette compréhension est corroborée par des éléments de preuve, comme un contrat écrit ou verbal, ou si elle est compatible avec ceux-ci.

[34] Cette décision préliminaire concernant l’entente commune initiale ne lie pas la Cour. La déclaration des parties quant à la nature de la relation, qu’il s’agisse d’un contrat de travail ou d’un contrat de service, doit correspondre à ce qu’elles ont réellement fait.

[35] On établit cette réalité objective selon les faits, c’est-à-dire ce que les parties ont réellement fait, dit et exécuté. Le tribunal examine et soupèse les facteurs suivants : le contrôle exercé sur le travail et sur le travailleur (notamment son degré de subordination), la fourniture des outils, des matériaux, des titres de compétences et de l’équipement dont le travailleur a besoin pour effectuer le travail, ainsi que l’ampleur des avantages et des risques financiers découlant des services que le travailleur fournit : Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553 (C.A.F.) (« Wiebe Door »).

[36] L’intention des parties, ainsi que leur comportement réel et toute entente écrite conclue entre elles, feront l’objet d’un deuxième examen. Dans l’arrêt Royal Winnipeg Ballet c. M.R.N., 2006 CAF 87, [2007] 1 R.C.F. 35, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’il convenait d’évaluer les facteurs habituels énoncés dans les arrêts Sagaz et Wiebe Door à la lumière de l’intention des parties.

IV. ANALYSE

Intentions subjectives communes

[37] En l’espèce, la Cour ne voit aucune intention initiale commune entre les parties qui soit claire et concluante. Les contrats, dont quatre versions ont été soumises à la Cour, attestent tous ostensiblement de la volonté ferme d’IBI que les travailleurs soient des entrepreneurs indépendants. Les contrats sont parsemés de descriptions de cette intention juridique. Or, il ne suffit pas de décrire le résultat souhaité; les dispositions du contrat doivent correspondre à celui‑ci.

[38] Le contrat interdisait formellement à Mme Delorme de sous-traiter le travail faisant partie de son « entreprise ». Bien que l’on affirme qu’il est nécessaire en raison des directives ministérielles et des obligations professionnelles, le contrat de service comporte généralement une clause de reconnaissance, un engagement de la part de l’entrepreneur, la certification de l’entrepreneur, la garantie qu’il possède les qualifications requises et le nom des remplaçants. Ce n’était pas le cas du contrat en l’espèce; il ne contenait que des restrictions. Même la modification apportée dans la version mise à jour de 2019 ne désigne pas les employés aptes à remplacer la travailleuse ou à remplacer l’entreprise de la travailleuse. IBI prétend que l’interdiction de sous-traitance figurant dans la première version était une [traduction] « déclaration erronée ». Qu’il s’agisse d’une déclaration erronée ou malheureuse, son inclusion nuit à la clarté, à la certitude subjective et à la cohérence du contrat.

[39] En outre, un paragraphe du contrat était intitulé [traduction] « Non‑concurrence », clause qui se trouvait encore dans les versions de 2017 et de fin 2019. Le contrat de service conclu avec un entrepreneur indépendant tient compte du fait que les services offerts par le travailleur font partie intégrante de son entreprise. Il est impensable de limiter la prestation de ces services pour un travailleur indépendant. La clause de « non-concurrence » – une autre « déclaration erronée » peut‑être – est en réalité une clause de non-sollicitation, qui constitue l’une des clauses les plus longues et les plus détaillées du contrat. Elle qualifie les enfants de [traduction] « clients ». Les restrictions, nombreuses et draconiennes, paraissent incongrues dans un contrat où l’on retient les services de santé d’un entrepreneur indépendant professionnel. On aurait pensé que le choix du fournisseur fait partie des droits du patient, comme dans le cas d’autres fournisseurs de services de santé engagés par contrat qui ne sont pas des employés.

[40] D’autres clauses écrites empêchent la Cour de tirer une conclusion préliminaire quant à l’intention commune. Mme Delorme a été embauchée fraîchement diplômée, immédiatement après avoir terminé son programme de certification collégial. Le contrat a été entièrement rédigé (et reformulé) par IBI. Il a été présenté à Mme Delorme et constituait une condition essentielle à son embauche chez IBI. Il n’y a guère eu de négociation.

[41] Enfin, la thérapeute à l’éducation devait faire rapport directement et immédiatement à IBI, ce qui constituait une lourde exigence. De même, on exigeait un préavis de résiliation de deux semaines pour la travailleuse et de sept jours pour IBI. D’autres personnes pouvaient retenir les services de Mme Delorme, mais uniquement avec une autorisation préalable. Là encore, cette exigence avait pour but, selon IBI, de prévenir tout [traduction] « conflit d’intérêts ». Bien que cela soit possible en théorie, la Cour ne peut imaginer quelles circonstances touchant des enfants atteints d’un TSA permettraient d’atteindre un tel seuil de « conflit ».

[42] Bref, il n’y a aucune intention commune claire au début dans les esprits « conjonctifs » d’IBI et de Mme Delorme. La relation de travail établie entre les parties, leurs approches incitatives mutuelles et le contrat signé et en vigueur en décembre 2017, lorsque le travail a commencé, révèlent des signaux contradictoires. IBI a beau répéter que Mme Delorme est une [traduction] « entrepreneure indépendante, et non une employée », ces déclarations ne peuvent contredire les faits.

Analyse des facteurs énoncés dans les arrêts Sagaz et Wiebe Door

[43] Passons aux facteurs énoncés dans les arrêts Sagaz et Wiebe Door pour examiner la nature de la relation à la lumière de la réalité objective.

Contrôle

[44] IBI et son âme dirigeante exerçaient un contrôle assez strict sur Mme Delorme. L’exigence de faire rapport sans délai était omniprésente. Et pas seulement sur les questions de santé et de sécurité, ce qui est compréhensible : Mme Delorme devait aussi signaler dès que possible au thérapeute principal les événements et les communications liés à l’entreprise. Les courriels et messages textes de Mme Baysarowich constituaient de toute évidence des directives – fort peu subtiles d’ailleurs – adressées par un employeur à son employé. Dans les faits, il n’y a pas eu de sous-traitance. Les thérapeutes à l’éducation étaient tenus d’assister régulièrement à des réunions, et Mme Delorme y participait. Il fallait une autorisation pour retirer un enfant des locaux d’IBI. Enfin, on distribuait des formulaires pour la supervision des salles de classe et des feuilles d’inscription pour les tâches ménagères des thérapeutes à l’éducation. Si la fréquence, l’emploi et l’acceptation de ces outils d’organisation du personnel n’ont pas toujours été constants, leur existence ne faisait aucun doute.

[45] Que ces marques de supervision, de directives et de contrôle aient ou non été nécessaires pour l’ensemble des travailleurs, elles étaient certainement présentes dans la relation de travail avec Mme Delorme. Sans aucun doute, le niveau de supervision et de contrôle observé atteste d’une relation employeur-employé.

Outils du « métier »

[46] Selon le contrat, les thérapeutes à l’éducation devaient se servir de leurs propres articles de papeterie et ordinateurs. Or, dans les faits, cela ne se produisait que rarement. La plupart, voire la totalité des séances se déroulaient dans les locaux d’IBI. Les thérapeutes à l’éducation disposaient d’appareils électroniques, de fournitures et de matériel, tous fournis par IBI. Il n’était pas interdit à Mme Delorme d’apporter son propre matériel. Les thérapeutes à l’éducation devaient avoir une voiture, mais même dans ce cas, il ne leur était en pratique ni possible ni permis de l’utiliser sans les sièges d’auto fournis par IBI.

[47] En conclusion, comparativement aux « outils » que Mme Delorme fournissait elle-même, ceux fournis par IBI pour qu’elle puisse accomplir son travail, c’est‑à‑dire les locaux, le matériel, les appareils électroniques et les autres articles connexes, étaient beaucoup plus nombreux.

Possibilité de profit ou risque de perte

[48] La Cour a réuni ces deux facteurs économiques parce qu’ils sont conjonctifs en l’espèce. De plus, ils représentent le fondement économique d’une entreprise distincte du travailleur, lorsqu’une telle entreprise existe.

[49] Dans les faits, Mme Delorme était une travailleuse rémunérée à l’heure. Elle n’avait aucune expérience en affaires et ne disposait pas de compte de TPS, de carte bancaire d’affaires ni de document promotionnel. Elle n’a embauché ou employé aucun autre travailleur et, si elle l’avait fait, elle n’aurait pu recourir à ses services. Elle n’avait pas d’autres clients ou patients que ceux d’IBI. Elle n’avait aucune dépense, à l’exception des frais de déplacement entre le domicile et le lieu de travail, que doivent assumer aussi bien les employés que les entrepreneurs indépendants. La seule façon pour Mme Delorme d’augmenter son revenu était de travailler plus d’heures. Elle ne pouvait modifier le coût de production pour accroître sa marge de profit.

[50] La possibilité pour un entrepreneur indépendant d’exploiter et de modifier la main-d’œuvre, le capital ou les coûts de production en augmentant ou en diminuant les revenus et les coûts afin de créer, d’augmenter ou de modifier un profit ou une perte est essentielle à l’existence même de son entreprise de services. Dans le cas de Mme Delorme, il n’existait pas de structure, d’intrant, de possibilité ou de risque de ce type au vu des faits objectifs.

[51] IBI a soulevé le risque de perte résultant d’un dommage corporel non assuré. Bien qu’il s’agisse d’un argument nouveau, le risque de perte est davantage économique que physique. L’absence d’assurance par la CSPAAT ou de couverture d’assurance souscrite par IBI, invoquée par IBI comme preuve du statut d’entrepreneure indépendante de Mme Delorme, soulève la question même de savoir si elle avait le statut d’employée ou d’entrepreneure indépendante. Comme la Cour le mentionne plus haut, le contrat prévoyait que Mme Delorme n’était pas assurée parce qu’elle s’était déclarée entrepreneure indépendante.

V. CONCLUSION

[52] En conclusion, dès le départ, l’intention commune des parties était pour le moins floue. Plus précisément, la quasi-totalité, voire la totalité des facteurs énoncés dans les arrêts Sagaz et Wiebe Door étayent sans réserve la conclusion, fondée sur les faits, que la décision du ministre qualifiant Mme Delorme d’employée d’IBI était correcte. Il n’y avait qu’une seule entreprise, IBI, laquelle a embauché Mme Delorme comme employée pendant la période en cause.

[53] L’appel est rejeté sans dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 17e jour de novembre 2023.

« R. S. Bocock »

Le juge Bocock

Traduction certifiée conforme

ce 23e jour de septembre 2024.

Mylène Boudreau, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2023 CCI 159

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :

2020-2453(CPP)

2020-2454(EI)

INTITULÉ :

IBI BEHAVIOURAL SERVICES INC. ET LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 avril 2023

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Randall S. Bocock

DATE DU JUGEMENT :

Le 17 novembre 2023

COMPARUTIONS :

Avocats de l’appelante :

Me Ryan Edmonds
Me Amit Ummat

Avocat de l’intimé :

Me Amin Nur

Pour l’intervenante :

L’intervenante elle-même

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Noms :

Me Ryan Edmonds
Me Amit Ummat

Cabinet :

Ryan Edmonds Workplace Counsel

Toronto (Ontario)

Ummat Tax Law

Burlington (Ontario)

 

Pour l’intimé :

Me Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
Ottawa, Canada

 

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