ENTRE :
et
[traduction française officielle]
Appel entendu du 20 juin 2022 au 24 juin 2022 et du 27 juin 2022 au 29 juin 2022 à Calgary (Alberta), puis les 15 et 16 janvier 2024 à Edmonton (Alberta).
Comparutions :
Me Wesley Novotny Me Sophie Virji Me Anna Lekash |
|
Me Neva Beckie Me Alexander Wind Me Eric Brown |
JUGEMENT
Les appels sont rejetés.
Les dépens sont adjugés à l’intimé. Les parties ont jusqu’au 4 mars 2024 pour s’entendre sur les dépens, à défaut de quoi l’intimé aura jusqu’au 4 avril 2024 pour signifier et déposer des observations écrites sur les dépens et l’appelante aura 30 jours après la signification des observations de l’intimé pour déposer et signifier une réponse écrite. Ces observations ne doivent pas dépasser dix pages. Si les parties n’informent pas la Cour qu’elles sont parvenues à une entente, et en l’absence d’observations déposées dans les délais indiqués, les dépens seront adjugés à l’intimé conformément au tarif.
Signé à Ottawa, Canada, ce 2e jour de février 2024.
ce 12e jour de mai 2025.
Elisabeth Ross, jurilinguiste principale
ENTRE :
TOTAL ENERGY SERVICES INC.,
appelante,
et
SA MAJESTÉ LE ROI,
intimé.
[traduction française officielle]
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] L’appelante interjette appel de l’avis de nouvelle cotisation du ministre daté du 27 août 2015, dans lequel il refuse la déduction des pertes autres qu’en capital et d’autres pertes et refuse d’autres déductions pour les années d’imposition 2010 et 2011 sur le fondement de la règle générale anti-évitement (RGAÉ) en vertu de l’article 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »
). Plus précisément, l’appelante s’est vu refuser la déduction de pertes autres qu’en capital de 2 878 871 $ en 2010 et de pertes autres qu’en capital de 26 196 711 $, de dépenses de recherche scientifique et développement expérimental (RS et DE) de 23 229 238 $ et de pertes en capital nettes de 347 424 $ en 2011, le tout découlant des attributs fiscaux acquis par l’appelante d’une partie sans lien de dépendance.
[2] Il s’agit d’une autre affaire d’achat de pertes.
Aperçu
[3] Étant donné la complexité des faits, et bien que les faits pertinents soient analysés plus en détail dans les sections d’analyse de la présente décision, il est utile de présenter d’entrée de jeu un résumé des opérations en cause. Je vais les diviser en deux groupes, essentiellement en fonction des deux principales parties ayant pris part à ces opérations. Je vais également donner une vue d’ensemble plus simple de ces opérations et du résultat auquel elles ont abouti, qui fait l’objet du présent appel.
La vendeuse
[4] D’une part, nous avons deux personnes, un certain M. Tonken et un certain M. Mathews, qui, au moyen de plusieurs sociétés, ont trouvé des sociétés en faillite grâce à leurs contacts dans la communauté des investisseurs, se sont immiscés dans la direction de ces sociétés et ont utilisé leur expertise pour prendre les mesures nécessaires pour essentiellement les assainir en vue de leur acquisition par d’autres sociétés viables désireuses d’utiliser leur existence publique pour faciliter la mobilisation de capitaux ou d’acquérir leurs pertes fiscales ou d’autres attributs.
[5] En l’espèce, ces personnes ont retenu Xillix Biotechnologies Corp. (« Xillix »
), une société ouverte à grand nombre d’actionnaires apparaissant n’avoir ni actionnaire ni groupe d’actionnaires détenant le contrôle, laquelle était une société d’imagerie médicale en faillite qui disposait d’importantes pertes autres qu’en capital inutilisées et d’autres attributs fiscaux comme ceux en cause en l’espèce. Elle s’était placée sous la protection de la loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »
) de la Colombie-Britannique et s’était vu offrir la possibilité de présenter un plan de réorganisation par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique afin de maximiser la valeur pour les parties prenantes.
[6] Par Cavalon Capital Partners Ltd (« Cavalon »
), un accord a été conclu le 9 juillet 2007 avec Xillix (l’« accord d’investissement »
), lequel prévoyait un investissement de 4,4 millions de dollars dans Xillix au moyen d’une débenture convertible, somme correspondant à 0,055 $ par dollar des pertes fiscales utilisables de Xillix valant 84 millions de dollars. De la somme investie, 3,6 millions de dollars serviraient au remboursement des créanciers autres que les créanciers garantis qui avaient été payés par la vente des autres éléments d’actif de Xillix, et 800 000 $ seraient conservés à titre de capital pour permettre à Xillix de demeurer une société cotée en bourse, ce qui comprenait le versement de salaires aux messieurs nommés ci-dessus, jusqu’à la réalisation d’une opération de vente de ses attributs.
[7] En contrepartie, Cavalon pourrait convertir 94,5 % (4 160 000 $) de sa débenture en 45 % des actions avec droit de vote et en 100 % d’une nouvelle catégorie d’actions sans droit de vote, ce qui lui donnerait 80 % des capitaux propres de Xillix, le solde de l’emprunt sous forme de débenture étant transformé en prêt à vue non garanti de 240 000 $ ne portant pas intérêt. De plus, les dirigeants et administrateurs de Xillix démissionneraient et seraient remplacés par des représentants de Cavalon, c’est-à-dire les messieurs nommés ci‑dessus et des représentants bien disposés en leur faveur, et le nom de la société deviendrait Biomerge Industries Ltd (« Biomerge »
) et la société serait radiée de la bourse TSX et réinscrite à la plus petite bourse NEX, une division de la Bourse de croissance TSX qui ne comportait pas d’exigence minimale d’inscription. Il n’y avait aucune différence entre les droits liés aux actions ordinaires avec droit de vote et ceux liés aux actions ordinaires sans droit de vote nouvellement créées, à l’exception du droit de vote, de sorte que les dividendes et les distributions découlant de toute liquidation étaient les mêmes pour les deux types d’actions. Les parties s’étaient entendues ainsi afin d’éviter un changement de contrôle pour préserver les pertes de Xillix.
[8] Une autre société des deux messieurs, qui avait la capacité d’emprunter des fonds et qui l’a effectivement fait pour rendre possible le prêt à Xillix, Nexia Biotechnologies Inc., a acheté les actions de Cavalon, qui n’avait aucun élément d’actif sauf ses droits énoncés dans l’accord avec Xillix, puis a fusionné avec Cavalon pour former Nexia Biotechnologies Ltd. (« Nexia »
) et est devenue le successeur de Cavalon dans l’accord d’investissement.
[9] Avant que ne soit terminée la mise en œuvre de l’accord, le directeur général de Xillix est décédé et Xillix a été placée sous séquestre auprès de M. Vermette de PWC, qui avait auparavant agi à titre de contrôleur. Les autres dirigeants et administrateurs de Xillix ont démissionné à ce moment et, pour que la société conserve sa personnalité juridique et satisfasse aux exigences relatives à son inscription en bourse et à d’autres exigences réglementaires, et pour quelqu’un puisse signer les documents nécessaires pour mettre en œuvre l’accord et le plan de restructuration, MM. Tonken et Mathews ont accepté d’assumer les fonctions d’administrateurs et de dirigeants jusqu’à ce que l’accord prenne fin, ce qui leur a ainsi permis de mettre en œuvre le plan.
[10] Le plan de restructuration qui a donné effet à l’accord susmentionné a été achevé le 24 septembre 2007, après une modification le 7 septembre 2007, demandée par Cavalon, laquelle supprimait du plan de restructuration initial approuvé par la Cour l’exigence selon laquelle Xillix devait d’abord se mettre en faillite puis s’en libérer et modifiait les modalités liées aux actions sans droit de vote de façon à ce qu’elles ne puissent plus être converties en actions avec droit de vote. Cette dernière modification a été réalisée pour éviter qu’il y ait acquisition du contrôle de droit par l’émission d’actions de ce type. La Cour a approuvé le plan de restructuration dans sa version modifiée et n’est pas allée chercher l’approbation des actionnaires de Xillix de l’époque au motif qu’ils n’auraient pas reçu de paiement aux termes du plan. Selon le témoignage de M. Tonken, la seule manière dont les actionnaires initiaux pouvaient tirer quoique ce soit de leur placement dans Xillix était d’en vendre les attributs fiscaux par la mise en œuvre de l’accord d’investissement et du plan de restructuration qui y est envisagé. Ils n’avaient pas le choix, alors ils l’ont fait.
[11] MM. Tonken et Mathews ont ensuite fait la promotion de Xillix auprès de la communauté financière, la présentant comme une entité assainie n’exerçant plus d’activités, ayant ses attributs fiscaux et sa personnalité juridique de société ouverte comme seuls éléments d’actif et n’ayant aucune dette ou obligation sauf envers Nexia, laquelle détenait maintenant 45 % des actions avec droit de vote, 100 % des actions ordinaires sans droit de vote et 80 % de l’ensemble de ses capitaux propres et le billet à vue susmentionné de 240 000 $.
[12] Dans leurs actes de procédure et leurs observations, les parties renvoient généralement à ces opérations sous le vocable d’opérations du plan fondé sur la LACC. Je les appellerai opérations ou série d’opérations fondées sur la LACC.
L’acheteuse
[13] D’autre part, nous avons une fiducie de revenu appelée Total Energy Services Trust (« Total »
), une fiducie de fonds commun de placement de l’Alberta dont les unités étaient cotées à la bourse TSX, qui exploitait une entreprise offrant des services de forage à forfait et de fabrication et location d’équipement pour les sociétés de prospection et de production pétrolières et gazières dans l’Ouest canadien par l’entremise de ses filiales directes et indirectes, principalement Total Energy Services Limited (« TESL »
).
[14] En raison de modifications apportées à la Loi, lesquelles proposaient de mettre sur un pied d’égalité les structures de fiducie de revenu et les sociétés en imposant un impôt supplémentaire aux fiducies de revenu au moyen de ce qu’on appelle généralement les règles relatives aux EIPD dans la Loi, Total a décidé de se convertir en société pour : rester compétitive d’un point de vue fiscal et dans sa capacité à lever des capitaux sur le marché, conserver certains de ses principaux investisseurs qui menaçaient de vendre leur participation s’il n’y avait pas de conversion en société, et dissiper les craintes que les nouvelles règles restreindraient la croissance en limitant sa capacité à procéder à des acquisitions importantes. C’est ce qu’a affirmé le directeur général de Total, M. Halyk, mais l’intimé n’est pas d’accord.
[15] Soudainement, Total a été présentée à Biomerge par des conseillers en placement intermédiaires et, après avoir exploré d’autres possibilités, a décidé que Biomerge était exactement le type d’entité avec laquelle elle voulait fusionner pour utiliser la méthode d’échange d’unités de fiducie contre des actions prévue par les règles relatives aux EIPD, étant donné qu’il s’agissait d’une société « propre »
, sans créanciers ni entreprises exploitées activement, qui avait été assainie par la procédure régie par le tribunal en vertu de la LACC, sans compter qu’elle disposait de précieux attributs fiscaux sous la forme de pertes et de déductions inutilisées.
[16] En conséquence, Total a conclu un accord d’arrangement avec Biomerge, qui prévoyait un plan d’arrangement énonçant les nombreuses étapes qui se produiraient à la date de prise d’effet : modifier l’acte de fiducie de Total pour permettre le transfert de ses unités de fiducie à Biomerge, créer des statuts de prorogation pour Biomerge (de la Colombie-Britannique à l’Alberta) qui prévoiraient une nouvelle catégorie d’actions ordinaires (les « nouvelles actions ordinaires »
), lesquelles seraient échangées contre les unités de fiducie et une partie des actions ordinaires avec droit de vote existantes de Biomerge, échanger les 29 050 000 unités de fiducie en circulation de Total, à raison d’une pour une, contre 29 050 000 nouvelles actions ordinaires de Biomerge, prévoir que les 248 941 152 actions ordinaires avec droit de vote existantes de Biomerge seront échangées contre 702 293 $ en espèces et 56 730 nouvelles actions ordinaires, échanger les 435 647 055 actions ordinaires sans droit de vote existantes de Biomerge contre 1 695 185 $, déposer en fiducie auprès de ses avocats une somme en espèces de 1 247 401 $ correspondant au passif de Biomerge en échange d’un billet à vue, changer le nom de Biomerge pour Total Energy Services Inc. (la « nouvelle Total »
) et remplacer les dirigeants et administrateurs actuels de Biomerge par les dirigeants et administrateurs de TESL, la filiale de Total mentionnée plus haut.
[17] Il faut noter que la contrepartie totale devant être versée aux actionnaires de Biomerge par une combinaison d’espèces et d’actions de la nouvelle Total s’élevait à 3,9 millions de dollars, montant auquel sont arrivées les parties en calculant 0,052 $ par dollar de pertes autres qu’en capital et de dépenses de RS et DE dans le compte fiscal de Biomerge.
[18] Les opérations et arrangements ci-dessus ont pris effet le 20 mai 2009 après l’approbation du plan d’arrangement de Total par la Cour du banc de la Reine de l’Alberta le 15 mai 2009, et les titres de la nouvelle Total ont commencé à être négociés à la bourse TSX après le remplacement de l’inscription de l’ancienne Total par celle de la nouvelle Total. À ce moment-là, 99,8 % des capitaux propres de la nouvelle Total appartenaient aux détenteurs d’unités de fiducie initiaux de Total et seulement 0,2 % aux actionnaires de Biomerge.
[19] Après le 20 mai 2009, Total (et les fiducies qu’elle détenait) a été convertie conformément au paragraphe 88.1(2) de la Loi, de sorte que les éléments d’actif de la fiducie Total, principalement ses actions dans sa filiale TESL et son emprunt sous forme de débenture à celle-ci, sont devenus les éléments d’actif de la nouvelle Total.
[20] Le 1ᵉʳ janvier 2010, la nouvelle Total et TESL ont fusionné de manière à créer l’appelante, Total Energy Services Inc., de sorte que les comptes fiscaux de la nouvelle Total et de TESL sont devenus ceux de l’appelante, y compris, évidemment, les comptes ayant appartenu à Biomerge qui provenaient de Xillix et pour lesquels le ministre a refusé les déductions en l’espèce.
[21] La fiducie Total a dépensé environ 4,8 millions de dollars, dont la contrepartie de 3,9 millions de dollars versée aux actionnaires de Biomerge mentionnée ci-dessus et les coûts liés à la mise en œuvre des opérations en l’espèce.
[22] Les parties ont appelé ce groupe d’opérations l’arrangement de Total ou les opérations de conversion de Total, et je les appelle donc les opérations ou la série d’opérations de conversion de Total.
Vue d’ensemble
[23] À mon avis, la situation que dépeignent les opérations fondées sur la LACC et les opérations de conversion de Total présentées ci-dessus est celle où il y a un vendeur de coquilles vides inactives mais existantes, ayant des pertes fiscales et des inscriptions en bourse, qui a offert à la vente et vendu ces attributs sur le marché libre à des acheteurs consentants non liés, dont un acquiert en fin de compte ces pertes et les applique à son revenu tiré d’une entreprise totalement différente de celle de la société initiale, presque entièrement au bénéfice des nouveaux actionnaires. Le rôle de la Cour est de déterminer si l’une ou l’autre des opérations qui ont donné lieu à ce résultat contrevient à la RGAÉ.
La RGAÉ
[24] L’article 245 de la Loi est la RGAÉ. Je me reporte plus en détail aux dispositions précises dans la présente analyse, mais il n’est pas contesté qu’il est bien établi en droit que trois conditions doivent être réunies pour que la RGAÉ s’applique :
(1) Y a‑t‑il eu un avantage fiscal?
(2) Y a-t-il eu une opération d’évitement ou une série d’opérations comprenant une opération d’évitement qui a donné lieu à l’avantage fiscal?
(3) Est-ce que l’une ou l’autre des opérations d’évitement était abusive?
[25] En l’espèce, nul ne conteste qu’il ne s’agit pas d’une opération unique, mais bien d’une série d’opérations. J’en tiens compte lorsque je renvoie aux dispositions applicables de la RGAÉ.
[26] J’examine chacune des conditions individuellement et je présente la thèse des parties sur elles dans cette analyse.
(1) Y a‑t‑il eu un avantage fiscal?
[27] L’appelante reconnaît dans ses observations que son utilisation des attributs fiscaux de Biomerge en 2010 et 2011 pour réduire son impôt était un avantage fiscal et fait l’objet de la nouvelle cotisation du ministre visée dans le présent appel.
[28] Il est clair que cette première condition a été remplie, mais je crois qu’il est important de noter que l’intimé définit l’avantage fiscal comme étant [traduction] « la conservation, le report et l’utilisation des attributs fiscaux de Biomerge »
au paragraphe 27 de ses observations écrites ainsi qu’au paragraphe 11uu) de la réponse. Comme les avocats de l’appelante l’ont souligné dans leurs observations, seule l’utilisation de ces attributs peut être considérée comme un avantage fiscal pour les besoins du présent appel. Les modifications apportées par le législateur dans le budget de 2022 à la définition d’« avantage fiscal » de la Loi
afin d’y inclure la préservation et le report d’attributs fiscaux ne faisaient pas partie de la définition d’« avantage fiscal »
qui s’appliquait à l’époque des faits en l’espèce. La définition applicable est rédigée en ces termes :
245(1) […] Réduction, évitement ou report d’impôt ou d’un autre montant exigible en application de la présente loi […]
[29] Manifestement, cette définition prévoit que les attributs fiscaux ont été utilisés, comme l’a confirmé la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Wild c. Canada, 2018 CAF 114, aux paragraphes 30 à 39, et Gladwin Realty Corporation c. Canada, 2020 CAF 142, au paragraphe 47.
(2) Y a-t-il eu une série d’opérations comprenant une opération d’évitement qui a donné lieu à l’avantage fiscal?
[30] Le paragraphe 245(3) définit l’« opération d’évitement »
comme étant une opération qui donne lieu à un avantage fiscal, soit par elle-même, soit comme élément d’une série d’opérations, « sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables – l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable ».
[Voir Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54 («
Hypothèques
Trustco
»
), par. 22, et Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63 («
Copthorne
»
), par. 39.]
[31] Le paragraphe 245(1) de la Loi donne une vaste portée au terme « opération »,
c’est-à-dire une convention, un mécanisme ou un événement.
[32] Il est également bien établi en droit qu’il incombe au contribuable de réfuter l’hypothèse du ministre concernant l’objet principal de la série et de chaque opération faisant partie de la série et qu’il suffit qu’une opération de la série soit considérée comme une opération d’évitement pour qu’il soit satisfait aux exigences du paragraphe 245(3) [voir Copthorne, par. 63 et 64].
[33] Il est entendu que la Cour doit répondre aux questions suivantes : 1. Quelles sont les opérations qui composent la série d’opérations pertinente aux fins des analyses de la RGAÉ et l’avantage fiscal découle-t-il de cette série? 2. Chaque opération de cette série a-t-elle été principalement effectuée pour des objets véritables (l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable)?
La série d’opérations qui a donné lieu à un avantage fiscal
[34] Comme il est indiqué dans l’arrêt Copthorne, au paragraphe 43, citant OSFC Holdings Ltd. c. Canada, 2001 CAF 260, paragraphe 24, le point de départ réside dans la common law, qui définit la série comme étant une suite d’opérations dont chacune est déterminée d’avance pour produire un résultat final.
[35] Au début de la présente décision, je fais mention de deux séries d’opérations que les parties appellent généralement les opérations fondées sur la LACC et les opérations de conversion de Total. Les parties conviennent généralement qu’elles constituent toutes deux une série d’opérations, mais que quelques opérations n’en font pas partie, c’est-à-dire, selon l’appelante, que certaines des opérations incluses dans les opérations fondées sur la LACC ne devraient pas être incluses dans cette série si elles font partie d’une série plus vaste visée par le paragraphe 248(10), dont il est question plus loin. Il y a eu d’autres opérations que les parties ont appelées les [traduction] « les autres opérations »;
il n’est pas nécessaire de les exposer en détail puisqu’elles n’ont aucune incidence sur l’issue de la présente affaire.
[36] Il n’est pas contesté que ces séries sont des séries distinctes au sens de la common law et ne font pas partie d’une grande série au sens de la common law, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument de l’appelante à cet égard, bien qu’elle utilise essentiellement des arguments semblables en ce qui concerne le véritable litige.
[37] Le véritable litige entre les parties porte sur la question de savoir si les deux séries au sens de la common law sont jointes dans leur intégralité ou seulement en partie au titre du paragraphe 248(10) de la Loi, qui permet d’élargir une série au sens de la common law.
[38] Le paragraphe 248(10) est rédigé ainsi :
Pour l’application de la présente loi, la mention d’une série d’opérations ou d’événements vaut mention des opérations et événements liés terminés en vue de réaliser la série.
[39] L’intimé soutient que les deux séries au sens de la common law sont réunies dans leur intégralité au titre du paragraphe 248(10), tandis que l’appelante soutient que seules les opérations qui ont préservé le statut d’émetteur assujetti et éliminé les droits des créanciers devraient être ajoutées, et non les opérations fondées sur la LACC qui ont préservé les attributs fiscaux de Biomerge, dont celles concernant l’investissement et la participation de Cavalon/Nexia dans Biomerge (initialement Xillix).
[40] Les arguments de l’appelante sont à deux volets. Tout d’abord, l’appelante soutient que, puisque les tribunaux n’ont pas examiné sérieusement le sens du terme « liés »
figurant dans l’expression « opérations et événements liés »
, nous devons utiliser les principes d’interprétation de base pour conclure que le terme doit avoir un sens et que, vu les définitions des dictionnaires anglais Black’s Law Dictionary et Webster’s Dictionary of the English Language qui définissent l’équivalent anglais de « lié »
, «
related
»,
seules les opérations qui se rapportent l’une à l’autre d’une quelconque manière, ou qui ont un lien avec les opérations de conversion de Total, doivent être considérées comme des opérations liées au titre du paragraphe 248(10).
[41] La thèse de l’appelante semble reposer sur son observation selon laquelle elle a conclu l’entente avec Biomerge dans le seul but d’avoir accès à une société assainie ayant le statut d’émetteur assujetti. Avec tout le respect dû, cette thèse fait complètement abstraction de la très lourde preuve montrant que l’acquisition des attributs fiscaux de Biomerge constituait, au minimum, une partie importante de la série d’opérations de conversion de Total et l’une des raisons motivant les opérations, même si l’on met de côté pour l’instant la question de savoir si c’en était la raison principale. L’appelante a cherché des sociétés ayant subi des pertes importantes, a établi son prix à 0,052 $ par dollar d’attributs fiscaux, a exigé un minimum de 70 millions de dollars d’attributs comme condition de clôture, a entrepris une vérification diligente de leur disponibilité pour utilisation et a négocié avec les dirigeants et les représentants de Nexia à cet égard. Par conséquent, toute opération effectuée dans le cadre des opérations fondées sur la LACC qui se rapportait à la préservation des attributs fiscaux de Biomerge était extrêmement pertinente selon le raisonnement de l’appelante. La préservation des attributs fiscaux de Biomerge était très importante pour Total.
[42] De plus, l’accord d’investissement en vertu duquel Cavalon (plus tard Nexia) devait injecter 4,4 millions de dollars dans Xillix, dont 3,6 millions devaient être utilisés pour [traduction] « assainir »
cette société en remboursant ses créanciers, est le même que celui qui prévoyait la possibilité de convertir cette dette en actions, conversion qui a eu lieu aux termes du plan de restructuration. Je ne vois pas en quoi ces opérations ne sont pas liées.
[43] Deuxièmement, l’appelante soutient que, puisque les règles relatives à la conversion des fiducies (EIPD) ont été rendues publiques neuf mois après le 24 septembre 2007, date à laquelle les opérations fondées sur la LACC ont été terminées, Biomerge n’avait aucun moyen d’avoir en vue de participer à une conversion de fiducie ou de déterminer comment les conversions seraient effectuées. Dans ses observations précédentes concernant la délimitation de la série au sens de la common law, l’appelante a également fait référence au fait que ni Xillix, ni Cavalon, ni Nexia, ni leurs dirigeants ne connaissaient Total au moment où les opérations fondées sur la LACC ont été commencées ou terminées.
[44] Dans l’arrêt Copthorne, aux paragraphes 42 à 54, la Cour suprême du Canada a analysé en détail la deuxième condition d’application de la RGAÉ et, de toute évidence, a examiné sérieusement ce que constituent des opérations ou des événements connexes réalisés en vue de la série, au titre du paragraphe 248(10) de la Loi. Au paragraphe 54, la Cour suprême indique ce qui suit :
[54] […] rien ne donne à penser que l’opération liée doit être terminée en vue (« in contemplation ») d’une série subséquente. Le contexte de la disposition élargit la définition de « série », ce qui milite contre une interprétation restrictive.
[45] En fait, au paragraphe 56, la Cour suprême a affirmé que le libellé du paragraphe 248(10) permet le rattachement prospectif ou rétrospectif d’une opération liée à une série au sens de la common law.
[46] La Cour suprême a affirmé, aux paragraphes 46 et 47 de l’arrêt Copthorne, que, pour déterminer si une opération liée a été effectuée en vue d’une autre série d’opérations :
[46] […] Il suffit de déterminer si la série a joué dans la décision d’effectuer l’opération liée, au sens où l’opération est intervenue « en raison de » la série ou « relativement à » celle‑ci […]
[47] Bien que le critère de l’opération liée effectuée « en raison de » la série ou « relativement à » celle‑ci n’exige pas de « lien étroit », il requiert tout de même plus qu’une « simple possibilité » ou qu’un lien d’« un degré d’éloignement extrême » […] Chaque affaire est jugée en fonction des faits qui lui sont propres. Au bout du compte, c’est le critère correspondant aux mots « en raison de » la série ou « relativement à » celle‑ci qui permet d’établir, suivant la prépondérance des probabilités, si une opération liée a été terminée en raison d’une série d’opérations.
[47] En l’espèce, que l’on examine la situation d’une manière prospective ou rétrospective, il est clair que c’est seulement « en raison »
des opérations fondées sur la LACC qui avaient pour but de préserver les attributs fiscaux de Biomerge et de les mettre en réserve en vue d’une vente future que Total a pu acquérir les attributs fiscaux et que c’est seulement « en raison de »
ces opérations et événements que Biomerge a pu les vendre sur le marché libre.
[48] Par conséquent, je conclus que toutes les opérations fondées sur la LACC font partie de la série d’opérations au sens de la common law relative à la conversion de Total dans leur intégralité au titre du paragraphe 248(10). Étant donné que l’avantage fiscal s’inscrit dans la série d’opérations de conversion de Total, il s’inscrit également dans la série élargie.
(3) L’objectif principal des opérations d’évitement
[49] Comme je l’indique plus haut, le paragraphe 245(3) définit le terme « opération d’évitement »
comme s’entendant d’une opération qui donne lieu à un avantage fiscal, soit par elle‑même, soit comme élément d’une série d’opérations, « sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables – l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable ».
[50] Le ministre a posé l’hypothèse que les opérations entre Xillix et Cavalon, y compris les lettres d’accord initiales, la lettre d’accord du 3 janvier 2007 acceptée par Xillix, l’accord d’investissement de Cavalon daté du 9 juillet 2007, dans sa version modifiée, et la réalisation des opérations conformément au plan de restructuration présenté plus haut dans la présente décision, visaient à monétiser et à vendre les attributs fiscaux de Xillix. La preuve le démontre amplement. Les rapports de M. Vermette, le contrôleur de PWC et le séquestre nommé pour Xillix, font état de cette volonté. Les affidavits de M. Gannon, directeur général de Xillix pendant le déroulement des opérations fondées sur la LACC jusqu’à son décès, font état de l’intérêt que démontrait Cavalon dans l’acquisition des pertes fiscales de Xillix et désignent Cavalon comme [traduction] « acquisitrice d’attributs fiscaux ».
Selon le témoignage de M. Tonken, Cavalon se livrait à l’acquisition de sociétés en faillite et à la commercialisation et à la vente de leurs attributs, y compris les attributs fiscaux.
[51] De plus, le plan de restructuration approuvait des étapes qui n’avaient qu’un objectif fiscal :
[traduction]
(1) Les statuts de Xillix ont été modifiés afin de créer un nombre illimité d’actions sans droit de vote ayant les mêmes caractéristiques économiques que les actions ordinaires avec droit de vote, en ce sens qu’elles donnaient le même droit aux dividendes et aux distributions, mais qu’elles étaient manifestement nécessaires pour que Nexia puisse convertir la majeure partie de sa débenture de manière à éviter d’obtenir le contrôle de droit. Comme il est indiqué plus haut, après la conversion des débentures, Nexia a obtenu 45 % des actions avec droit de vote, 100 % des actions ordinaires sans droit de vote et 80 % de la participation dans les capitaux propres dans Xillix. M. Tonken a reconnu qu’il fallait éviter qu’il y ait changement de contrôle. De toute évidence, comme dans la décision Madison Pacific Properties Inc. c. Canada, 2023 CCI 180 («
MP
Properties
»
), la conclusion logique est que la création et l’émission de ces actions sans droit de vote visaient à éviter que Nexia obtienne le contrôle de droit et, par conséquent, à préserver les pertes.
(2) À la demande de Cavalon, l’accord d’investissement initial et le plan de restructuration ont été modifiés de façon à ce que les actions ordinaires sans droit de vote ne puissent plus être converties en actions ordinaires pour éviter que ces actions soient traitées comme des actions avec droit de vote pour l’application du paragraphe 256(8) de la Loi et éviter le contrôle de droit. Le seul objectif de cet événement était un objectif fiscal.
[52] Il ressort clairement de l’analyse des opérations fondées sur la LACC que la plupart des opérations visaient uniquement à préserver et à monétiser les attributs fiscaux de Biomerge. Concrètement, quelle autre utilité pouvait avoir une entité qui était une coquille vide n’exploitant plus son entreprise et qui n’avait même plus d’endroit où exploiter son entreprise puisqu’elle n’avait aucun élément d’actif sauf ses attributs fiscaux et son statut d’émetteur assujetti avec inscription à la bourse NEX, une division de la Bourse de croissance TSX? La seule preuve à cet égard a été fournie par M. Tonken, qui a témoigné qu’une société ouverte propre ayant le statut d’émetteur assujetti et étant inscrite à la bourse vaudrait environ 250 000 $. Il n’a pas été précisé si le statut inférieur de la bourse NEX aurait une incidence sur cette situation, mais il est clair que les principaux éléments d’actif qui demeuraient étaient les attributs fiscaux de plus de 75 millions de dollars à ce moment-là.
[53] Je souscris également à l’argument de l’intimé selon lequel il incombait à l’appelante de démontrer que l’objectif principal des opérations fondées sur de la LACC n’était pas fiscal et qu’elle n’a pas plaidé de faits importants ni présenté d’argument pour réfuter l’hypothèse du ministre à cet égard, sauf affirmer dans ses observations que l’objectif principal des opérations visant à compléter la partie [traduction] « assainissement »
des opérations fondées sur la LACC était d’éliminer le passif de Biomerge et d’assurer la pérennité de cette dernière. Elle a fait complètement abstraction des autres opérations, que j’ai jugé être des opérations d’évitement, portant son attention uniquement sur les opérations de conversion de Total.
[54] Bien qu’il ne soit pas nécessaire que j’examine si l’une ou l’autre des opérations de conversion de Total constituerait une opération d’évitement étant donné qu’il suffit qu’une des opérations de la série élargie d’opérations soit effectuée principalement à des fins non fiscales, je crois qu’il serait indiqué d’examiner les arguments des parties à cet égard.
[55] Essentiellement, l’appelante soutient que les opérations de conversion de Total ont été effectuées uniquement pour convertir la fiducie en société afin d’éviter les conséquences fiscales des règles relatives aux EIPD dont il est question plus haut et que l’avantage fiscal découlant des attributs de Biomerge n’était qu’un [traduction] « extra »,
comme M. Halyk l’a déclaré dans son témoignage. De plus, l’appelante soutient que la sélection de Biomerge comme candidate à la conversion constituait un « choix »
et non une opération d’évitement, s’appuyant sur la décision Spruce Credit Union c. La Reine, 2012 CCI 357, confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt 2014 CAF 143 [Spruce].
[56] Dans cette affaire, la Cour de l’impôt devait déterminer si le versement d’un dividende par une entité appelée STAB à ses membres, soit toutes les coopératives de crédit de la Colombie‐Britannique qui sont légalement tenues d’en être membres et actionnaires, dans le but de leur fournir des fonds pour payer une cotisation extraordinaire établie par l’entité appelée CUDIC, était assujetti à la RGAÉ. Le ministre avait soutenu que le dividende devait être requalifié et considéré comme un remboursement de primes payées, de sorte qu’il était donc imposable et que le dividende devenait une opération d’évitement abusive. STAB était la caisse de crédit centrale établie en vertu de la législation de la Colombie-Britannique. Elle est l’organisme de stabilisation désigné pour les coopératives de crédit de la Colombie‑Britannique et est tenue de les superviser. STAB est elle-même financée par les contributions des coopératives de crédit grâce aux primes payées par les membres. CUDIC était l’organisme qui, en Colombie‐Britannique, était chargé de tenir un fonds d’assurance‐dépôt pour protéger les consommateurs contre les pertes sur leurs dépôts, lequel était financé par les cotisations imposées aux coopératives de crédit, ce qui s’était produit dans cette affaire pour respecter les normes découlant des modifications législatives imposant des seuils financiers plus élevés.
[57] La Cour a conclu que cette opération unique n’était pas une opération d’évitement et qu’elle avait clairement un objet non fiscal. STAB exerçait clairement son obligation de stabiliser les coopératives de crédit membres et, que les sommes nécessaires pour ce faire aient été un dividende ou un remboursement, le montant du paiement serait demeuré le même.
[58] Aux paragraphes 91 à 93 de la décision Spruce, le juge Boyle a affirmé ce qui suit :
[91] Dans le cas présent, l’opération générale par laquelle la STAB a payé des dividendes à ses caisses de crédit membres a été clairement exécutée en vue de procurer à ces dernières les fonds nécessaires pour payer les cotisations de la CUDIC et de réduire les fonds de stabilisation et de protection des dépôts de la STAB au niveau inférieur qui était requis à la suite de la cotisation extraordinaire de la CUDIC. Il s’agit manifestement là d’un objet non fiscal véritable. L’intimée reconnaît l’existence d’un [traduction] « objectif non fiscal général consistant à transférer des fonds de la STAB à la CUDIC ».
[92] Contrairement à la situation dont il était question dans l’affaire Copthorne, en l’espèce aucune étape n’a été insérée ou exécutée principalement en vue de pouvoir obtenir un résultat fiscal souhaité ou privilégié.
[93] L’acte consistant à faire un choix parmi un éventail de structures ou d’opérations disponibles en vue d’accomplir un objet non fiscal, en se fondant en tout ou en partie sur les résultats fiscaux différents de chacune, n’est pas une opération. Prendre une décision ne peut pas être une opération d’évitement.
[59] Il ne s’agissait pas d’une affaire portant sur une série d’opérations, comme l’intimé l’a noté dans ses observations et, dans l’affaire Spruce, seule l’opération portant sur des dividendes était en cause et aucune étape supplémentaire n’était en cause. En effet, au paragraphe 101 de la décision Spruce, la Cour a affirmé :
[101] Dans l’ensemble, il m’est impossible de relever une étape ou une opération que l’on a exécutée pour une raison autre qu’un objet principalement non fiscal. Cela fait contraste avec, par exemple, l’arrêt Copthorne, où l’appelante avait dû convertir sa structure société mère-filiale préexistante en une structure de sociétés sœurs à titre d’étape préliminaire ou intermédiaire distincte en vue de pouvoir obtenir l’avantage fiscal souhaité. Dans la présente affaire, aucune étape ou opération n’a été exécutée principalement dans un tel but.
[60] L’appelante n’a pas approfondi cette question dans ses observations, si ce n’est pour conclure qu’un choix n’est pas une opération et que la sélection de Biomerge en soi ne peut donc pas constituer une opération d’évitement. Sous-entendus dans la thèse de l’appelante se trouvent, évidemment, le principe du duc de Westminster et le droit des contribuables d’organiser leurs affaires de la manière qui leur est la plus favorable sur le plan fiscal, ainsi qu’une mise en garde contre l’ingérence dans les décisions commerciales. L’appelante a toutefois présenté cet argument lorsqu’elle a soutenu que l’objet des opérations de conversion de Total n’était pas principalement fiscal.
[61] En l’espèce, je crois qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la thèse de l’intimé selon laquelle les opérations de conversion, y compris le choix de Biomerge, avaient principalement un but fiscal et que des étapes ou des opérations ont été effectuées principalement à des fins fiscales.
[62] En effet, au paragraphe 60 de l’arrêt Spruce de la Cour d’appel fédérale, cette dernière a expressément indiqué que l’existence d’une autre opération n’était qu’un facteur parmi d’autres à prendre en compte, mais qu’une comparaison entre des opérations menant à des résultats équivalents sauf pour l’impôt à payer ne suffisait pas pour démontrer l’existence d’une opération d’évitement, car sinon l’existence d’une autre opération aux conséquences fiscales plus importantes ferait perdre tout son sens à la jurisprudence fondée sur le principe du duc de Westminster.
[63] Au paragraphe 61, la Cour d’appel fédérale a ensuite reconnu qu’il « ressort de la nécessité d’établir l’objet
“
principal
”
que la coexistence de multiples objets est possible, et que des objets fiscaux et non fiscaux peuvent être mélangés ».
De plus, au paragraphe 62, cette cour, s’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême Hypothèques Trustco, a affirmé que, lorsque le juge de la Cour de l’impôt recherche s’il y a eu une opération d’évitement, il doit analyser et soupeser l’ensemble des éléments de preuve en vue d’établir « s’il est raisonnable de conclure que l’opération n’a pas été principalement effectuée pour un objet non fiscal ».
[64] Par conséquent, il est clair que la simple affirmation voulant qu’ un choix ne soit pas une opération et ne puisse donc être une opération d’évitement n’est manifestement pas toujours vraie et la conclusion à cet égard dépendra de tous les éléments de preuve à soupeser.
[65] En l’espèce, je conclus qu’une preuve écrasante étaye la thèse de l’intimé selon laquelle la série d’opérations de conversion de Total dans son ensemble et les opérations individuelles de cette série ont été effectuées principalement dans un but fiscal, c’est-à-dire pour l’obtention des attributs fiscaux de Biomerge d’une manière qui contourne le paragraphe 111(5) de la Loi. Cette preuve comprend les éléments suivants :
(1) Malgré le témoignage de M. Halyk selon lequel toutes les options ont été examinées et analysées avant que Biomerge soit retenue comme candidate à la conversion, il ressort clairement du témoignage de Mark Kearl, le directeur des finances, qu’on lui a demandé de prendre en considération seulement des cibles dont les attributs fiscaux étaient des pertes et qu’il n’a interviewé que ce type de candidate.
(2) Les notes de M. Kearl déposées en preuve démontrent que l’appelante était prête à [traduction] « se retirer »
de l’entente si les attributs fiscaux n’étaient pas suffisants pour [traduction] « valoir la peine »
et, en fait, l’accord d’arrangement était conditionnel à ce qu’il y ait un minimum de 70 millions de dollars d’attributs fiscaux utilisables.
(3) Le prix ou la contrepartie totale de 3,9 millions de dollars devant être remis aux actionnaires de Biomerge a été calculé en fonction des attributs fiscaux, soit 0,052 $ par dollar de pertes autres qu’en capital et de déductions de RS et DE disponibles.
(4) Il existe une preuve abondante montrant que l’appelante a fait preuve sérieusement de diligence raisonnable pour confirmer l’existence, la quantité et l’utilisation des attributs fiscaux, par l’entremise de comptables indépendants et de leurs propres avocats. Il ressort de la preuve que le total des frais de clôture de l’opération, à l’exclusion des 3,9 millions de dollars ci-dessus, mais y compris les frais comptables et juridiques, s’élevait à environ 900 000 $, une somme considérable témoignant de l’importance accordée aux attributs fiscaux. Le volume des éléments de preuve montrant que la diligence raisonnable visait les attributs fiscaux était énorme.
(5) Aucun prix n’a été attribué au statut d’émetteur assujetti et à l’inscription à une bourse publique de Biomerge, ce qui enlève toute crédibilité à l’affirmation selon laquelle l’objectif principal de l’opération était d’utiliser une société assainie ayant ce statut.
(6) Selon le témoignage de M. Tonken, le coût d’acquisition d’une société propre ayant ce statut d’émetteur était d’environ 250 000 $. Il y a lieu de se demander pourquoi une telle candidate à la conversion n’a pas été retenue ou pourquoi une nouvelle société n’a pas simplement été constituée, puisque ces options auraient mené à ce résultat non fiscal si c’eût été l’objectif principal.
(7) L’appelante n’a pas expliqué pourquoi elle devait acquérir une société publique ayant le statut d’émetteur alors que Total possédait déjà le statut d’émetteur dans les provinces plus importantes ni pourquoi elle a remplacé sa propre inscription par celle de la nouvelle entité issue de la série (à savoir l’appelante) plutôt que par celle de Biomerge. Par ailleurs, rien dans la preuve ne montrait quelle valeur aurait eu ce statut d’émetteur de Biomerge ou quelle utilisation elle en a fait ou en aurait fait. Total était déjà inscrite à la bourse TSX, plus importante, alors que Biomerge était inscrite à la plus petite bourse NEX, et aucun élément de preuve n’a été présenté pour montrer qu’il lui était impossible de remplacer cette inscription à la TSX par une nouvelle société ou une autre cible à moindre coût.
(8) Bien que l’intérêt de l’appelante concernant les règles relatives aux EIPD et le choix de convertir la fiducie Total en société aient constitué des motifs commerciaux, rien ne prouve qu’il était urgent de le faire parce qu’on craignait, comme l’a affirmé M. Halyk, que les lignes directrices relatives à la [traduction] « croissance normale »
selon ces règles nuisent à la croissance. Il n’y avait aucune preuve montrant l’existence d’une acquisition ou de plusieurs acquisitions en cours ou envisagées qui auraient mené à des émissions d’actions de 50 millions de dollars au cours d’une année donnée ou le doublement de sa capitalisation boursière entre le 1ᵉʳ octobre 2006, date du début des opérations fondées sur la LACC, et 2010, date de la réalisation des opérations de conversion de Total. Cela aurait exposé l’appelante aux conséquences fiscales sur les distributions d’EIPD à un stade antérieur à 2011. Franchement, s’il s’agissait véritablement d’une préoccupation, il y a lieu de se demander pourquoi l’appelante n’a pas simplement acheté une coquille vide publique ou n’en a pas constitué une nouvelle plus tôt.
[66] Bien que ce qui précède soit suffisant pour démontrer le caractère d’évitement général de la série en question, il convient de noter que, contrairement à l’affaire Spruce invoquée par l’appelante, des étapes ont bel et bien été insérées dans une opération par ailleurs de nature commerciale, lesquelles, je suis d’accord, constituaient une opération d’évitement. Celles‐ci comprennent l’opération d’encaissement des actions sans droit de vote de Biomerge et l’encaissement partiel des actions avec droit de vote qui ont été échangées en partie contre des espèces et en partie des actions de la nouvelle Total, ce qui a clairement servi à éliminer la majeure partie de la participation détenue par les actionnaires initiaux de Biomerge, y compris la majeure partie de la participation majoritaire détenue indirectement par MM. Tonken et Mathews par l’entremise de Nexia. Il ne s’agissait pas seulement d’un échange d’actions et d’unités de fiducie, mais de l’encaissement de la majeure partie de la participation des actionnaires antérieurs dans Biomerge, de sorte qu’ils détenaient désormais une participation d’à peine 0,2 % dans les capitaux propres de la nouvelle Total, tandis que les détenteurs d’actions de Total se sont retrouvés avec 99,8 %.
[67] Il est clair que les craintes concernant les règles relatives aux EIPD en 2011 étaient accessoires à l’objectif principal de cette série de conversion de Total : l’achat et la vente d’attributs fiscaux.
[68] Comme je le mentionne plus haut, l’étape supplémentaire de la création d’une nouvelle catégorie d’actions sans droit de vote par Xillix destinées à Nexia, dans le cadre de la série élargie, avait pour seul but de transférer à Nexia la majeure partie de la participation en capitaux propres dans Xillix de manière à éviter que Nexia n’en acquière le contrôle de droit. Nexia s’est retrouvée avec 80 % des capitaux propres de la société cotée en bourse Xillix, tout en acquérant un grand nombre d’actions ordinaires avec droit de vote, soit 45 % des actions détenues par ailleurs par un grand nombre d’actionnaires divers, dont aucun ne contrôlait alors Xillix.
[69] Je conclus que la deuxième condition requise pour que s’applique la RGAÉ est remplie et j’examine maintenant la troisième condition.
Évitement fiscal abusif : Les opérations ayant généré l’avantage fiscal étaient-elles abusives?
[70] Comme il est indiqué dans l’arrêt Deans Knight Income Corp c. Canada, 2023 CSC 16 («
Deans
Knight
»
), au paragraphe 56, sur le fondement des arrêts Hypothèques Trustco et Copthorne :
[56] La troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ est souvent la plus litigieuse. […] Pour analyser si les opérations sont abusives, il faut d’abord déterminer l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes; ensuite, il faut décider si le résultat des opérations contrecarre cet objet et cet esprit […] [Non souligné dans l’original.]
[71] Comme l’indique l’arrêt Copthorne, paragraphe 72, il y a évitement fiscal abusif lorsque « l’opération (1) produit un résultat que la disposition législative vise à empêcher, (2) va à l’encontre de la raison d’être de la disposition ou (3) contourne l’application de la disposition de manière à contrecarrer son objet ou son esprit »
et ces éléments sont souvent liés.
[72] L’intimé soutient que les opérations constituaient un abus du paragraphe 111(5) portant sur les pertes autres qu’en capital, du paragraphe 111(4), qui est analogue au paragraphe 111(5) et porte sur les pertes en capital nettes, du paragraphe 37(6.1), qui est analogue au paragraphe 111(5) et concerne les déductions au titre de la RS et DE, ainsi qu’un abus des règles de conversion des EIPD énoncées aux paragraphes 85.1(8) et 88.1(2), qui sont les dispositions propres aux faits en l’espèce.
[73] L’appelante soutient que, si la Cour détermine que la série pertinente, qui est la série élargie, comprend les opérations fondées sur la LACC, il faut établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Deans Knight, pour des motifs que j’examine plus loin, de telle manière qu’il n’y a pas d’abus des paragraphes 111(5), 111(4) et 37(6.1) et, au moment pertinent. Elle soutient aussi qu’il n’y avait pas de politique relative à la Loi qui restreignait le choix des sociétés utilisées pour réaliser la conversion de fiducie en vertu du paragraphe 85.1(8) ni de politique générale qui restreignait la capacité d’utiliser les attributs fiscaux d’une candidate à la conversion en vertu des paragraphes 85.1(7) et (8) et 88.1(2), de sorte qu’il n’y avait donc pas d’abus des règles de conversion des EIPD.
[74] J’examine d’abord l’abus allégué du paragraphe 111(5) et des dispositions analogues, puis des règles de conversion des EIPD.
Le paragraphe 111(5) et les dispositions analogues
[75] Je limite mon analyse au paragraphe 111(5) de la Loi, car le même raisonnement s’applique aux dispositions analogues portant sur les pertes en capital nettes et les déductions de RS et DE.
[76] La première étape de l’analyse servant à établir s’il y a abus consiste à déterminer l’objet et l’esprit de la disposition en question.
[77] Il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse détaillée pour déterminer l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5), comme la Cour suprême l’a explicitement énoncé dans l’arrêt Deans Knight, au paragraphe 113 :
[113] […] le par. 111(5) a pour raison d’être d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Le Parlement a cherché à garantir que l’absence de continuité quant à l’identité d’une société soit accompagnée d’une rupture correspondante dans la capacité de reporter des pertes autres qu’en capital. Voilà la raison d’être sous‑jacente de la disposition et ce qui explique correctement ce qui a incité le Parlement à adopter le par. 111(5).
[78] De plus, au paragraphe 118, il est écrit : « En l’espèce, le par. 111(5) démontre que le Parlement voulait empêcher les tiers qui prennent les rênes d’une société et en modifient l’entreprise de se prévaloir des pertes inutilisées. »
[79] La deuxième étape de l’analyse du caractère abusif consiste à déterminer si le résultat des opérations contrecarre l’objet et l’esprit de la disposition.
[80] C’est à dessein que je souligne le mot « résultat »
. L’appelante a essentiellement soutenu dans ses observations orales et écrites que le critère énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Deans Knight n’est pas un critère axé seulement sur les « résultats »
. En analysant les arrêts Deans Knight et Le Roi c. MMV Corporate Partners Inc., 2023 CAF 234 (« MMV »
), ainsi que la décision MP Properties, l’appelante soutient essentiellement que la Cour, dans son analyse des faits, devrait principalement déterminer si les droits et avantages des actionnaires initiaux ont été touchés d’une manière telle qu’il en résulte [traduction] « l’équivalent fonctionnel d’un contrôle de droit »
, ce qui ne s’est pas produit à la suite des opérations fondées sur la LACC. L’appelante semble ne mettre en évidence qu’un aspect de la démarche suivie par la Cour suprême dans l’arrêt Deans Knight pour tirer sa conclusion, en utilisant des facteurs qui ont eu une incidence sur les droits et avantages des actionnaires initiaux, c’est-à-dire rendre leur vote majoritaire ou leur contrôle de droit dénué de sens au moyen d’un contrat qui pour l’essentiel transférait les rênes à une autre personne, dans un critère subordonné du critère relatif aux résultats. Néanmoins, elle l’exprime en des termes donnant à penser que nous devrions considérer les facteurs qui permettent cet équivalent fonctionnel du contrôle, ou qui ne le permettent pas, comme étant [traduction] l’« approche »
et les [traduction] « lignes directrices »
que la Cour doit suivre et comme étant l’élément sur lequel elle doit se concentrer.
[81] En effet, aux paragraphes 215 et 216 de ses observations écrites, l’appelante soutient ce qui suit :
[traduction]
215. L’intimé tentera d’affirmer que la Cour devrait simplement comparer les résultats de la série d’opérations en cause avec la raison d’être sous-jacente des règles sur la restriction des pertes pour conclure à l’évitement fiscal abusif, en se fondant sur des affirmations se trouvant dans les décisions récentes MMV et MP Properties.
216. Si l’on pousse la thèse de l’intimé jusqu’au bout, celui-ci affirmerait que les décisions MMV ou MP Properties signifient que l’intimé n’est pas tenu d’établir, comme question de fait soumise à la Cour, l’existence de l’équivalent fonctionnel d’une acquisition du contrôle de droit ou l’existence d’autres caractéristiques du contrôle pour conclure à l’abus des règles sur la restriction des pertes. Une telle thèse comporte des lacunes et ne résiste pas à un examen minutieux des affaires Deans Knight, MMV et MP Properties. Elle est également incompatible avec le fardeau de la preuve qui incombe à l’intimé lorsqu’elle effectue la portion « abus » de l’analyse de la RGAÉ.
[82] L’arrêt Deans Knight indique clairement que la conclusion d’abus repose sur une question de fait nécessitant que soient examinées les circonstances dans leur ensemble, pour voir si elles ont mené au résultat que le législateur voulait empêcher [voir les paragraphes 121 et 122]. Au paragraphe 122, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :
[122] […] l’analyse du caractère abusif est de nature comparative : elle exige que le tribunal examine les opérations en cause à la lumière de la raison d’être de la disposition pour déterminer si le résultat atteint par les opérations contrecarre cette raison d’être.
[83] Il s’ensuit que toutes les circonstances doivent être prises en considération dans chaque affaire. C’est ce qui a été fait dans les arrêts Deans Knight et MVV et la décision MP Properties. Il n’y a pas de circonstances ou de faits qui doivent expressément être inclus ou écartés, et la Cour doit déterminer le poids à accorder à chacun d’eux et à leur ensemble pour décider si les résultats obtenus contrecarrent la raison d’être de la disposition. Par conséquent, l’analyse des circonstances relatives au contrôle n’est pas la seule analyse pertinente; les arrêts Deans Knight et MVV et la décision MP Properties portaient sur une multitude de circonstances souvent différentes.
[84] Toutefois, il ressort clairement des termes utilisés par la Cour suprême pour énoncer la raison d’être du paragraphe 111(5) que l’important est d’établir quels ont été les « résultats »
des opérations : déterminer si elles ont mené à un résultat que le législateur voulait empêcher; l’appelante a donc tort lorsqu’elle soutient dans sa thèse que cette approche est viciée.
[85] Le juge Graham, dans la décision MP Properties, aux paragraphes 145 à 183, a analysé les changements apportés aux actifs de la société cible, l’absence d’employés, les changements dans la structure du capital-actions, les changements dans la nature de l’entreprise (y compris le changement de nom), les changements fondamentaux dans l’actionnariat et au conseil d’administration et la question de savoir s’il y avait eu un changement important dans le contrôle de la société cible qui possédait à l’origine les pertes en cause, ainsi que la question de savoir qui contrôlait la série d’opérations, pour conclure que la série d’opérations avait fondamentalement transformé l’appelante et, ce faisant, contrecarré la raison d’être du paragraphe 111(4). Dans l’arrêt Deans Knight, des facteurs pris en compte ont permis de déterminer si la société cible avait subi une transformation fondamentale et quels étaient les droits et les avantages obtenus par la société qui avaient eu une incidence sur la série d’opérations, y compris l’incidence d’une entente qui restreignait, expressément ou autrement, les droits normaux des actionnaires.
[86] Conformément à l’approche suivie par le juge Graham dans la décision MP Properties, l’analyse de notre Cour consiste à comparer les résultats de la série d’opérations en l’espèce, et non à comparer cette série d’opérations à celle de l’affaire Deans Knight [voir le paragraphe 141], l’approche confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt MVV [voir le paragraphe 144 de la décision MP Properties].
Analyse des résultats
La série d’opérations atteste ce qui suit :
(1) Modification de l’entreprise
[87] Xillix exploitait une entreprise dans le domaine de l’imagerie médicale. Cette entreprise a cessé ses activités, car ses éléments d’actif ont été vendus pour satisfaire ses créanciers, certains pendant la mise sous séquestre, comme le prévoyait le plan de restructuration qui a été exécuté par les opérations fondées sur la LACC. Les seuls employés qui restaient étaient MM. Tonken et Matthews, qui se sont immiscés dans la direction, et les locaux loués où Xillix avait exercé ses activités ont également été abandonnés, de sorte que Xillix est devenue une coquille vide insolvable qui ne pouvait mettre en vente que ses attributs fiscaux et sa personnalité juridique de société ouverte.
[88] Une fois la série de conversion de Total terminée, notamment par la fusion de TESL, la principale filiale active du groupe Total, avec Biomerge (alors la nouvelle Total), l’entreprise de Total a été intégrée à Biomerge. Cette entreprise consistait à fournir des services et de l’équipement de forage pétrolier pour l’industrie de l’exploration pétrolière, comme il est mentionné plus haut, soit une entreprise entièrement nouvelle et différente.
(2) Changements dans l’actif et passif existant
[89] Non seulement il y a eu un changement complet du type d’entreprise exploité par Biomerge (à l’origine Xillix), mais il y a eu insertion dans Biomerge d’éléments d’actif de valeur ainsi que d’éléments de passif existants de TESL. La nouvelle entité a utilisé uniquement les attributs fiscaux de Biomerge, car elle a même remplacé le statut d’émetteur assujetti inscrit à la bourse NEX par l’inscription à la TSX de Total.
(3) Changement de nom
[90] Le nom de la société a été changé à plusieurs reprises au cours de la série, passant de Xillix à Biomerge et enfin au nom de l’appelante.
(4) Modification de la structure du capital-actions
[91] La structure du capital-actions de Xillix a également été considérablement modifiée. Elle était initialement constituée d’actions ordinaires avec droit de vote cotées en bourse, mais on y a ajouté des actions ordinaires sans droit de vote assorties de la même participation aux dividendes et à la distribution en cas de liquidation que les actions avec droit de vote initiales. Ces nouvelles actions ont été émises à Nexia à la suite de la conversion de la dette en actions au titre de la débenture expliquée dans la série d’opérations fondées sur la LACC, dans le but avoué d’éviter que Nexia acquière le contrôle de droit et d’ainsi préserver les attributs fiscaux de Xillix.
[92] La structure a de nouveau changé lorsque Biomerge, une société de la Colombie-Britannique, a déposé des statuts de prorogation en Alberta, où une nouvelle catégorie d’actions avec droit de vote a remplacé la structure du capital-actions antérieure de Biomerge pour préparer la prise de contrôle inversée au moyen d’une opération d’échange utilisée pour convertir les unités de fiducie de Total en ces nouvelles actions de Biomerge.
(5) Changement de propriété
[93] Il y a eu un changement presque total, sans jeu de mots, dans la propriété de Biomerge. Xillix était au départ une société ouverte à grand nombre d’actionnaires qui, après s’être trouvée en insolvabilité et avoir effectué des opérations de restructuration, dont l’émission d’actions sans droit de vote, s’est retrouvée avec une structure de propriété dans laquelle 80 % de sa participation était détenue par un nouvel actionnaire, Nexia, qui avait acquis 45 % des actions ordinaires avec droit de vote et 100 % des actions sans droit de vote pour éviter l’acquisition du contrôle de droit. À vrai dire, il est très clair que, si Nexia avait utilisé l’avantage fiscal à ce moment‐là, le ministre aurait appliqué la RGAÉ à ce moment‐là et je suis convaincu qu’il aurait eu gain de cause.
[94] La propriété des actions a évidemment changé de nouveau après l’opération d’échange mentionnée dans la série de conversion de Total où les détenteurs d’unités de fiducie de Total se sont retrouvés avec 99,8 % des actions ordinaires avec droit de vote et des capitaux propres de l’appelante ainsi créée.
[95] Le résultat des opérations concernant la propriété mentionnées ci-dessus est principalement attribuable au fait qu’une partie des opérations comprenait l’encaissement de toutes les actions ordinaires sans droit de vote de Biomerge détenues par Nexia ainsi que la contrepartie en espèces versée aux détenteurs d’actions ordinaires avec droit de vote de Biomerge, dont Nexia, ce qui a entraîné l’encaissement de la majeure partie de la valeur de ces actions avec droit de vote. Il est à noter que les actions de tout détenteur d’actions de Biomerge en possédant moins de 4 219 ont également été entièrement encaissées.
[96] Puisque les actionnaires initiaux de Xillix détenaient 55 % des actions ordinaires de cette dernière, il semble certain que la participation dans les capitaux propres de ces actionnaires initiaux était d’environ 0,1 % de l’appelante, mais bien sûr, la preuve démontre que cette participation a été encaissée à des étapes ultérieures.
(6) Utilisation des attributs
[97] L’appelante, en tant que successeure de Xillix, a utilisé ses pertes fiscales et demandé ses déductions pour RS et DE en 2010 et en 2011, au bénéfice de ses actionnaires, qui étaient presque tous nouveaux et non liés.
(7) Changement de contrôle
[98] Le contrôle a changé de manière importante tout au long de la série élargie. Selon la preuve, les actions cotées en bourse de Xillix étaient détenues par un grand nombre d’actionnaires divers, de sorte qu’aucune personne ni aucun groupe de personnes ne semblait détenir le contrôle de droit. Xillix avait un conseil d’administration et des dirigeants qui ont continué d’exercer ces fonctions lorsque Xillix a demandé et obtenu la protection contre ses créanciers en vertu de la LACC de l’Alberta jusqu’à ce que le président de Xillix décède avant qu’elle puisse mener à terme la restructuration, ce qui a entraîné la mise sous séquestre de Xillix ainsi que la démission des autres dirigeants et administrateurs. Bien que le séquestre ait détenu les rênes de Xillix conformément aux conditions de mise sous séquestre et qu’on puisse donc soutenir qu’il avait l’équivalent fonctionnel temporaire du contrôle en vertu de ces conditions, ce que l’appelante semble avoir reconnu dans ses observations, il serait exagéré de conclure que les conditions de mise sous séquestre et les obligations légales et fiduciaires des séquestres constituaient une opération d’évitement, quoique, dans les faits, cette situation démontre le manque de continuité de Xillix.
[99] Indépendamment du fait qu’ils aient assumé les rôles de dirigeants et d’administrateurs durant la mise sous séquestre, afin de réaliser le plan de restructuration conformément à l’accord d’investissement et d’en faciliter les opérations à titre de signataires autorisés, MM. Tonken et Mathews et les représentants bien disposés en leur faveur, MM. Forrester et Kirkham, avaient le droit de devenir et sont devenus les nouveaux administrateurs et dirigeants de Xillix conformément aux dispositions de l’accord d’investissement, lequel exigeait que les anciens administrateurs et dirigeants démissionnent et donnent à Nexia le droit de nommer leurs remplaçants.
[100] À mon avis, Nexia a acquis le niveau de contrôle nécessaire, qu’on le dénomme équivalent fonctionnel du contrôle, contrôle de fait ou autre, de la manière suivante :
(i) Elle avait le droit contractuel de nommer les dirigeants et administrateurs de Xillix aux termes de l’accord d’investissement qui, avec le plan de restructuration, l’obligeait à vendre les éléments d’actif restants de Xillix au bénéfice de ses actionnaires.
(ii) Je ne souscris pas à la thèse de l’appelante selon laquelle l’accord d’investissement a été résilié une fois que la mise en œuvre du plan de restructuration a été achevée et que les fonctions du séquestre ont pris fin. Xillix, aux termes des modalités modifiées de l’accord et du plan de restructuration, a évité la faillite, a continué son existence juridique et était tenue de conclure une vente qui permettrait à ses actionnaires de toucher quelque chose.
(iii) Bien que les actionnaires initiaux détinssent 55 % des actions avec droit de vote de Xillix, rebaptisée par la suite, de manière à ce que Nexia n’ait pas le contrôle de droit, il est clair qu’ils avaient, par nécessité économique et aux termes d’un accord non écrit, accepté de permettre à Nexia de prendre les rênes du contrôle effectif afin de terminer les opérations qui leur de récupérer quelque chose de leur investissement initial. Comme M. Tonken l’a déclaré, ils n’auraient rien obtenu s’ils avaient rejeté l’accord d’investissement qui a permis à MM. Tonken et Mathews, par l’intermédiaire de Nexia, de s’introduire en injectant des fonds qui ont servi à rembourser les derniers créanciers et à assainir la société pour la vente de ses attributs fiscaux. Il est également clair qu’ils étaient de mèche, car aucun des dirigeants et des administrateurs de Nexia n’a changé avant que la série d’opérations ne soit presque terminée pour faire place aux représentants de Total. C’est Nexia, grâce aux efforts de MM. Tonken et Matthews, qui a réalisé le seul objectif déclaré du plan de restructuration, soit obtenir quelque chose pour les actionnaires par la vente des attributs fiscaux de Xillix, qui revêtaient une importance économique pour ces actionnaires.
(iv) Le fait que la Cour suprême de la Colombie-Britannique n’ait pas exigé que les actionnaires initiaux de Nexia approuvent le plan de restructuration démontre clairement que les droits de ces actionnaires initiaux étaient amoindris en raison de leurs pertes découlant de leur situation économique.
[101] Compte tenu de ces circonstances, il n’y avait aucune chance que les actionnaires initiaux de Xillix exercent leur droit de vote pour destituer un conseil d’administration qui avait, d’une part, l’obligation contractuelle d’obtenir une somme contre des attributs fiscaux et, d’autre part, une obligation fiduciaire du fait qu’il était légalement tenu d’agir dans l’intérêt de ces actionnaires. Ils ont joué le jeu par nécessité économique et ont été récompensés lorsque leurs participations ont été liquidées plus tard. Comme M. Tonken y a fait allusion dans son témoignage : ils n’avaient pas le choix.
(8) Contrôle des opérations
[102] Vu ma conclusion ci-dessus selon laquelle Nexia avait le niveau de contrôle nécessaire sur Xillix, il s’ensuit que Nexia avait le plein contrôle des opérations en sa qualité de vendeur des attributs fiscaux de Biomerge.
[103] D’autre part, il m’apparaît évident que Total avait le plein contrôle des opérations de la série de conversion de Total à titre d’acheteur des attributs fiscaux de Biomerge et, à mon avis, a pris de Nexia le contrôle global de la série à ce moment-là. Il est clair que Nexia a prêté à Xillix 4,4 millions de dollars aux termes de son prêt sous forme de débenture convertible, calculé sur la valeur de 0,55 $ par dollar d’attributs fiscaux. Nexia et Total ont négocié un prix de 0,52 $ par dollar de ces attributs fiscaux disponibles et la preuve a démontré que Nexia perdrait de l’argent au bout du compte. Il est également clair que Nexia avait emprunté de l’argent en offrant en garantie ses éléments d’actif pour lui permettre de contracter le prêt sous forme de débenture, qui portait un taux d’intérêt de 11 % à l’époque, et qu’elle était impatiente de conclure la transaction avec Total pour obtenir les liquidités nécessaires au remboursement des fonds empruntés et à la libération des actions de Nexia du séquestre, une condition de l’achat par Nexia des actions de Cavalon auprès de M. Tonken (conjoint) et de M. Mathews, qui prévoyait le paiement par l’émission d’actions de Nexia en leur faveur.
[104] Comme je le mentionne plus haut, la majeure partie de la valeur des actions détenues par Nexia dans Xillix a été payée en espèces soit par l’achat aux fins d’annulation de 100 % des actions sans droit de vote, soit par l’échange de la majeure partie des actions avec droit de vote contre des espèces et des actions de la nouvelle Total. L’entente entre Nexia et Total prévoyait que Nexia conclue un accord de soutien par lequel elle s’engageait à exercer les droits de vote rattachés à ses actions en faveur de l’accord d’arrangement, ce qui pour ainsi dire garantissait l’approbation de l’entente avec Total, car il fallait qu’une majorité des deux tiers de tous les actionnaires détenant des actions avec ou sans droit de vote de Biomerge – qui votaient comme si leurs actions étaient de la même catégorie – donne son aval et que Nexia détenait 80 % de ces titres et pouvait donc fournir un vote de 80 %.
[105] Étant donné que Nexia avait manifestement besoin de conclure ce marché et qu’elle s’est engagée par contrat à exécuter le marché avec Total, qui aurait pour conséquence que les détenteurs de titres de Total se retrouvent avec la quasi‑totalité des titres émis par la nouvelle Total – 99,8 % – et que les représentants de Nexia démissionnent de leurs fonctions de dirigeants et d’administrateurs de Biomerge, j’estime que Total a pris le contrôle de la série d’opérations dès la conclusion de l’accord d’arrangement.
[106] L’argument de l’appelante selon lequel le marché était encore incertain puisqu’il était également conditionnel à ce qu’au maximum 5 % des actionnaires de l’une ou l’autre des parties s’y opposent n’est tout simplement pas crédible dans les circonstances. Comme je le mentionne plus haut, les actionnaires initiaux de Xillix ont accepté, par nécessité financière, que le plan de restructuration était leur seul espoir de sauver une partie de leur investissement. Nexia s’est clairement engagée à soutenir le marché. La probabilité que les actionnaires initiaux de Biomerge sabordent leur seul espoir d’obtenir un quelconque paiement est non seulement très improbable, mais serait incompatible avec leur conduite jusqu’à ce point. En fait, selon la preuve, seulement 1,6 % des actionnaires autres que de Nexia ont voté, de sorte que les craintes de l’appelante non seulement étaient extrêmement ténues, mais ne se sont pas concrétisés.
[107] De plus, pour mettre en évidence le non-dit, il m’apparaît évident que Total avait le niveau de contrôle nécessaire, en tout état de cause, lorsqu’elle a conclu l’accord d’arrangement avec Nexia puisque cet accord, par ses propres modalités, restreignait considérablement les droits des actionnaires de Biomerge. Aux alinéas 3.2r) et s) de cet accord, et dans d’autres clauses, Biomerge s’engageait à ne pas permettre directement ou indirectement divers actes nécessitant normalement l’approbation des administrateurs et des actionnaires de la société, comme la distribution de dividendes, la modification de ses documents constitutifs, l’émission, le nantissement ou le rachat de ses actions, la réorganisation ou la liquidation, la vente ou le nantissement de ses éléments d’actif, l’acquisition d’éléments d’actif ou de passif, et ainsi de suite, de sorte qu’il était interdit aux actionnaires et administrateurs de Biomerge de faire essentiellement tout ce qui aurait pu faire de Biomerge autre chose qu’une coquille vide ayant des attributs fiscaux.
[108] À vrai dire, dans la réalité, aucun conseil d’administration ni dirigeant d’une société ne risquerait de se voir accusé de faute lourde et de manquement à ses obligations fiduciaires envers ses actionnaires en acceptant de confier l’entreprise et les éléments d’actif rentables de sa société à une société insolvable. Malgré les arguments vaporeux qu’on sert souvent aux tribunaux dans ce type d’affaires, les modalités de l’entente entre ces parties avaient pour effet que l’acheteur conserve le « contrôle »
, peu importe le nom qui lui est donné – de droit, de fait, réel, de niveau nécessaire ou équivalent fonctionnel –, qui lui permettait d’obtenir le résultat consistant en l’acquisition des attributs fiscaux. Nexia et Total avaient en l’espèce tout le contrôle dont elles avaient besoin pour réaliser leurs opérations respectives.
[109] J’aimerais maintenant examiner les arguments de l’appelante selon lesquels il faut établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Deans Knight parce qu’aucune des actions de Biomerge n’a été achetée ou acquise et parce que le fait que de nouveaux actionnaires détenaient 99,8 % de la nouvelle Total résulte de la méthode d’échange prévue au paragraphe 85.1(8) de la Loi (l’une des deux méthodes adoptées par le législateur pour permettre la conversion de fiducies de revenu en sociétés en vertu des règles relatives aux EIPD), ce qui a dilué la participation initiale de Biomerge et l’a réduite à 0,2 %. Une juste valeur a été donnée lors de l’échange.
[110] Dans l’affaire Deans Knight, la participation initiale des actionnaires dans les capitaux propres avait été diluée uniquement au moyen d’un premier appel public à l’épargne. Je ne vois aucune différence dans le résultat. Comme la Cour suprême l’a conclu en exprimant la raison d’être du paragraphe 111(5), les résultats des opérations sont au cœur de l’examen, et non les mécanismes qui ont mené à ceux-ci. Quoi qu’il en soit, comme mon collègue l’a souligné dans la décision MP Properties, au paragraphe 142 :
[traduction]
[142] […] la série d’opérations en cause dans l’affaire Deans Knight n’est pas la seule manière dont l’achat et la vente de pertes peuvent être abusifs. Comme je le mentionne plus haut, chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres.
[111] En l’espèce, comme dans les affaires Deans Knight et MP Properties, le seul lien entre Xillix avant la série d’opérations et l’appelante après celle-ci était les attributs fiscaux en cause. Les opérations en cause ont entraîné une transformation totale de Xillix – une absence totale de continuité de son identité – tout en imposant à une nouvelle entité de nouveaux actionnaires qui bénéficieraient de ses attributs fiscaux – ce qui est tout à fait contraire à l’objet et à l’esprit du paragraphe 111(5) en ce qui concerne les pertes autres qu’en capital, du paragraphe 111(4) en ce qui concerne les pertes en capital nettes et du paragraphe 37(6.1) en ce qui concerne les déductions au titre des activités de RS et DE. Le ministre a donc eu raison de refuser à l’appelante les déductions pour pertes et les autres déductions en cause dans le présent appel sur le fondement de la RGAÉ.
[112] Si l’on regarde dans leur ensemble les opérations que je mentionne au début des présents motifs, ce qui s’est réellement produit est qu’un vendeur consentant dont l’entreprise consiste à vendre les attributs fiscaux de sociétés en faillite a pris les rênes d’une telle société, puis a mis en vente ses attributs fiscaux et les a vendus à un acheteur non lié consentant qui voulait les déduire de son revenu. Si ces opérations ne sont pas précisément celles que le législateur voulait interdire par l’adoption des règles sur la restriction des pertes prévues au paragraphe 111(5) et aux dispositions analogues, je ne sais pas ce que ça pourrait être. Les résultats sont éloquents.
Abus des règles relatives aux EIPD
[113] Compte tenu de mes conclusions ci-dessus, il n’est pas nécessaire que je détermine s’il y a eu un évitement abusif des règles relatives aux EIPD, mais j’aimerais formuler quelques observations sur certains des arguments invoqués et des questions soulevées par l’appelante dans ses observations.
[114] J’aimerais examiner l’argument que fait valoir l’appelante au paragraphe 173 de ses observations écrites, selon lequel il n’y a rien dans les règles relatives aux EIPD [traduction] « qui restreigne l’utilisation d’attributs fiscaux de sociétés à la suite de la conversion d’une EIPD »
et au paragraphe 177 où l’appelante affirme que, s’il [traduction] « y avait des règles détaillées au paragraphe 111(5) qui régissaient le transfert de pertes entre sociétés, il n’y avait pas de telles règles ni de principe manifeste relativement au transfert de pertes concernant les fiducies »
. La prémisse de ces observations est que l’appelante a présumé que seule la série d’opérations de conversion de la fiducie était pertinente en l’espèce, ce à quoi je ne souscris pas. Cependant, au paragraphe 225 de ses observations, dans le contexte où elle présumait que l’opération fondée sur la LACC était incluse dans la série pertinente, l’appelante affirme qu’il n’y a pas eu d’abus des règles sur la restriction des pertes puisque [traduction] « Total n’a pas utilisé la structure du capital-actions de Biomerge qui a été mise en place lors de l’investissement de Nexia dans Biomerge […][,] n’a pas acheté les actions de Nexia dans Biomerge […] [et] a plutôt échangé ses unités de fiducie contre des actions de Biomerge en vertu du paragraphe 85.1(8), ce qui a eu pour effet de diluer la participation dans Biomerge de ses actionnaires antérieurs d’une manière qui tient compte de la juste valeur marchande relative »
. Par cette affirmation, elle fait valoir [TRADUCTION] « qu’il ne peut y avoir dans les faits abus des règles sur la restriction des pertes si la prétendue opération d’évitement effectuée par Total n’est pas utilisée de la manière prévue »
.
[115] Si l’appelante suppose que l’utilisation des règles de conversion ne peut pas constituer une opération d’évitement parce que cette utilisation ne constituait peut-être pas un abus de l’objet de ces règles en particulier, elle a tort, à mon avis, pour plusieurs motifs.
[116] Premièrement, on ne peut pas considérer que la présente affaire en est une de transfert de pertes entre fiducies. L’avantage fiscal a été utilisé par l’appelante, une société, et elle est donc assujettie aux règles sur la restriction des pertes des sociétés énoncées au paragraphe 111(5) de la Loi et aux dispositions analogues. Quoi qu’il en soit, les pertes en cause en l’espèce n’étaient pas des pertes qui auraient été subies par la fiducie et qui auraient été transférées, elles étaient celles de Xillix par l’intermédiaire de Nexia.
[117] Deuxièmement, la conversion de la fiducie en société, la nouvelle Total, conformément aux paragraphes 85.1(7) et (8) et au paragraphe 88.1(2) de la Loi a eu pour effet que la société est devenue propriétaire des actions de TESL, ce qui a créé un lien société mère-filiale. C’est la filiale qui exploitait les principales entreprises du groupe et qui a réalisé les profits contre lesquels les déductions pour pertes et autres déductions en cause ont été demandées par la suite. La nouvelle Total elle-même a été en quelque sorte regénérée; elle en est ressortie avec de nouveaux actionnaires, mais pas avec une entreprise exploitée activement ni des actifs. Ce n’est que l’étape suivante de la série, soit la fusion de la nouvelle Total et de TESL pour créer l’appelante, qui a rempli la coquille avec la nouvelle entreprise et d’importants éléments d’actif, activités et profits . Rien dans la preuve n’indique que la nouvelle Total aurait pu utiliser les attributs fiscaux à l’étape de la conversion. Il s’agissait d’une série d’opérations, comme je l’ai conclu précédemment, et non d’une opération simple de conversion de fiducie en société sous le régime des règles relatives aux EIPD.
[118] Troisièmement, une telle thèse ferait abstraction de la portée et de l’objet de la RGAÉ elle‐même. Si une disposition est utilisée conformément à l’un ou à plusieurs de ses objets prévus, il ne s’ensuit pas que cette utilisation ne peut être considérée comme une opération d’évitement qui abuse de la raison d’être d’une autre disposition comme le paragraphe 111(5), particulièrement lorsque la raison d’être d’une telle disposition reprend les principes fondamentaux de la Loi présentés en détail dans l’arrêt Deans Knight [voir les paragraphes 84 et 85] pour refuser le commerce de pertes entre parties non liées.
[119] Les opérations de conversion faisant partie de la série d’opérations pertinente font partie de l’ensemble des opérations que la Cour doit examiner. Même si l’on concluait que les opérations de conversion effectuées conformément à la méthode d’échange des règles relatives aux EIPD ne constituaient pas des opérations d’évitement, une conclusion que je ne tire pas en l’espèce, les autres opérations d’évitement constitueraient un abus du paragraphe 111(5). Comme je le mentionne plus haut, la Cour n’a qu’à conclure que l’une des opérations de la série était une opération d’évitement. S’il est conclu qu’il y a abus du paragraphe 111(5), le fait qu’il y ait ou non abus des règles relatives aux EIPD ne change rien à cette conclusion.
[120] Quatrièmement, soyons clairs et précisons que ce n’est pas parce qu’une disposition de la Loi est techniquement respectée qu’il est impossible de conclure à l’évitement fiscal abusif.
[121] Dans l’arrêt Deans Knight, la Cour suprême s’est appuyée sur l’arrêt Copthorne, aux paragraphes 71 et 72 :
[71] […] la proposition selon laquelle la RGAÉ peut n’avoir presque aucun rôle lorsque le Parlement a adopté une règle anti‑évitement spécifique revient à interpréter sans justification l’art. 245 comme s’il comporte une restriction. Cette prétention ne tient pas compte du fait que la RGAÉ a été adoptée en partie parce que les règles anti‑évitement spécifiques étaient […] des types de règles qui mènent le plus souvent à une conclusion d’abus selon les décisions relatives à la RGAÉ […]
[72] […] dans Copthorne, la Cour a essentiellement rejeté l’argument voulant que, lorsque le Parlement a rédigé des dispositions détaillées, le contribuable qui s’y est techniquement conformé ne peut en contrecarrer la raison d’être (par. 108‑111). En termes simples, les dispositions spécifiques rédigées minutieusement sont, elles aussi, susceptibles d’abus. Comme à l’égard de toute autre disposition, la RGAÉ garantit que la raison d’être de telles dispositions n’est pas contrecarrée par des stratégies fiscales abusives. [Non souligné dans l’original.]
[122] De toute évidence, si se conformer techniquement aux règles anti-évitement mêmes ne permet pas d’éviter la RGAÉ, alors se conformer techniquement à d’autres dispositions ne le permet pas non plus.
[123] Cinquièmement, et quoi qu’il en soit, je ne souscris pas à l’affirmation de l’appelante au paragraphe 190 de ses observations écrites selon laquelle [traduction] « il n’y avait pas de politique claire et non ambiguë limitant l’utilisation des attributs fiscaux d’une candidate lors de la conversion d’une EIPD ».
[124] Comme l’a fait remarquer l’intimé, le législateur, lorsqu’il a édicté les règles relatives aux EIPD, a énoncé que sa politique avait pour but de mettre sur un pied d’égalité les fiducies de revenu et les sociétés en créant un niveau d’imposition supplémentaire pour les fiducies. L’application des paragraphes 85.1(7) et (8) et 88.1(2) donne lieu à ce qu’on appelle la méthode d’échange, qui est l’une des deux méthodes approuvées par le législateur qui permet le report du nouvel impôt sinon à payer lors de la conversion d’une fiducie de revenu en société. Plus précisément, le paragraphe 85.1(8) permet le roulement en franchise d’impôt des unités de fiducie en faveur d’une société, tandis que la liquidation subséquente de la fiducie devenant société effectuée en vertu du paragraphe 88.1(2) réalise le transfert des éléments d’actif et des attributs fiscaux de la fiducie à la société. Si ces dispositions pouvaient être utilisées pour l’acquisition d’attributs fiscaux d’une société existante dans le cadre d’une série d’opérations comportant des opérations d’évitement, il s’ensuivrait qu’une société utilisée dans le cadre de la conversion d’une fiducie aurait un avantage fiscal qu’aucune autre société n’aurait si elle avait acquis des pertes en violation du paragraphe 111(5) ou de dispositions analogues, ce qui contrecarrerait l’objectif mentionné plus haut de [traduction] « mettre sur un pied d’égalité »
les fiducies et les sociétés.
[125] L’appelante fait valoir que, puisque le libellé des dispositions mentionnées ci-dessus n’interdisait pas l’acquisition des attributs fiscaux de la société candidate et que la présomption de l’alinéa 256(7)c) de la Loi réputant le contrôle acquis lors d’une prise de contrôle inversée s’applique aux sociétés et non aux fiducies de revenu, l’absence de telles dispositions d’interdiction et de présomption pour les fiducies de revenu signifie qu’une telle acquisition ne peut pas être une opération abusive. L’appelante note que ce n’est qu’après l’introduction des règles relatives aux EIPD que l’alinéa 256(7)c.1) a été adopté, lequel applique la présomption d’acquisition du contrôle lors d’une prise de contrôle inversée aux fiducies, et que, par conséquent, l’absence de toute règle de ce genre au moment où les opérations en cause ont été effectuées constitue une preuve supplémentaire que le législateur n’avait pas l’intention de les interdire.
[126] À vrai dire, on peut aussi bien soutenir que, parce que l’article 111 n’a pas été modifié pour exclure les opérations de conversion de fiducies de revenu, le législateur n’avait pas l’intention de les exclure. De plus, comme je le mentionne plus haut, le paragraphe 111(5) et les dispositions analogues s’appliquent aux « sociétés »,
donc toute candidate pour la conversion serait visée par le libellé clair de la disposition. Le législateur n’avait tout simplement pas besoin de le préciser dans les règles relatives à la conversion des EIPD. Le fait qu’il ait adopté l’alinéa 256(7)c.1) pour élargir la portée de la présomption et y inclure les conversions de fiducies vient clarifier la politique et rend automatique le refus de la déduction de telles pertes, sans besoin de la RGAÉ, ce qui crée davantage de certitude pour les contribuables. De plus, comme l’a souligné l’intimé, les modifications subséquentes apportées aux dispositions ne signifient pas que leur raison d’être a changé (voir l’arrêt Deans Knight, par. 98) et la Cour suprême, dans l’arrêt Deans Knight, n’a eu aucune difficulté à énoncer la raison d’être du paragraphe 111(5) sans recours à une telle exception.
[127] J’estime que les arguments de l’appelante sont sans fondement et je conclurais que l’utilisation de la méthode d’échange par l’appelante en l’espèce a également causé un abus de la raison d’être des règles relatives aux EIPD, ce qui est contraire à la RGAÉ.
Conclusion
[128] Les appels sont rejetés pour les motifs qui précèdent.
[129] Les dépens sont adjugés à l’intimé. Les parties ont jusqu’au 4 mars 2024 pour s’entendre sur les dépens, à défaut de quoi l’intimé aura jusqu’au 4 avril 2024 pour signifier et déposer des observations écrites sur les dépens, et l’appelante aura 30 jours après la signification des observations de l’intimé pour déposer et signifier une réponse écrite. Ces observations ne doivent pas dépasser dix pages. Si les parties n’informent pas la Cour qu’elles se sont entendues, et en l’absence d’observations déposées dans les délais indiqués, les dépens seront adjugés à l’intimé conformément au tarif.
Signé à Ottawa, Canada, ce 2e jour de février 2024.
« F.J. Pizzitelli »
Le juge Pizzitelli
Traduction certifiée conforme
ce 12e jour de mai 2025.
Elisabeth Ross, jurilinguiste principale
Avocats de l’appelante : |
Me Jehad Haymour Me Wesley Novotny Me Sophie Virji Me Anna Lekash |
Avocats de l’intimé : |
Me Matthew Turnell Me Neva Beckie Me Alexander Wind Me Eric Brown |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nom : |
|
Cabinet : |
Bennett Jones S.E.N.C.R.L., s.r.l. |
Pour l’intimé : |
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada Ottawa, Canada |