Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Dossier : 2012-2215(IT)G

ENTRE :

LORRAINE MCINTYRE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Dossier : 2012-2216(IT)G

 

ET ENTRE :

SIDNEY G. MCINTYRE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Dossiers : 2012-2217(IT)G

2012-2223(GST)G

 

ET ENTRE :

900214 ALBERTA LTD.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]  __________________________________________________________________

 

Requête entendue le 12 novembre 2013, à Edmonton (Alberta)

 

Devant l’honorable juge Diane Campbell

 

Comparutions :

 

Avocat des appelants :

Me Jon D. Gilbert

Avocate de l’intimée :

Me Connie Mah

____________________________________________________________________

 

ORDONNANCE

VU la requête des appelants en vue d’obtenir les réparations suivantes :

 

[TRADUCTION]

 

1.         Les appelants demandent à la Cour, conformément à l’article 58 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), de trancher une question de droit, une question de fait ou une question de droit et de fait qui est soulevée dans les actes de procédure et dont la résolution pourra régler l’instance, en totalité ou en partie, abréger substantiellement celle-ci ou résulter en une économie substantielle des frais.

 

2.         Les appelants demandent également à la Cour l’autorisation de présenter des éléments de preuve conformément aux motifs exposés ci-dessous.

 

(Avis de requête des appelants, page 1)

 

ET APRÈS AVOIR entendu les arguments des parties;

 

          LA COUR ORDONNE :

 

          La requête des appelants est rejetée, conformément aux motifs de l’ordonnance ci-joints.

 

          Les dépens suivront l’issue de la cause, à moins que la Cour n’en décide autrement lorsqu’elle tranchera les appels.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 9e jour d’avril 2014.

 

 

 « Diane Campbell »

Juge Campbell


Traduction certifiée conforme

ce 2e jour de juillet 2014.



Mario Lagacé, jurilinguiste

 


 

 

 

Référence : 2014 CCI 111

Date : 20140409

Dossier : 2012-2215(IT)G

 

ENTRE :

LORRAINE MCINTYRE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

Dossier : 2012-2216(IT)G

 

ET ENTRE :

SIDNEY G. MCINTYRE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

Dossiers : 2012-2217(IT)G

2012-2223(GST)G

 

ET ENTRE :

900214 ALBERTA LTD.,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE] 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

La juge Campbell

 

[1]             Les appelants ont présenté une requête conformément à l’article 58 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) (les « Règles ») afin que la Cour se prononce sur une question dont la résolution, à leur avis, réglera l’instance, en totalité ou en partie, abrégera substantiellement celle-ci ou résultera en une économie substantielle des frais. Les appelants ont également demandé l’autorisation de présenter des éléments de preuve si j’arrive à la conclusion que la question se prête à une décision au titre de l’article 58 des Règles.

 

[2]             La question est de savoir si l’intimée est liée par un exposé conjoint des faits (l’« exposé des faits » ou les « faits convenus ») signé dans le cadre d’une négociation de plaidoyers dans une instance criminelle antérieure. Les appelants soutiennent que les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la chose jugée et de l’abus de procédure s’appliquent dans les circonstances de manière à empêcher l’intimée de présumer des faits qui sont incompatibles avec les faits convenus pour établir les nouvelles cotisations.

 

Les faits

 

[3]             900214 Alberta Ltd. (la « société ») est une entreprise spécialisée dans l’exploitation de champs pétroliers, notamment dans les services de consultation connexes. Sidney Grant McIntyre (« Grant ») et Lorraine McIntyre (« Lorraine ») sont des administrateurs de la société, dont ils détiennent chacun 50 % des actions. Grant travaille pour la société à titre d’entrepreneur et de consultant dans le secteur des champs pétroliers, tandis que Lorraine est la commis comptable de la société.

 

[4]             Le 16 juin 2009, le ministre du Revenu national (le « ministre ») a établi à l’égard des appelants des nouvelles cotisations (les « premières nouvelles cotisations »), que les appelants ont contestées au moyen d’avis d’opposition. Auparavant, les appelants avaient été avisés qu’ils feraient l’objet d’une vérification et, par la suite, le ministre a ouvert une enquête criminelle, laquelle a donné lieu à des poursuites criminelles pour évasion fiscale contre les appelants conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu (« la LIR ») pour les années d’imposition allant de 2002 à 2007. Lorraine et la société ont convenu de régler l’instance criminelle en inscrivant des plaidoyers de culpabilité fondés sur les faits convenus. Le 25 mars 2011, Lorraine et la société ont demandé l’autorisation de remplacer leurs plaidoyers précédents par des plaidoyers de culpabilité. La Cour provinciale a accepté l’exposé des faits et imposé des peines en conséquence. La dénonciation concernant Grant a été retirée et Grant n’a jamais été déclaré coupable.

 

[5]             Le 8 février 2012, le ministre a délivré un avis de ratification à l’égard des premières nouvelles cotisations établies à l’encontre de la société et fondées sur la Loi sur la taxe d’accise pour les périodes de déclaration de l’entreprise allant du 1er octobre 2002 au 30 septembre 2007. Le 2 mars 2012, le ministre a établi une deuxième nouvelle cotisation à l’égard de l’impôt sur le revenu de la société pour les années d’imposition 2003 à 2007 de la société, chacune se terminant le 30 septembre. Le ministre a également établi de nouvelles cotisations d’impôt supplémentaires le 22 mars 2012 à l’égard de Lorraine et de Grant pour leurs années d’imposition allant de 2002 à 2007.

 

[6]             Lorsqu’il a établi l’avis de ratification et les nouvelles cotisations supplémentaires en question, dont les montants étaient supérieurs à ceux qui avaient été établis dans l’exposé des faits, le ministre a refusé d’être lié par ceux-ci.

 

[7]             Dans leurs avis d’appel, les appelants ont soutenu que toute nouvelle cotisation devait être compatible avec les faits convenus, faute de quoi elle irait à l’encontre des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la chose jugée et de l’abus de procédure.

 

Les questions

 

[8]             Les appelants ont soulevé les questions suivantes à trancher :

 

[TRADUCTION] 

a.         Les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la chose jugée et de l’abus de procédure s’appliquent-ils de façon à empêcher le ministre de présumer des faits incompatibles avec les faits convenus?

 

b.         L’intimée et les appelants sont-ils liés par les faits convenus aux fins des présents appels devant la Cour canadienne de l’impôt, notamment en ce qui concerne :

 

i)          Le calcul du gain en capital de Lorraine associé à la vente du terrain de Mabel Lake, dont il est fait mention aux paragraphes 8 à 12 de l’exposé des faits;

 

ii)         La question de savoir si la somme de 61 995,91 $ que 900Co a reçue de Progress Energy Ltd. et qui a été avancée à Grant et à Lorraine constitue une dette d’un actionnaire au titre du paragraphe 15(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, selon la description qui en est faite aux paragraphes 13 à 19 de l’exposé des faits;

 

(iii)       La question de savoir si le revenu net (la perte nette) de 900Co aux fins de l’impôt est déterminé de façon définitive aux termes du paragraphe 32 de l’exposé des faits;

 

iv)        La question de savoir si les avantages aux actionnaires que Grant et Lorraine ont reçus et qui ont fait l’objet d’une cotisation au titre du paragraphe 15(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu sont déterminés de façon définitive aux termes des paragraphes 33 à 36 de l’exposé des faits.

 

(Avis de requête des appelants, page 7)

 

La thèse des appelants

 

[9]             Les appelants soutiennent que les faits convenus, que la Cour provinciale a acceptés dans l’instance criminelle, établissent définitivement les faits dans toute procédure judiciaire subséquente mettant en cause les mêmes parties. Selon les appelants, le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait encore s’appliquer, même si le jugement rendu ne couvre peut-être pas toutes les questions en litige ou qu’il a été rendu avec le consentement des parties. En conséquence, les nouvelles cotisations du ministre doivent être conformes aux faits convenus. Cette façon de procéder assurera le caractère définitif et la cohérence des décisions et permettra d’éviter que les faits établis dans l’instance criminelle antérieure soient soumis à nouveau aux tribunaux. Au cours de ses plaidoiries, l’avocat des appelants a fait valoir que les faits convenus donnaient également lieu à l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en ce qui concerne l’appel de la société au sujet de la TPS et l’appel de Grant au sujet de l’impôt sur le revenu. Étant donné que les questions et conclusions de fait sous-jacentes sont les mêmes dans tous les appels, elles peuvent s’appliquer à l’appel de Grant au sujet de l’impôt sur le revenu ainsi qu’à l’appel de la société au sujet de la TPS, même si elles n’ont pas été examinées directement dans le cadre de l’instance criminelle. Selon l’avocat des appelants, l’argument de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devrait pas être débattu à l’audience sur les appels, mais plutôt dans le cadre d’une procédure fondée sur l’article 58 des Règles, [TRADUCTION] « qui, à mon avis, nous donnerait la réponse complète. Soit nous sommes liés par la décision rendue dans l’instance criminelle, soit nous ne le sommes pas. Si nous ne sommes pas liés, nous pouvons oublier cet argument. Si nous sommes liés, nous n’avons pas à soumettre à nouveau les questions aux tribunaux […] » (transcription, page 10). L’avocat des appelants affirme ensuite presque le contraire en précisant que les appelants  

 

[TRADUCTION] 

            […] ne sous-entendent pas que l’ARC devrait se limiter à établir des nouvelles cotisations uniquement à l’égard des montants visés dans l’exposé conjoint des faits déposé dans l’instance criminelle.

 

            Comme je l’ai souligné, de nombreux éléments qui n’étaient pas en cause dans l’affaire criminelle ont fait l’objet d’une nouvelle cotisation et nous ne les contestons pas non plus dans l’instance fiscale.

 

            Ce que nous demandons, c’est que la Cour rende une ordonnance dans le cadre d’une requête présentée en application de l’article 58 des Règles afin d’obliger la Couronne à donner effet, dans l’instance civile, aux montants déterminés dans les procédures criminelles.

 

            C’est tout ce que nous demandons. Nous ne voulons pas sous-entendre que cette instance criminelle concerne d’une façon ou d’une autre des montants qui n’étaient pas visés par l’exposé conjoint des faits.

 

(Transcription, page 84)

 

[10]        L’avocat des appelants veut également déposer en preuve le dossier de l’instance criminelle, si la question est considérée comme une question qui se prête à une décision au titre de l’article 58 des Règles. Cette demande couvre les nouvelles cotisations qui ont été établies, les dénonciations faites sous serment et déposées, l’ensemble des faits convenus, la transcription de l’audience, les détails de la détermination de la peine et les certificats de déclaration de culpabilité.

 

La thèse de l’intimée

 

[11]        L’intimée a soutenu que la présente question ne se prêtait pas à une décision au titre de l’article 58 des Règles, pour plusieurs raisons. D’abord, bien que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée puisse s’appliquer aux cotisations fiscales de nature civile, en cas de déclaration de culpabilité dans une instance criminelle, il est établi dans la jurisprudence que le principe ne s’applique pas lorsque la déclaration de culpabilité antérieure découle d’une négociation de plaidoyers plutôt que de conclusions de fait tirées à l’issue d’un procès. En conséquence, les faits convenus ne permettent pas de déterminer définitivement les faits dans les appels des appelants en matière d’impôt et ne permettraient pas non plus de trancher les appels, que ce soit en tout ou en partie. En deuxième lieu, l’exposé des faits et la transaction pénale ne concernaient pas l’appel de la société au sujet de la TPS ni l’appel de Grant au sujet de l’impôt sur le revenu. Ils s’appliquaient plutôt uniquement aux montants d’impôt sur le revenu dont la société et Lorraine ont éludé le paiement, contrevenant ainsi à la LIR. En conséquence, les présents appels fiscaux ne visent pas à soumettre à nouveau toutes ces questions aux tribunaux. En troisième lieu, une déclaration de culpabilité antérieure empêchera les parties de débattre ou de remettre en cause uniquement des montants inférieurs à ceux qui ont été déterminés dans l’instance criminelle. Or, les montants des nouvelles cotisations que le ministre a établies à l’encontre des appelants sont supérieurs à ceux qui ont été établis dans la transaction pénale et dans l’exposé des faits. De plus, la transaction pénale en question ne couvrait pas l’appel de la société au sujet de la TPS ni l’appel de Grant au sujet de l’impôt sur le revenu. Le ministre a aussi inclus des questions concernant les appels de Lorraine et de la société, lesquelles questions ne sont pas liées à la transaction pénale.  

 

[12]        L’intimée a fait valoir que, contrairement à ce que les appelants ont soutenu,  le seul abus de procédure possible serait le cas où le ministre serait limité aux faits convenus dans les quatre appels fiscaux de nature civile dont la Cour est saisie en l’espèce. Ce résultat serait inéquitable pour plusieurs raisons : d’abord, le ministre serait empêché de présenter des éléments de preuve devant la Cour canadienne de l’impôt alors qu’aucune conclusion de fait n’a été tirée dans l’instance criminelle, où les faits ont plutôt fait l’objet de négociations; deuxièmement, le fardeau de la preuve en matière civile, qui est fondé sur la « prépondérance des probabilités », serait remplacé par le fardeau applicable en matière criminelle, qui repose sur la preuve « hors de tout doute raisonnable ». Enfin, le fardeau de la preuve serait transféré des appelants au ministre, qui serait tenu de prouver les faits non visés par la transaction pénale découlant de la négociation de plaidoyers.

 

[13]        Enfin, l’intimée s’est opposée à la présentation d’éléments de preuve, parce que cette présentation équivaudrait à plaider les appels fiscaux eux-mêmes dans le cadre d’une requête fondée sur l’article 58 des Règles, alors qu’il est préférable de laisser au juge chargé de l’instruction le soin de trancher ces questions. Certaines parties des avis d’appel comportent des allégations de fait qui sont contestées dans les appels fiscaux et au sujet desquelles l’intimée a le droit d’interroger des témoins et de présenter des éléments de preuve dans le cadre d’une audience.

 


Le droit et l’analyse

 

[14]        Les appelants présentent leur requête conformément à l’article 58 des Règles, dont voici les passages pertinents :

 

58. (1) Une partie peut demander à la Cour,

a) soit de se prononcer, avant l’audience, sur une question de droit, une question de fait ou une question de droit et de fait soulevée dans une instance si la décision pourrait régler l’instance en totalité ou en partie, abréger substantiellement l’audience ou résulter en une économie substantielle des frais; […]

 

      (2) Aucune preuve n’est admissible à l’égard d’une demande,

a) présentée en vertu de l’alinéa (1)a), sauf avec l’autorisation de la Cour ou le consentement des parties;

[…]

 

[15]        La doctrine de la chose jugée comporte deux volets : la préclusion fondée sur la cause d’action et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans l’arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 RCS 248, à la page 254, le juge Dickson (tel était alors son titre) a expliqué ainsi la distinction :

 

[…] Le premier, soit le « cause of action estoppel », empêche une personne d’intenter une action contre une autre lorsque la même cause d’action a déjà été décidée dans des procédures antérieures par un tribunal compétent. En l’espèce, nous n’avons pas à nous préoccuper du cause of action estoppel puisque l’allégation du Ministre selon laquelle Mme Angle doit la somme de 34 612,33 $ à Transworld, n’est évidemment pas la cause d’action dont la Cour de l’Échiquier a été saisie dans les procédures relatives à l’al. c) du par. (1) de l’art. 8. La deuxième sorte d’estoppel per rem judicatam est connue sous le nom d’issue estoppel, expression qui a été créée par le juge Higgins de la Haute Cour d’Australie dans l’arrêt Hoysted c. Federal Commissioner of Taxation, à la p. 561:

 

[TRADUCTION] Je reconnais pleinement la distinction entre le principe de l’autorité de la chose jugée applicable lorsqu’une demande est intentée pour la même cause d’action que celle qui a fait l’objet d’un jugement antérieur, et cette théorie de la fin de non-recevoir qu’on applique lorsqu’il arrive que la cause d’action est différente mais que des points ou questions de fait ont déjà été décidés (laquelle je puis appeler théorie de l’« issue-estoppel »).

 

En plus des deux volets de la doctrine de la chose jugée, les tribunaux peuvent appliquer la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la remise en cause de questions déjà tranchées.

 

[16]        La doctrine de la préclusion fondée sur la cause d’action empêche les parties de soumettre aux tribunaux la même cause d’action, tandis que celle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche les parties de soumettre à nouveau aux tribunaux des questions, des faits ou des droits sur lesquels un tribunal s’est déjà prononcé.

 

[17]        Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460, le juge Binnie a tenu les propos suivants au sujet du critère juridique relatif à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

 

25    Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité, p. 254 :

 

1)   que la même question ait été décidée;

 

2)    que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et

 

3)    que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit.

 

Ces trois conditions peuvent être résumées ainsi : 1) l’identité des questions en litige, 2) le caractère définitif des instances et 3) la réciprocité/la connexité d’intérêts. Bien que l’intimée ait invoqué devant moi le critère à quatre volets que la Cour d’appel fédérale a énoncé dans l’arrêt Van Rooy v. M.N.R., 88 DTC 6323, je me suis fondée sur le critère à trois volets que la Cour suprême du Canada a exposé dans l’arrêt Danyluk. À mon avis, la quatrième condition formulée dans l’arrêt Van Rooy (selon laquelle la question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé dans l’affaire antérieure) est implicite dans le critère à trois volets exposé dans l’arrêt Danyluk.

 

[18]        La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquera uniquement aux questions qui étaient fondamentales à la décision initiale rendue dans une instance précédente; elle ne s’appliquera pas à une question qui doit être inférée du jugement par raisonnement.

 

[19]        Même lorsqu’un tribunal conclut que les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été remplies, il doit encore se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée en tout état de cause (Danyluk, paragraphe 33). Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, qui découle du pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher l’utilisation abusive de ses procédures, le tribunal veillera principalement à ce que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée (Danyluk, paragraphe 67).

 

[20]        Les tribunaux ont parfois appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la remise en cause de questions déjà tranchées dans les cas où les conditions strictes d’application de la doctrine de la chose jugée ne sont pas remplies. Même lorsque la condition de la réciprocité ou de la connexité d’intérêts n’est pas remplie, il y a lieu d’empêcher la remise en cause d’une question déjà tranchée lorsque la réouverture porterait atteinte « aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice » (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 2 RCS 77, au paragraphe 37).

 

[21]        Les deux doctrines, soit la chose jugée et l’abus de procédure, reposent sur les mêmes principes : le caractère définitif des instances, la préservation des ressources des tribunaux et des parties et le maintien de l’intégrité du système judiciaire (Toronto c. S.C.F.P., au paragraphe 38).

 

[22]        La présentation d’une demande visant à faire trancher une question en application de l’article 58 des Règles est un processus en deux étapes. La première étape, dont je suis saisie, consiste à déterminer si la question proposée se prête à une décision au titre de l’article 58 des Règles (« première étape »). Si tel est le cas, une audience sera tenue au sujet de cette question (« deuxième étape »).

 

[23]        Pour franchir la première étape, la partie requérante doit satisfaire aux trois exigences techniques suivantes, c’est-à-dire qu’elle doit prouver ce qui suit :

 

a)       il existe des questions de droit, des questions de fait ou des questions de droit et de fait;

 

b)      les questions sont soulevées dans les actes de procédure;

 

c)       la décision sur les questions pourrait régler l’instance en totalité ou en partie, abréger substantiellement l’audience et résulter en une économie substantielle des frais.

 

(HSBC Bank Canada v. The Queen, 2011 TCC 37)

 

[24]        Dans le cadre de ses observations, l’avocat des appelants a soutenu que la question dont j’étais saisie était [traduction] « probablement une question de droit et de fait » (transcription, pages 7 et 8). L’intimée n’a formulé aucune observation à ce sujet. Je serais portée à croire qu’il s’agit davantage d’une question de droit, mais j’estime qu’elle remplit néanmoins la première condition énoncée dans la décision HSBC Bank Canada. La deuxième condition est également remplie, parce que la question est soulevée à titre de question en litige dans les avis d’appel. Cependant, la troisième condition n’est pas remplie. Si j’avais permis que la question passe à la deuxième étape, l’audience aurait peut-être été abrégée et les frais auraient peut-être été moindres, mais cela supposerait que les parties sont liées par les faits convenus et qu’elles doivent s’en tenir aux montants du revenu net dans le cas de la société et des avantages à l’actionnaire dans le cas de Lorraine.

 

[25]        Au-delà de ces exigences techniques, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de tenir compte d’autres facteurs, ainsi que de toutes les circonstances de l’affaire, pour déterminer si la question se prête à une décision au titre de l’article 58 des Règles (Perera c. Canada, [1998] 3 CF 381 (CAF).

 

[26]        L’alinéa 58(1)a) des Règles a été modifié en 2004 par l’ajout des mots « une question de fait ou une question de droit et de fait ». Auparavant, les demandes fondées sur cette disposition des Règles devaient obligatoirement porter sur une question de droit. Par conséquent, dans bon nombre des décisions rendues au sujet de l’article 58 des Règles, il a été conclu qu’aucun fait essentiel à la question de droit à trancher ne doit être contesté (McLarty c. Canada, 2002 CAF 206, au paragraphe 7; Webster c. Canada, 2002 CAF 205, au paragraphe 20). Depuis que cette disposition des Règles a été modifiée, l’existence d’un litige factuel n’est plus un obstacle absolu à une décision de faire droit à une demande, mais demeurera pertinente relativement à la question de savoir si la décision abrégera substantiellement l’audience ou entraînera une économie substantielle (Delso Restoration Ltd. c. Canada, 2011 CCI 435, aux paragraphes 13 et 14).

 

[27]        Malgré cette modification, une décision fondée sur l’article 58 des Règles ne devrait en aucun cas remplacer une audience et il ne devrait pas y avoir de contestation des faits importants qui sous-tendent la question de droit. Cela signifie que la procédure prévue à l’article 58 des Règles ne devrait pas servir de solution de rechange à laquelle il est facilement possible de recourir à la place d’un procès aux fins de régler des points litigieux (Jurchison c. La Reine, 2001 CAF 126, au paragraphe 8).

 

[28]        Dans la décision Golden et autre c. La Reine, 2008 CCI 173, 2008 DTC 3363, le juge Boyle a examiné l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à une décision fondée sur l’article 58 des Règles et formulé les remarques suivantes, au paragraphe 25 :

 

Ce n’est que dans les cas manifestes qu’il y a lieu d’appliquer la doctrine de la préclusion pour même question en litige aux appels en matière fiscale interjetés devant la Cour relativement à une déclaration de culpabilité pour fraude fiscale. Cette doctrine ne doit pas être appliquée systématiquement une fois les conditions remplies. La Cour doit être convaincue que la question des sommes en cause pour chacune des années d’imposition concernées a été tranchée dans l’instance pénale.

 

[29]        La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut être appliquée dans les appels portés devant la Cour canadienne de l’impôt, lorsqu’une déclaration de culpabilité a déjà été obtenue dans une instance criminelle antérieure pour évasion fiscale relativement au même différend d’ordre fiscal, même si le fardeau de la preuve dans les deux instances est différent (Van Rooy). Cependant, dans l’arrêt Van Rooy, la Cour d’appel fédérale a souligné que l’inverse n’est pas nécessairement vrai, c’est-à-dire qu’un acquittement relatif à des accusations d’évasion fiscale ne peut servir de preuve établissant qu’un contribuable n’est pas redevable de l’impôt.

 

[30]        L’intimée a soutenu que la question posée par les appelants ne se prête pas à une décision au titre de l’article 58 des Règles, parce que les transactions pénales conclues par suite d’une négociation de plaidoyers ne constituent pas une préclusion découlant d’une question déjà tranchée. L’argument de l’intimée repose sur la distinction entre les déclarations de culpabilité au pénal qui découlent de conclusions de fait tirées à l’issue d’un procès et les déclarations de culpabilité prononcées par suite de négociations de plaidoyers entre les avocats sans que des conclusions de fait aient été tirées à l’issue d’un procès. Au soutien de cette distinction, l’intimée a invoqué les décisions rendues dans les affaires Harris c. La Reine, 2005 CCI 501, 2005 DTC 1179, Pontarini c. La Reine, 2009 CCI 395, 2009 DTC 1268, et Lai v. The Queen, [2001] GSTC 24.

 

[31]        Dans la décision Hagon v. The Queen, 99 DTC 336, aux paragraphes 9 à 11, le juge Bowie a examiné les effets d’une déclaration de culpabilité découlant d’une négociation de plaidoyers dans des procédures criminelles sur une instance subséquente :

 

  [9]  Il est bien établi qu’une déclaration de culpabilité aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu peut, dans les circonstances appropriées, donner lieu à une préclusion fondée sur la chose jugée dans une action civile intentée par la suite sous le régime de la Loi : Van Rooy v. M.N.R. Dans la présente affaire, il n’y a pas identité des questions en litige, comme c’était le cas dans l’affaire Van Rooy; la déclaration de culpabilité portait sur le montant de 7 134,51 $, lequel n’est pas le montant total du revenu ajouté au moyen de la nouvelle cotisation établie pour 1989 et dont il est interjeté appel, bien qu’il s’agisse d’une partie identifiable de celui-ci.

 

[10]  Je suis néanmoins d’avis qu’il ne convient pas en l’espèce de permettre que la question de la préclusion fondée sur la chose jugée soit soulevée. La preuve montre que la déclaration de culpabilité a été le résultat de négociations, une démarche dans le cadre de laquelle les deux parties font nécessairement des concessions. C’est le genre de circonstances que le juge Blair, de la Cour d’appel de l’Ontario, avait en tête dans l’arrêt Del Core, où il a dit de la déclaration de culpabilité prononcée dans le cadre d’une action au criminel :

 

[traduction]

 

[...] qu’une telle preuve établit prima facie et de façon non concluante la culpabilité dans le cadre de l’instance civile. La déclaration de culpabilité antérieure doit évidemment être pertinente aux procédures en cause. Son poids et son importance dépendront des circonstances de chaque espèce [...]

 

Puis il a souligné qu’il était possible d’atténuer les effets d’une déclaration de culpabilité en expliquant les circonstances qui l’entourent. […]

 

[11]  Dans l’affaire qui nous intéresse, le fait que la déclaration de culpabilité a été précédée d’un plaidoyer de culpabilité qui avait été négocié est important. Il se peut que des raisons très valables et pratiques, autres que la culpabilité, aient motivé le plaidoyer. Les avocats n’ont pas cité de jurisprudence portant sur le poids à donner à un plaidoyer de culpabilité négocié et, en l’absence d’une telle jurisprudence, je ne suis pas disposé à conclure qu’il y a préclusion dans le cas de l’appelant en l’espèce.

 

[32]        Dans la décision Harris, la juge Sheridan a conclu qu’une transaction pénale et un plaidoyer de culpabilité antérieurs résultant d’observations conjointes plutôt que de conclusions sur le fond tirées à l’issue d’un procès ne pouvaient constituer une préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Par conséquent, elle a refusé d’examiner l’application de cette doctrine à titre de question préliminaire au début de l’audience.

 

[33]        Dans la décision Pontarini, au paragraphe 23, le juge Boyle a conclu que le fait que le contribuable avait reconnu sa culpabilité aux accusations de fraude fiscale n’était que l’un des facteurs que la Cour devrait examiner et soupeser. De l’avis du juge Boyle, ce plaidoyer fournissait « […] certains éléments de preuve possibles de son intention de faire de faux énoncés et des omissions. Il ne s’agit pas d’éléments de preuve irréfutables en raison d’une préclusion pour la même question en litige ou d’un abus de procédure du fait qu’il a plaidé coupable ».

 

[34]        Dans la décision Lai, rendue sous le régime de la procédure informelle, le juge Beaubier a souligné que le fardeau de la preuve était différent selon que l’instance était de nature civile ou criminelle. Il a conclu qu’une accusation d’évasion fiscale obligeait la Couronne à établir sa cause hors de tout doute raisonnable, tandis qu’une cotisation relative à la TPS exigeait que le contribuable présente des éléments de preuve pour contester les hypothèses du ministre au sujet de la cotisation.

 

[35]        Je souscris à l’analyse de la jurisprudence que l’intimée a présentée. Elle confirme que les déclarations de culpabilité antérieures prononcées dans des instances criminelles par suite de négociations de plaidoyers ne permettent pas de trancher définitivement les faits et questions en litige pertinents dans un appel fiscal subséquent, bien qu’on puisse leur accorder du poids dans une procédure fiscale de nature civile.

 

[36]        En général, les tribunaux se sont montrés réticents à appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou celle de l’abus de procédure pour dégager les contribuables de l’obligation de prouver des faits qui auraient été établis dans une instance criminelle précédente. Dans la décision Wong v. The Queen, 2010 TCC 171, 2010 DTC 1129, la juge V. Miller, qui devait décider si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou la doctrine de l’abus de procédure s’appliquait de façon à empêcher le ministre de remettre en cause des questions tranchées dans le procès criminel, n’était pas convaincue que les questions en litige dans les procédures d’évasion fiscale étaient les mêmes que celles de l’appel fiscal porté devant la Cour canadienne de l’impôt et a donc rejeté la requête fondée sur l’article 58 des Règles.

 

[37]        Dans la décision Warawa v. The Queen, 2002 DTC 1264, le juge Mogan était saisi d’une requête qui était fondée sur l’article 58 des Règles et dans laquelle le contribuable a soutenu que les cotisations établies par le ministre devraient être annulées, parce qu’elles reposaient sur des éléments de preuve obtenus en violation des droits que la Charte lui garantissait. Au paragraphe 9, le juge Mogan a souligné que la difficulté fondamentale à laquelle l’appelant devait faire face dans la requête avait trait à la profonde différence entre un litige au criminel et un litige au civil. Après avoir passé en revue les décisions judiciaires pertinentes où d’autres tribunaux, dont la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale, ont établi une distinction entre les instances civiles et les instances criminelles, le juge Mogan a conclu que les droits et les attentes d’une personne accusée d’une infraction dans une instance criminelle sont bien différents de ceux d’une personne qui interjette appel d’une cotisation devant la Cour canadienne de l’impôt. En conséquence, il a conclu qu’il était préférable que les questions visées par la requête soient tranchées par le juge du procès.

 

[38]        Dans la décision MacIver c. La Reine, 2005 CCI 250, 2005 DTC 654, le juge Hershfield a également conclu qu’il est préférable que la question soit tranchée par le juge chargé de l’instruction lorsque la requête vise simplement à empêcher une partie de contester certains faits qui n’entraîneront pas le rejet de la totalité de l’appel. Comme le juge Hershfield l’a souligné dans ses motifs, à moins qu’il ne soit possible de statuer de façon définitive sur l’appel dans le cadre de la requête préliminaire en concluant que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, la décision au titre de l’article 58 des Règles ne permettra pas d’accomplir grand-chose, sauf de diviser un appel et de lier les mains du juge chargé de l’instruction.

 

[39]        L’avocat des appelants a soutenu que, si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique et que l’exposé des faits lie les parties, il serait possible de trancher la totalité du différend dans tous les appels. Cette affirmation est tout simplement erronée. L’exposé des faits concerne uniquement les appels de la société et de Lorraine en matière d’impôt sur le revenu. De plus, il porte uniquement sur leurs années d’imposition 2004 et 2007. Il ne concerne pas les années d’imposition 2002 et 2003, qui sont toujours en litige dans les présents appels. Qui plus est, l’exposé des faits ne porte pas sur l’appel de la société au sujet de la TPS ou sur les appels de Grant au sujet de l’impôt sur le revenu. La cotisation relative à la TPS qui a été établie à l’encontre de la société est détaillée et les éléments en sont exposés dans trois annexes jointes à la réponse du ministre. L’exposé des faits n’aborde pas non plus les pénalités pour faute lourde dont il est question dans l’appel de la société au sujet de la TPS et dans certains des appels des appelants relatifs à l’impôt sur le revenu. En fait, dans ses observations, l’avocat des appelants a mentionné que ses clients abandonneraient « probablement » la question des pénalités (transcription, page 9) s’il était décidé que l’exposé des faits lie les parties. Ces propos appuient ma conclusion selon laquelle l’exposé des faits ne permet pas de trancher de façon définitive les questions dont la Cour est saisie en l’espèce. Dans ces circonstances, il n’est pas permis de dire que, si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait, l’exposé des faits permettrait, d’une façon ou d’une autre, de trancher la totalité des questions de fond de nature fiscale visées par les présents appels.

 

[40]        Il ressort de la jurisprudence qu’il ne convient pas d’empêcher la tenue d’une partie d’un appel au moyen d’une requête interlocutoire fondée sur l’article 58 des Règles. Plutôt que de diviser un appel dans ces circonstances, il est préférable de laisser au juge chargé de l’instruction le soin de déterminer les répercussions de la transaction pénale et des faits convenus et le poids à leur accorder.

 

[41]        Les questions en litige dans l’instance criminelle précédente et les présents appels ne sont pas suffisamment identiques, ce qui empêche l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Lorsqu’il a examiné l’application de cette doctrine dans des circonstances où des procédures civiles pouvaient être touchées par les résultats d’une instance criminelle antérieure, le juge McArthur a formulé les remarques suivantes, au paragraphe 10 de la décision rendue dans Belfast Lime Services Ltd. v. The Queen, [1997] GSTC 108 :

 

[…] il doit être clair et évident que les questions sont suffisamment identiques avant d’empêcher un contribuable de faire valoir ses droits devant la Cour. […] La doctrine de la préclusion fondée sur la chose jugée ne peut être appliquée partiellement à la période visée par la déclaration de culpabilité de l’appelante ou au montant de taxe nette visé par la déclaration de culpabilité sans avoir plus de certitude au sujet de la décision rendue par le juge du procès en s’appuyant sur les faits. On ne peut dire de l’appelante qu’elle a implicitement ou explicitement accepté les nouvelles cotisations établies par le ministre pour cette période lorsqu’elle a plaidé coupable. […]

(Non souligné dans l’original)

 

Dans les poursuites criminelles, où le fardeau de la preuve est plus lourd qu’en matière civile, il se pourrait que seul le montant d’impôt pouvant être pleinement appuyé dans le contexte de ce fardeau sera visé par la transaction pénale, alors que ce montant pourrait être plus élevé dans les appels fiscaux de nature civile.

 

[42]        Dans la présente requête, même si l’exposé des faits englobait tous les appels des appelants, ce qui n’est pas le cas, il est évident que la déclaration de culpabilité au criminel porte uniquement sur une partie de la période visée par quelques-uns des appels dont la Cour est saisie en l’espèce. Cet autre facteur empêche l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

 

[43]        Bien que le montant du revenu net de la société et des avantages à l’actionnaire que Lorraine a obtenus en conséquence pour les années d’imposition allant de 2004 à 2007 soient clairement mentionnés dans l’exposé des faits, cela n’empêche pas le ministre d’établir à l’encontre des appelants de nouvelles cotisations faisant état de montants supérieurs à ceux qui sont établis dans ledit exposé.  Telle était la question à trancher dans la décision Mortensen/Kristensen c. La Reine, 2010 CCI 177/178, où le juge Little a décidé qu’un contribuable ne pouvait soutenir qu’il n’avait pas gagné le revenu ou engagé les frais constituant le fondement des procédures criminelles, mais que rien ne l’empêchait de faire valoir qu’il n’avait pas gagné d’autres revenus ni engagé d’autres frais en litige dans l’appel.

 

[44]        En résumé, il est possible d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour empêcher une partie de remettre en cause une question lorsque celle-ci a déjà été tranchée dans des procédures antérieures portées devant un autre tribunal. L’exposé des faits porte uniquement sur les appels en matière d’impôt sur le revenu de la société et de Lorraine. Étant donné qu’il ne concerne pas les questions relatives à l’impôt sur le revenu de Grant ou l’appel de la société en matière de TPS, ces dernières questions ne sont pas remises en cause et, en conséquence, les conditions préalables à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas remplies. Bien que l’appel de la société au sujet de l’impôt sur le revenu et l’appel de Lorraine satisfassent au critère de la réciprocité, les deux autres conditions préalables à l’application de la doctrine ne sont pas remplies, parce que les appels en matière d’impôt sur le revenu de la société et de Lorraine portent également sur des questions qui n’ont pas été examinées dans l’instance criminelle antérieure et qui n’étaient pas visées par la transaction pénale. En conséquence, il ne peut y avoir de question en litige tranchée de manière définitive, comme l’exige la doctrine. De plus, les montants visés par l’instance criminelle sont des montants minimaux en ce qui concerne les procédures civiles. En conséquence, le ministre peut, au moyen de nouvelles cotisations, exiger des montants d’impôt sur le revenu plus élevés que le montant d’impôt éludé et exiger des montants à l’égard de questions non tranchées dans l’instance criminelle. De toute évidence, la question ne se prête pas à un examen à la deuxième étape d’une procédure fondée sur l’article 58 des Règles, alors que le ministre serait limité, pour quatre appels fiscaux, à un ensemble de faits négociés découlant de la transaction pénale conclue dans l’instance criminelle.  Il en est ainsi d’autant plus que l’exposé des faits ne concerne que deux de ces quatre appels. Il ressort clairement de la jurisprudence que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’applique pas lorsque la déclaration de culpabilité prononcée dans une instance criminelle antérieure découle d’une négociation de plaidoyers. Les faits ainsi convenus ne peuvent déterminer de façon définitive les faits des appels fiscaux subséquents. La distinction entre les déclarations de culpabilité prononcées dans une instance criminelle et fondées sur des conclusions tirées à l’issue de la  présentation de la preuve à l’audience et celles qui découlent de la négociation de plaidoyers est importante. Les dernières ne donnent pas lieu à une préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Comme l’a reconnu le juge Bowie dans la décision Hagon, les déclarations de culpabilité fondées sur des négociations de plaidoyers ne découlent pas d’un procès au fond dans le cadre duquel les éléments de preuve ont été examinés et soupesés et à l’issue duquel des conclusions de fait ont été tirées. Elles reposent plutôt sur les négociations des parties en ce qui concerne le plaidoyer et la détermination de la peine. Dans ces circonstances, il ne peut y avoir de remise en cause d’une question, parce qu’il n’y a pas eu de procès au sujet des accusations criminelles initialement portées et que la négociation de plaidoyers peut être fondée sur des facteurs dont la portée dépasse le fond de l’affaire.

 

[45]        En conséquence, il ne s’agit pas d’une question qui se prête à un examen à la deuxième étape de la procédure prévue à l’article 58 des Règles. Il est préférable de laisser au juge chargé de l’instruction le soin de trancher l’affaire, y compris la demande des appelants en vue de présenter en preuve quelques-uns des documents produits dans l’instance criminelle. Même si j’avais permis que la question soit examinée à la deuxième étape de la procédure, j’hésiterais à accorder l’autorisation de présenter cette preuve dans le contexte de la présente requête. L’octroi de cette autorisation aurait pour effet de scinder les appels, et l’audition de la requête s’apparenterait à un procès. Il est bien établi dans la jurisprudence qu’une requête fondée sur l’article 58 des Règles ne saurait remplacer un procès ni être considérée comme une solution de rechange à laquelle il est facilement possible de recourir à la place de la tenue d’un procès.

 

[46]        En dernier lieu, j’en suis arrivée à la conclusion que le fait de restreindre le ministre, dans les appels fiscaux de nature civile dont la Cour est saisie en l’espèce, aux faits convenus établis par suite d’une négociation de plaidoyers constituerait un abus de procédure. S’il en était autrement, le résultat serait inéquitable, parce qu’il serait interdit aux parties de présenter des éléments de preuve dans les appels portés devant la Cour canadienne de l’impôt, alors qu’aucun élément de preuve n’a été présenté ou soupesé dans l’instance criminelle antérieure et qu’aucune conclusion de fait n’a été tirée à l’issue d’un procès. Mon raisonnement s’applique aux quatre appels, mais plus précisément à l’appel de la société au sujet de la TPS et à l’appel de Grant au sujet de l’impôt sur le revenu, dont il n’a nullement été question au cours des procédures antérieures. Les faits convenus négociés ne permettent pas de trancher de façon définitive les questions en litige dans les appels dont la Cour est saisie en l’espèce, et une conclusion différente nuirait à l’intégrité et surtout à l’efficacité de la Cour. L’équité commande de conclure que le rejet de la présente requête concernant l’examen d’une question conformément à l’article 58 des Règles servirait mieux l’administration de la justice que l’examen de cette question à la deuxième étape de la procédure énoncée dans cette disposition.

 

[47]        Bien qu’aucune des parties n’ait formulé de demande au sujet des dépens, j’ordonne que les dépens suivent l’issue de la cause, à moins que la Cour canadienne de l’impôt n’en décide autrement lorsqu’elle tranchera les appels.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 9e jour d’avril 2014.

 

 

 « Diane Campbell »

Juge Campbell


Traduction certifiée conforme

ce 2e jour de juillet 2014.


 

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :                                 2014 CCI 111

 

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR :        2012-2215(IT)G

                                                          2012-2216(IT)G

                                                          2012-2217(IT)G; 2012-2223(GST)G

 

INTITULÉ :                                      LORRAINE McINTYRE,

                                                          SIDNEY G. McINTYRE,

                                                          900214 ALBERTA LTD.

                                                          et SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 12 novembre 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :   L’honorable juge D. Campbell

 

DATE DE L’ORDONNANCE :       Le 9 avril 2014

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat des appelants :

Me Jon D. Gilbert

 

Avocate de l’intimée :

Me Connie Mah

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour les appelants :

 

                          Nom :                     Jon D. Gilbert

 

                          Cabinet :                 Felesky Flynn LLP

 

       Pour l’intimée :                          William F. Pentney

                                                          Sous-procureur général du Canada                                      Ottawa, Canada

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