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Date : 20090109

Dossier : IMM-202-08

Référence : 2009 CF 26

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

BARRY ROGERS

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur, Barry Rogers, sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), L.C. 2001, ch. 27, le contrôle judiciaire de la décision rendue par Jérôme Lapierre, un agent d’immigration à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), Gatineau, par laquelle celui‑ci a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires présentée depuis le Canada.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’en suis arrivé à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

 

 

LES FAITS

[3]               Le demandeur est un citoyen du Royaume‑Uni âgé de 51 ans. Il est arrivé au Canada à titre de visiteur en novembre 2001 et il a soumis une demande en règle de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (la demande CH) le 4 mars 2002.

 

[4]               La mère, le père et la tante du demandeur vivent au Canada et sont respectivement âgés de 68, 73 et 85 ans. Ils ont besoin d’aide pour se rendre chez le médecin, entretenir leur maison, faire l’épicerie, préparer les repas et gérer leurs finances. Le demandeur a demandé à demeurer au Canada afin de prendre soin de ses parents âgés.

 

[5]               Le demandeur a soumis sa demande CH lui‑même, sans l’aide d’un représentant juridique. Ce n’est qu’en janvier 2008 que sa demande a été refusée.

 

[6]               La première étape du processus a été achevée le 11 mars 2003 lorsqu’il fut conclu qu’il y avait suffisamment de facteurs humanitaires et que le demandeur a obtenu une approbation de principe. On a alors passé à la seconde étape du dossier, laquelle consistait à déterminer si le demandeur répondait aux exigences de la LIPR et s’il n’était pas interdit de territoire.

 

[7]               Le 15 septembre 2004, le demandeur a été arrêté et accusé de s’être livré à des voies de fait sur son ex-petite amie, en contravention de l’article 266 du Code criminel. Il a été libéré suite à une condition d’une promesse de comparaître. Il a été déclaré non coupable de l’accusation de voies de fait.

 

[8]               Le 1er mars 2007, le demandeur a été déclaré coupable de ne pas s’être conformé à une condition d’une promesse de comparaître contractée devant un agent, en contravention du paragraphe 145(5.1) du Code criminel. Il a également été déclaré coupable de ne pas s’être conformé à des conditions de mise en liberté judiciaire, en contravention du paragraphe 145(3) du Code criminel. Ces déclarations de culpabilité découlent du fait que le demandeur ne s’est pas abstenu de communiquer directement ou indirectement avec son ex‑petite amie et de ne pas se tenir à moins de 500 mètres de son lieu de travail ou de sa résidence. Le demandeur a plaidé coupable à l’égard de ces deux infractions et il a fait l’objet d’une condamnation avec sursis assortie d’une période de probation de deux ans.

 

[9]               La demande de résidence permanente a été rejetée dans une lettre datée du 30 novembre 2007. Les déclarations de culpabilité au criminel prononcées contre le demandeur ont eu pour conséquence qu’il est devenu une personne interdite de territoire en vertu du paragraphe 36(2) de la LIPR malgré qu’une dispense d’ordre humanitaire eût été accordée relativement à la première étape du processus.

 

[10]           Après avoir reçu cette lettre, le demandeur a retenu les services d’un avocat. Il a ensuite appris qu’il y avait eu un changement de politique à Citoyenneté et Immigration Canada en juin 2006 concernant le traitement des demandes CH.

 

[11]           Un Bulletin opérationnel daté du 22 juin 2006, informe les agents qui examinent les demandes que, lorsqu’on leur demande clairement de le faire, ils doivent examiner la possibilité d’exempter le demandeur de tout critère ou de toute obligation applicable prévu dans la LIPR, notamment de l’exigence qu’un demandeur ne soit pas interdit de territoire. Les agents peuvent également agir de leur propre chef et soumettre un dossier à un examen fondé sur des considérations humanitaires.

 

[12]           En décembre 2006, CIC a produit un nouveau formulaire de demande CH qui permet aux demandeurs de demander une exemption. Le formulaire rempli par le demandeur en 2003 ne mentionnait pas que, pour surmonter une interdiction de territoire, un demandeur doit demander une exemption.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[13]           Tel que mentionné au paragraphe précédent, l’agent de CIC saisi du dossier du demandeur a conclu que celui‑ci était interdit de territoire à cause de ses deux déclarations de culpabilité au criminel et, par conséquent, il a rejeté sa demande de résidence permanente. 

 

[14]           Dans les notes entrées dans le SSOBL le 29 novembre 2007, le jour précédent la date de la lettre de refus, l’agent a entré les remarques suivantes :

[traduction]

 

Le client a fait l’objet de condamnations avec sursis pour avoir omis de se conformer à une condition d’une promesse de comparaître au sens du paragraphe 145(5.1) du Code criminel et pour avoir omis de se conformer à une condition d’une promesse ou d’un engagement au sens du paragraphe 145(3) du Code criminel. Ces déclarations de culpabilité ont été prononcées après que le client fut approuvé en principe. Le client est interdit de territoire pour criminalité au sens de l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration. Nous n’avons reçu aucune demande d’exemption de la part du client. Par conséquent, nous pouvons refuser la demande de résidence permanente du client parce qu’il est interdit de territoire pour criminalité. Lettre de refus envoyée. J. Lapierre/2104

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[15]           Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions relativement à la décision de rejeter sa demande de résidence permanente. Elles peuvent être résumées comme suit :

- L’agent a‑t‑il manqué aux règles de l’équité procédurale lorsqu’il a évalué la demande de résidence permanente du demandeur, soit en lui refusant une occasion réelle de demander une exemption ou en entravant son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte du pouvoir discrétionnaire dont il disposait pour soumettre le dossier à l’examen en l’absence d’une demande d’exemption?

- Le pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent par le paragraphe 25(1) de la LIPR a‑t‑il été entravé par une combinaison du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement), du chapitre 5 du Guide du traitement des demandes au Canada (le Guide), et du formulaire de demande 2002 remis au demandeur?

- L’agent a‑t‑il commis une erreur en ne songeant pas à accorder au demandeur un permis de résident temporaire?

 

L’ANALYSE

[16]           Avant d’examiner les questions mentionnées au paragraphe précédent, je dois d’abord établir quelle est la norme de contrôle applicable. Les parties s’entendent pour affirmer que la norme de contrôle applicable à la décision finale de l’agent CH est celle de la raisonnabilité. En effet, les cours de justice ont toujours fait preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi lorsqu’ils tranchent des demandes CH : voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 62.

 

[17]           La Cour suprême a récemment conclu dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (aux paragraphes 54 à 57 et au paragraphe 62) que lors de la première étape de l’analyse permettant d’établir la norme de contrôle applicable, la Cour doit déterminer si, dans la jurisprudence antérieure, on a déjà décidé du degré de retenue dont on doit faire preuve dans un contexte particulier. Par conséquent, je ne vois aucune raison de déroger à l’arrêt Baker. En effet, la Cour a continué de mesurer l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les agents d’immigration selon la norme de la raisonnabilité : voir, par exemple, Zambrano c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 481, au paragraphe 31. Par conséquent, la Cour doit examiner les qualités qui font qu’une décision est raisonnable, tant sur le plan de la procédure suivie que sur celui du résultat obtenu. Si la décision en question « […] [appartient] […] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », elle sera confirmée comme étant raisonnable.

 

[18]           Dans la mesure où les questions soulevées par le demandeur ont trait à l’équité procédurale, la norme est différente. La Cour suprême a réitéré dans l’arrêt Dunsmuir (aux paragraphes 129 et 151) qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle. La Cour doit plutôt examiner les circonstances particulières de l’affaire et déterminer si le décideur a observé les règles de la justice naturelle et de l’équité procédurale. Si la Cour conclut qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, il n’y pas lieu de faire preuve de retenue et la Cour devrait annuler la décision.

 

[19]           La première question soulevée par le demandeur touche au fond de la décision ainsi qu’à la façon dont elle a été prise. En effet, le demandeur prétend que l’agent n’était pas au courant du pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré et qu’il ne l’a pas exercé ou que, s’il l’a exercé, il n’était pas raisonnable de sa part de lui refuser l’occasion de faire valoir son point de vue relativement à la question de l’interdiction de territoire. La norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable doivent donc être toutes les deux appliquées, en fonction de la manière selon laquelle la question est posée et analysée.

 

[20]           En ce qui concerne la deuxième question, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent car il ne l’a pas examinée. Il s’agit essentiellement d’une question d’interprétation des lois et je n’ai donc pas à déterminer quelle norme de contrôle est applicable.

 

[21]           Enfin, la troisième question a trait au bien‑fondé de la décision et elle exige l’application de la norme de la raisonnabilité.

 

[22]           Le paragraphe 25(1) de la LIPR est une mesure d’exception qui accorde au ministre le pouvoir d’octroyer à un étranger le statut de résident permanent ou de lever tout ou partie des critères et obligations applicables prévus dans la LIPR s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire le justifient.

 

[23]           Ni la Loi ni le Règlement ne précisent ce qui constitue des circonstances d’ordre humanitaire. Des directives administratives sont fournies aux agents chargés d’exercer ce pouvoir discrétionnaire. Pour les demandes faites à partir du Canada, les lignes directrices applicables figurent dans le Guide IP 5 (Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire).

 

[24]           Selon le guide de la politique, une demande de séjourner au Canada pour des motifs humanitaires comprend deux évaluations :

5.5 Deux évaluations distinctes

(décision CH/résidence permanente)

 

La demande de séjourner au Canada pour des motifs humanitaires comprend deux évaluations :

 

·     évaluation des motifs d’ordre humanitaire; et

·     évaluation de la demande de résidence permanente au Canada.

 

[25]           La première étape consiste en la détermination par l’agent de la question de savoir s’il existe des facteurs CH. Le cas échéant, le demandeur se voit en principe accorder l’autorisation et il peut présenter sa demande à partir du Canada. La deuxième étape exige que l’agent détermine si le demandeur répond aux exigences de la LIPR et s’il n’est pas interdit de territoire. Le demandeur ne conteste pas qu’il était interdit de territoire au Canada pour criminalité en conformité avec le paragraphe 36(2) de la LIPR car il a été déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation. Cette interdiction de territoire, il ne faut pas l’oublier, a été prononcée après l’évaluation CH positive mais avant que le demandeur se voit octroyer la résidence permanente.

 

[26]           Entretemps, c’est‑à‑dire en juin 2006, une nouvelle politique de CIC concernant l’appréciation des demandes CH dans les cas d’interdiction de territoire est entrée en vigueur (Bulletin opérationnel 021 de CIC). Selon cette nouvelle politique, un agent de CIC peut accorder une dispense d’une interdiction de territoire :

·     s’il est d’avis qu’elle est justifiée par des motifs d’ordre humanitaire; et

·     s’il détient le pouvoir délégué d’accorder une dispense.

 

 

[27]           À première vue, le changement de politique semble d’application restrictive. Le bulletin mentionne que ces modifications touchent uniquement les demandes CH contenant une demande de dispense liée à une interdiction de territoire. Les demandes CH qui ne contiennent pas une telle demande seront évaluées de la façon habituelle :

Les agents de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) qui évaluent les demandes fondées sur des circonstances d’ordre humanitaire (CH) doivent envisager d’accorder une dispense des critères ou obligations prévus dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), notamment des interdictions de territoire, lorsque l’étranger a présenté une telle demande ou qu’il tente d’en obtenir une selon documents soumis.

[…]

Ces modifications touchent uniquement les demandes CH contenant une demande de dispense liée à une interdiction de territoire. Les demandes CH qui ne contiennent pas une telle demande seront évaluées de la façon habituelle.

 

 

[28]           Toutefois, le bulletin mentionne ensuite qu’un agent d’immigration peut décider qu’il faudrait appliquer les motifs d’ordre humanitaire à un cas sans que le client l’ait expressément demandé:

6. Dispenses accordées à l’initiative de l’agent d’immigration

 

Dans certains cas, l’agent peut, de sa propre initiative, juger approprié d’accorder une dispense en raison, par exemple, d’un changement de la situation du demandeur. Ces types de situations peuvent donner lieu à de nouvelles interdictions de territoire après une évaluation positive des CH, mais avant que le demandeur obtienne la résidence permanente.

 

[…]

 

Lorsqu’un agent décide qu’il faudrait appliquer les motifs d’ordre humanitaire à un cas sans que le client l’ait expressément demandé, le client devrait en être informé et avoir la possibilité de présenter ses propres motifs d’ordre humanitaire. Il s’agit d’une procédure équitable qui garantit que le décideur possède toute l’information nécessaire avant de prendre une décision.

 

 

[29]           Le demandeur a prétendu que le pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent par le paragraphe 25(1) de la LIPR a été entravé par une combinaison du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, du Guide de l’immigration et du formulaire de demande qui lui a été remis. Selon moi, cette allégation est dénuée de fondement, et ce, pour les raisons suivantes.

 

[30]           Premièrement, le demandeur prétend que l’article 72 du Règlement contrevient à l’article 25 de la Loi en limitant aux trois catégories prévues au paragraphe 72(2) (la catégorie des aides familiaux, la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada et la catégorie des résidents temporaires protégés) les demandeurs qui peuvent être dispensés de l’exigence de demander la résidence permanente depuis le Canada. 

 

[31]           Ces catégories ne constituent toutefois pas une liste exhaustive des personnes auxquelles une dispense peut être accordée en vertu du vaste pouvoir discrétionnaire dont les agents d’immigration disposent pour accorder des dispenses en vertu de l’article 25 de la LIPR. Le fait que le Règlement ne prévoit pas toutes les situations pour lesquelles une dispense peut être accordée par un agent d’immigration ne constitue pas une entrave au pouvoir discrétionnaire de l’agent d’accorder des dispenses dans d’autres situations en conformité avec l’article 25 de la LIPR. C’est précisément ce qui est expliqué à l’article 4.1 du Guide :

 

Les catégories décrites au R72(2), dont les membres peuvent présenter une demande de résidence permanente au Canada, rendent compte des objectifs de la Loi, mais ne couvrent pas tous les cas. Par conséquent, le L25(1) confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’accorder dispense de ces exigences.

 

 

[32]           Le demandeur prétend également que le Guide ne comprend aucune dispense quant aux critères d’admissibilité prévus dans la Loi. Selon lui, le libellé du Guide de l’immigration a un caractère impératif et il n’accorde pas aux agents la flexibilité d’octroyer le statut de résident permanent à un demandeur qui est interdit de territoire, sauf dans le cas très rare où l’interdiction de territoire est occasionnée par le fait que le demandeur est dépourvu de statut au sens de l’article 41 de la Loi. Il fonde cette observation sur l’extrait suivant tiré du Guide IP 5 :

5.9 Deuxième évaluation : Décision de confirmer la résidence permanente

[…]

Pour devenir résident permanent, le demandeur doit satisfaire aux exigences de la résidence permanente énoncées au R68, notamment la règle voulant que le demandeur et les membres de sa famille, qui l’accompagnent ou non, ne soient pas interdits de territoire et que, par ailleurs, ils satisfassent aux exigences de la Loi et du Règlement.

 

5.12 Demandeurs interdits de territoire

 

Les étrangers interdits de territoire peuvent présenter une demande CH, mais une décision favorable de renoncer à certains critères de sélection ne permet pas de contourner les exigences en matière d’admissibilité. Si, après la décision CH, on constate que l’étranger est interdit de territoire, on doit refuser la demande de résidence permanente […]

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[33]           Il est bien établi que les lignes directrices ministérielles sont acceptables tant et aussi longtemps qu’elles ne visent pas à lier les agents administratifs ou à entraver leur pouvoir discrétionnaire. Il n’y a aucun problème avec une politique générale destinée à amener une certaine cohérence dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Comme l’a déclaré le professeur J.M. Evans (comme était alors son titre) à la page 312 de la quatrième édition de son ouvrage intitulé de Smith’s Judicial Review of Administrative Action :

[traduction]

 

[…] un facteur qui peut à juste titre être pris en compte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire peut devenir une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire s’il est élevé au statut de règle générale qui résulte dans la poursuite de la cohérence aux dépens du bien‑fondé de chaque cas.

 

Voir également : Yhap c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1990), 1 F.C.R. 722 (C.F.); Mittal (Tuteur à) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 147 F.T.R. 285, au paragraphe 2; Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 16.

 

[34]           Il est de jurisprudence constante que le ministre et ses agents ne sont pas liés par les lignes directrices énoncées dans le Guide : Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 20; Vidal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 41 F.T.R. 118, à la page 5. Il est également manifeste, lorsqu’on lit le Guide attentivement, que les lignes directrices ne remplacent pas le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’immigration de trancher des demandes CH. Cette intention est explicitement exprimée à l’article 2.1 du Guide, lequel est ainsi libellé :

2.1 Équilibre entre cohérence et discrétion

 

La Loi ne contient ni explication ni directive sur ce que sont les motifs d’ordre humanitaire. Les personnes ayant la délégation ont pleins pouvoirs de prendre cette décision. En même temps, de façon à traiter les clients de façon équitable et à éviter la critique justifiée, l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit se faire dans la plus grande uniformité possible.

 

Nous donnons le plus possible de conseils afin d’aider les agents à établir un équilibre entre deux éléments contradictoires en apparence, l'uniformité et l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, bien qu'il fournisse une certaine orientation, la discrétion des décideurs a préséance sur les directives, lorsqu’ils prennent une décision.

 

 

[35]           Cela ne me semble pas être une entrave au pouvoir discrétionnaire dont jouissent les agents d’immigration. Le Guide véhicule à ces agents que ses lignes directrices relatives à l’examen des demandes CH ne sont pas considérées comme exhaustives ou définitives. Lorsqu’on examine la version antérieure de ces lignes directrices, laquelle ressemblait beaucoup à la version actuelle, mon collègue la juge Dawson a écrit ce qui suit :

Il ressort de ce chapitre que l'accent est mis à maintes reprises sur le devoir des agents de faire preuve de discernement. Les agents sont avisés que la décision finale leur appartient et qu'ils doivent accorder une dispense dans les cas dignes d'intérêt non prévus par la Loi.

Lim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 956, au paragraphe 8.

 

 

[36]           On peut pratiquement affirmer la même chose à propos des lignes directrices qui figurent dans le Guide actuel. Elles comprennent de nombreuses indications que les agents doivent faire preuve de discernement et qu’ils ne sont pas tenus de suivre aveuglément à la lettre les diverses déclarations qui figurent dans le Guide. En ce qui concerne l’article 5.12 du Guide, auquel le demandeur s’oppose, il doit être lu en corrélation avec le Bulletin de juin 2006, lequel confirme que les agents d’immigration ont le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense qui l’emporte sur l’interdiction de territoire, sur demande du demandeur ou de leur propre chef.

 

[37]           Enfin, je ne peux pas souscrire à l’argument du demandeur selon lequel le fait que le formulaire de demande 2002 ne mentionnait rien quant aux demandes de dispense d’interdiction de territoire constituait une entrave au pouvoir discrétionnaire de l’agent d’immigration de songer à lui accorder une dispense. Le libellé du formulaire de demande n’a aucune incidence sur le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’immigration de lever « tout ou partie des critères et obligations applicables » prévu à l’article 25 de la Loi. Comme l’article 25 le prévoit, ce pouvoir discrétionnaire peut être exercé par le ministre « de sa propre initiative ». L’agent d’immigration avait donc le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR d’envisager d’octroyer au demandeur une dispense en l’absence d’une demande à cet effet de la part du demandeur dans son formulaire de demande. Aucune entrave au pouvoir discrétionnaire de l’agent d’immigration ne découle du formulaire de demande 2002.

 

[38]           Pour conclure sur ce point, j’estime que ni le Règlement, ni le Guide, ni le Bulletin, ni le formulaire de demande 2002 n’entravaient d’une manière inacceptable le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’immigration d’octroyer, en vertu de l’article 25 de la LIPR, des dispenses quant aux interdictions de territoire. Par conséquent, je dois conclure que l’on doit répondre par la négative à la deuxième question.

 

[39]           Un seul mot sur la troisième question. Je souscris complètement à l’affirmation du demandeur selon laquelle l’agent n’a commis aucune erreur en n’envisageant pas d’accorder, dans les circonstances de l’espèce, un permis de séjour temporaire. Rien, dans les documents du demandeur, n’indique que celui‑ci a, à un moment ou l’autre, demander l’octroi d’un tel permis et, par conséquent, l’agent d’immigration n’était pas tenu d’envisager de délivrer ce genre de permis au demandeur. Certes, le Bulletin vise des situations dans lesquels un agent d’immigration peut envisager d’octroyer un permis de séjour temporaire sans que demande en ait été faite par le demandeur, mais il n’ordonne pas à l’agent d’immigration de le faire. Le simple fait que l’agent d’immigration n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire d’accorder le permis au demandeur, ne constitue pas, à lui seul, une erreur susceptible de contrôle.

 

[40]           Cela m’amène à la première question, laquelle porte plutôt sur l’évaluation par l’agent de la demande CH du demandeur que sur le régime législatif et administratif lui‑même. Le demandeur a prétendu que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en limitant son pouvoir discrétionnaire à la question de savoir si le demandeur avait oui ou non expressément demandé une dispense et que même s’il pouvait être démontré qu’il a bel et bien exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il a décidé qu’il ne convenait pas d’accorder une dispense, il a commis une erreur en arrivant à cette conclusion. Je souscris aux deux affirmations du demandeur.

 

[41]           Le défendeur a sans doute raison d’affirmer qu’aucun manquement à l’équité procédurale n’a été établi pour le simple motif que l’agent d’immigration n’a pas, de sa propre initiative, envisagé d’octroyer une dispense au demandeur. Même si le Bulletin vise des situations dans lesquelles un agent d’immigration peut envisager d’octroyer à un demandeur une dispense même si le demandeur n’en a pas fait la demande, il n’ordonne pas à l’agent de le faire.

 

[42]           Le problème en l’espèce est qu’il n’est pas du tout évident que l’agent savait que l’absence d’une demande de dispense n’avait aucun effet déterminant ou qu’il s’est posé cette question. Un examen attentif des notes entrées dans le SSOBL (reproduites ci‑dessus, au paragraphe 14) ne révèle pas que l’agent a envisagé la possibilité d’accorder une dispense même si demande n’en a pas été faite. Il est vrai qu’il a utilisé le mot « peut » au lieu du mot « doit », ce qui pourrait indiquer qu’il savait qu’il jouissait en bout de ligne d’un pouvoir discrétionnaire. Mais, en l’absence d’indice quant à savoir pourquoi il a décidé de ne pas accorder la dispense de sa propre initiative, on ne peut pas présumer qu’il a bel et bien exercé son pouvoir discrétionnaire comme le prescrit l’article 25 de la LIPR. Bien au contraire, l’agent semble s’être contenté de tout simplement rejeter la demande parce qu’aucune demande de dispense n’a été faite, n’envisageant donc ainsi pas la possibilité d’examiner davantage la demande CH. Par conséquent, je serais disposé à conclure qu’il a entravé son pouvoir discrétionnaire.

 

[43]           Mais, même si je supposais que l’agent a bel et bien exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il a décidé de ne pas accorder la dispense de sa propre initiative, je souscris à l’affirmation du demandeur selon laquelle sa décision était déraisonnable dans les circonstances. Même si l’agent n’était pas tenu d’informer le demandeur du changement de politique, il devait tenir compte que celui‑ci n’était pas représenté. L’agent savait qu’aucun conseiller juridique ne s’occupait du dossier; s’il y en avait eu un, le demandeur aurait été mis au courant du changement de politique et il aurait pu demander une dispense quant à la nouvelle interdiction de territoire.

 

[44]           Comme l’agent d’immigration était également saisi de renseignements figurant dans la demande CH de M. Rogers quant à l’âge, la scolarité et les antécédents professionnels de ce dernier, il pouvait se former une opinion quant à ses capacités. M. Rogers, qui est âgé de 50 ans, a quitté l’école à l’âge de 16 ans et il a par la suite travaillé comme homme de métier. Il n’était pas le genre de personne qui était capable de naviguer sur le site Web de CIC afin de trouver par lui‑même des renseignements sur ce changement de politique.

 

[45]           Le changement de politique survenu en juin 2006 est maintenant traduit dans le nouveau formulaire de demande et le nouveau Guide de décembre 2006 offerts aux demandeurs CH. Le Guide mentionne maintenant aux demandeurs qu’ils doivent clairement mentionner qu’ils désirent obtenir une dispense quant à l’interdiction de territoire. Par ailleurs, le formulaire de demande rempli par le demandeur en 2002 ne comprenait pas cet avis. Le formulaire de demande lui‑même n’offrait pas au demandeur la possibilité de demander une dispense quant à l’interdiction de territoire. Un demandeur non représenté par avocat qui a présenté une demande en 2002 grâce aux anciens formulaires ne savait pas qu’il devait maintenant demander expressément une demande de dispense quant à l’interdiction de territoire pour que l’on envisage de lui accorder.

 

[46]           Il est intéressant de souligner que la situation du demandeur est précisément l’une des situations envisagées par le Bulletin de juin 2006, c’est‑à‑dire une situation dans laquelle il convient qu’un agent accorde une dispense de sa propre initiative. J’ai déjà renvoyé, au paragraphe 28 des présents motifs, à la partie du Bulletin qui traite de l’octroi des dispenses par l’agent, de sa propre initiative. Voici l’un des deux exemples donnés afin d’illustrer quand il convient qu’un agent, de sa propre initiative, accorde une dispense :

·           Un membre de la famille du demandeur devient interdit de territoire après l’évaluation positive initiale. Toutefois, l’agent est d’avis que l’infraction n’est pas suffisamment grave pour l’emporter sur l’évaluation CH initiale. L’agent peut souhaiter exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder une dispense, s’il croit qu’une dispense est justifiée par les CH existantes.

 

 

[47]           En l’espèce, il a été décidé en 2003 qu’il y avait des motifs CH en l’espèce et que le besoin qu’avait le demandeur de demeurer au Canada afin de s’occuper de ses parents âgés était convaincant. Lorsque l’agent était en train d’examiner la question de l’interdiction de territoire en 2007, il devait être conscient que les parents âgés du demandeur avaient vieilli de 4 ans et nécessitaient probablement davantage de soin.

 

[48]           En outre, l’agent était également au courant des circonstances des déclarations de culpabilité au criminel. Le demandeur n’avait pas été déclaré coupable de voies de fait mais plutôt déclaré coupable d’infractions beaucoup moins graves, à savoir ne pas s’être conformé à une condition d’une promesse de comparaître.

 

[49]           Il est fort possible que, selon l’agent, il existait des facteurs qui faisaient contrepoids, mais nous ne pouvons qu’essayer de deviner quels étaient ces facteurs et qu’essayer de deviner si l’agent s’est attardé à cette question. Tout aussi important, le demandeur aurait eu l’occasion de soulever les considérations CH qui étaient apparues depuis 2003 si l’agent avait décidé d’examiner la possibilité de lui accorder une dispense. Comme il est énoncé dans la politique, il s’agit d’une « procédure équitable ».

 

[50]           Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus qu’il était déraisonnable et inéquitable sur le plan de la procédure de rejeter la demande CH du demandeur en raison de son interdiction de territoire. La décision par laquelle l’agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente doit donc être rejetée. L’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre agent d’immigration qui rendra une nouvelle décision qui tiendra compte des motifs de la présente ordonnance.

 

[51]           Les avocats n’ont proposé aucune question à certifier et aucune ne sera certifiée.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-202-08

 

INTITULÉ :                                       BARRY ROGERS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 2 septembre 2008  

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             Le 9 janvier 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Laura Setzer

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Butcher

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Laura Setzer

24, avenue Bayswater

Ottawa (Ontario)  K1Y 2E4

613-230-2727

POUR LE DEMANDEUR

 

 

 

 

Ministère de la Justice

Section du contentieux des

affaires civiles

234, rue Wellington, Tour de l’Est

Ottawa (Ontario)  K1A 0H8

613-954-1920

POUR LE DÉFENDEUR

 

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