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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20101208

Dossier : IMM-2185-10

Référence : 2010 CF 1246

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario),  le 8 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Kelen

 

ENTRE :

 

SEZGIN KARADENIZ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

         

 MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu, le 22 mars 2010, que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger au sens des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), parce qu’il ne craint pas avec raison d’être persécuté en Turquie pour un motif énoncé à la Convention et qu’il n’a pas non plus de motifs de croire qu’il serait personnellement, par son renvoi vers la Turquie, exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités ou encore au risque d’être soumis à la torture.

 

LES FAITS

Le contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie âgé de 26 ans. Il est arrivé au Canada avec son cousin en août 2008 et a demandé l’asile en invoquant sa religion de même que ses opinions et activités politiques et sociales. Sa demande d’asile et celle de son cousin ont d’abord été jointes, puis elles ont été disjointes à l’audience parce que le cousin en question était retourné en Turquie.

 

[3]               Le demandeur d’asile et sa famille pratiquent la religion alévie et militent pour le parti travailliste, parti de gauche de la Turquie. La persécution dont la famille était victime en raison de son appartenance à cette religion a fait en sorte que le frère du demandeur a quitté le pays pour le Canada en 2002 et a obtenu l’asile.

 

[4]               Le demandeur a entrepris des activités politiques à la fin de son service militaire obligatoire en 2005. À cause de la discrimination qu’il a vécue dans l’armée, il est devenu plus conscient du sort réservé aux minorités en Turquie, y compris les alévis et les Kurdes. En mars 2006, le demandeur et son cousin se sont joints à un groupe alévi, l'Association pour la culture et la solidarité Pirsultan Abdal, et au parti travailliste.

[5]               En tant que membres de ces deux organisations, le demandeur et son cousin ont assisté à plusieurs activités culturelles et manifestations politiques. À sept reprises, ils ont été arrêtés lors de ces activités, et c’est le traitement qu’il a reçu à ces sept occasions qui ont finalement poussé le demandeur à quitter la Turquie. En bref, le demandeur décrit les sept arrestations comme suit :

[traduction]

1.      Le 21 mars 2006, le demandeur et son cousin ont été arrêtés durant une célébration du Nouvel An kurde à Istambul et ont été détenus pendant deux jours au poste de police, où le demandeur a été agressé et interrogé sur ses liens avec le parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK), auquel il déclare ne pas être affilié.

2.      Le 21 mars 2007, le demandeur et son cousin ont encore une fois été arrêtés durant la célébration du Nouvel An kurde à Istambul, et le demandeur a encore une fois été interrogé sur ses liens avec le PKK. Au courant de son arrestation antérieure, les policiers ont menacé de le blesser gravement s’il était surpris à assister à une manifestation en faveur du PKK.

3.      En novembre 2007, le demandeur et son cousin ont assisté à une manifestation politique organisée par le parti travailliste et certaines autres organisations de gauche à Alanya. Le demandeur et son cousin ont photographié la manifestation, y compris les sévices commis par les policiers pendant leur intervention. Ils ont été arrêtés, se sont fait confisquer leurs photos et ont été interrogés et détenus pendant quatre jours. Lorsqu’ils ont été remis en liberté, ils ont été avisés de ne pas participer à d’autres manifestations à Alanya.

4.      Deux jours plus tard, ils ont été de nouveau arrêtés et interrogés parce qu’on pensait qu’ils avaient donné de l’information sur la police à des étrangers. Ils ont été détenus pendant trois jours puis ont perdu leur emploi parce que leur patron ne voulait pas avoir d’ennuis avec la police.

5.      Le 22 mars 2008, le demandeur et son cousin se sont rendus à Ankara pour participer à une vaste protestation organisée par le parti travailliste en réponse à la répression exercée par le gouvernement sur le parti et les dirigeants de gauche en Turquie. Le demandeur et son cousin ont été arrêtés alors qu’ils photographiaient une descente policière au bureau général du parti travailliste. Ils ont été détenus pendant dix jours et ont subi des mauvais traitements en détention.

6.      Le 1er mai 2008, le demandeur et son cousin ont assisté à une célébration qui soulignait la Fête des travailleurs à Istambul, puis ont distribué des dépliants critiquant le gouvernement. Ils ont été arrêtés et interrogés dans les bureaux de lutte antiterroriste de la Direction de la sécurité, où ils ont été détenus pendant dix jours. Ils ont été remis en liberté et avertis qu’ils seraient emprisonnés pour de bon s’ils étaient encore pris en train d’inciter la population à manifester contre l’État.

7.      Le 2 juillet 2008, les deux cousins ont assisté à une commémoration alévie à Istambul. Ils ont encore été arrêtés durant la descente policière et détenus pendant 15 jours. On les a menacés de les tuer et on leur a expliqué qu’il serait facile de les piéger en prétendant qu’ils étaient impliqués dans un complot visant à renverser le gouvernement.

 

[6]               Après ces incidents, le demandeur craignait pour sa vie et s’est enfui vers le Canada. Sa famille l’a avisé que la police le recherche et que certains proches ont été arrêtés à cause de leurs propres activités politiques. En outre, le demandeur soutient que son cousin a été arrêté par la police à l’aéroport quand il est retourné en Turquie, le 12 février 2010, et qu’on est sans nouvelles de lui depuis.

 

La décision visée par le contrôle judiciaire

[7]               Le 22 mars 2010, la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il ne craignait pas avec raison d’être persécuté pour un motif énoncé dans la Convention et qu’il n’avait pas non plus qualité de personne à protéger du fait qu’il serait, par son renvoi vers la Turquie, exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou encore au risque d’être soumis à la torture.

 

[8]               Les motifs de la Commission se fondaient sur les conclusions qu’elle a tirées relativement à la crédibilité du demandeur. Plus particulièrement, la Commission estimait que celui-ci n’avait pas présenté d’éléments de preuve crédibles qui justifiaient sa crainte de persécution advenant son renvoi vers la Turquie. Elle a jugé que le demandeur n’était pas parvenu à établir, selon la prépondérance de la preuve, les allégations de faits importantes qui sous-tendaient sa demande d’asile – c'est-à-dire la persécution dont il avait été victime durant ses sept arrestations.

 

[9]               La Commission a donné trois raisons pour rejeter le témoignage du demandeur. Premièrement, elle était d’avis que la description des arrestations fournie par le demandeur ne concordait pas avec les preuves documentaires relatives à la situation en Turquie. Deuxièmement, elle a tiré une conclusion défavorable de l’absence de documents corroborant les diverses arrestations. Troisièmement, elle trouvé peu plausible que le demandeur et son cousin aient subi exactement le même traitement à chacune des sept arrestations.

 

[10]           Pour ce qui est des contradictions entre la preuve documentaire objective relative à la situation au pays et le témoignage du demandeur concernant ses arrestations, la Commission a précisé que les lois turques permettent qu’un suspect soit habituellement détenu pour 24 heures seulement, le ministère public ayant le pouvoir discrétionnaire de prolonger la détention jusqu’à 48 heures. Une personne détenue a droit à l’assistance d’un avocat, et un avocat lui sera fourni aux frais de l’État si elle n’a pas de moyens financiers suffisants.

 

[11]           La Commission a reconnu que, selon la preuve documentaire, ces règles ne sont pas toujours respectées.  Elle s’est exprimée comme suit au paragraphe 8 :

¶8.       [...] Les mauvais traitements infligés aux détenus posent toujours de graves problèmes. La police a détenu et harcelé des membres d’organisations de défense des droits de la personne, des membres des médias et des observateurs veillant au respect des droits de la personne. Des manifestants étaient souvent placés en garde à vue pendant quelques heures [...]

 

 

[12]           Cependant, elle a conclu que, tout spécialement dans les régions urbaines, les personnes détenues sont habituellement en mesure de consulter un avocat peu de temps après avoir été mises en détention et peuvent en général communiquer rapidement avec les membres de leur famille. La Commission s’est interrogée sur la probabilité que, à sept occasions distinctes, le demandeur soit arrêté et détenu par la police sans être l’objet d’accusations et sans que les lois soient jamais dûment respectées par les policiers :

¶8.       [...] Les autorités n’ont respecté certaines dispositions législatives que pour les deux premières arrestations, en ce sens que le demandeur d’asile a pu communiquer avec sa famille. Au regard de tout le reste, les sept détentions contrevenaient à la législation en vigueur en Turquie : aucun mandat d’arrêt n’avait été délivré préalablement, la durée de la détention dépassait de loin la durée permise, le demandeur d’asile ne s’est jamais fait offrir les services d’un avocat même si cinq de ses prétendues détentions ont eu lieu dans les plus grandes villes de la Turquie, soit des régions urbaines où les associations d’avocats ont affirmé que les personnes détenues se faisaient offrir les services d’un avocat, et il n’a pas eu le droit de communiquer avec sa famille au cours des cinq dernières détentions, dont les trois dernières, qui ont été plus longues que les autres, ce qui va encore à l’encontre des propos tenus par les avocats et les observateurs veillant au respect des droits de la personne [...]

 

 

[13]           La Commission a demandé au demandeur d’asile pourquoi il n’avait jamais réclamé d’avocat, mais elle n’a pas été convaincue par ses explications. Elle a ajouté dans le même paragraphe :

¶8.       [...] Si le récit de seulement quelques-unes des prétendues arrestations ne concordait pas avec les documents, il m’aurait été plus facile de considérer certaines anomalies comme crédibles. Or, comme il est susmentionné, le récit des sept arrestations du demandeur d’asile et de son cousin semble incohérent. Il est également difficile de juger crédible le fait que le demandeur d’asile n’a, à ses dires, jamais demandé à avoir recours à un avocat ni consulté d’avocat. Le demandeur d’asile se décrit comme un fervent militant des partis politiques gauchistes et un défenseur de la communauté alévie qui a manifesté contre la discrimination et les mauvais traitements, et les a dénoncés. Cependant, son cousin et lui ont été détenus illégalement à plusieurs reprises et il n’a jamais invoqué son droit de consulter un avocat. De plus, pas une fois, après avoir été libéré, il n’a protesté contre le traitement qui a été réservé à son cousin et à lui ni n’a tenté de mettre la population au courant.

 

 

[14]           En ce qui concerne l’absence d’éléments de preuve à l’appui des allégations du demandeur, la Commission a conclu que, au moins à certaines des occasions où il semble avoir été arrêté quand il se livrait à des activités très publiques – par exemple l’arrestation survenue pendant qu’il photographiait la descente policière au bureau général du parti travailliste et l’arrestation de son chef – l’absence de toute mention de l’arrestation d’un photographe dans les articles des médias portant sur les faits était suspecte. En dernier lieu, d’après la Commission, puisque le demandeur affirmait que le parti travailliste était au courant de ses détentions et des sévices dont il avait été victime, on pourrait s’attendre à trouver une lettre de corroboration ou une indication quelconque de l’appui du parti travailliste. La Commission a conclu, au paragraphe 9, que « [l’]absence totale de documents corroborants mine davantage la crédibilité du demandeur d’asile ».

 

[15]           En dernier lieu, la Commission doutait qu’il soit plausible que les sept arrestations illégales dont le demandeur avait été victime se soient produites exactement de la même manière pour son cousin. Elle a conclu en ces termes au paragraphe 10 :

¶10.     [...] Je pourrais admettre qu’il est possible que le demandeur d’asile et son cousin aient vécu plusieurs incidents similaires, mais je ne peux pas considérer que les allégations concernant le déroulement des sept arrestations sont raisonnables compte tenu de l’ensemble de la preuve et des conditions dans le pays . . . .

 

 

[16]           La Commission a donc rejeté le témoignage du demandeur, estimant qu’il n’avait pas donné d’explications raisonnables pour dissiper ses doutes.

 

[17]           La Commission a jugé également que l’identité alévie du demandeur ne justifierait pas en soi qu’on statue positivement sur sa demande d’asile. Elle a soutenu que, même si les membres de la minorité alévie font l’objet de certaines formes de discrimination en Turquie, elle n’avait pas suffisamment de preuves lui permettant de conclure à une crainte de persécution fondée uniquement sur l’appartenance à ce groupe religieux.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

[18]           L’article 96 de la Loi accorde protection aux réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au  sens de la Convention — le  réfugié — la personne qui,  craignant avec raison d’être  persécutée du fait de sa race,  de sa religion, de sa  nationalité, de son  appartenance à un groupe  social ou de ses opinions  politiques :    

 

a) soit se trouve hors de tout  pays dont elle a la nationalité  et ne peut ou, du fait de cette  crainte, ne veut se réclamer de  la protection de chacun de ces  pays;    

 

b) soit, si elle n’a pas de  nationalité et se trouve hors du  pays dans lequel elle avait sa  résidence habituelle, ne peut  ni, du fait de cette crainte, ne  veut y retourner.

96. A Convention refugee is a  person who, by reason of a  well-founded fear of  persecution for reasons of race,  religion, nationality,  membership in a particular  social group or political  opinion,    

 

(a) is outside each of their  countries of nationality and is  unable or, by reason of that  fear, unwilling to avail  themself of the protection of  each of those countries; or     

 

(b) not having a country of  nationality, is outside the  country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country

 

 

[19]           L’article 97 de la Loi accorde protection aux personnes qui seraient personnellement, par leur renvoi du Canada, exposées à un risque de torture, à une menace à leur vie ou au risque d’être soumises à la torture ou encore à des traitements ou peines cruels et inusités :

97. (1) A qualité de personne à  protéger la personne qui se  trouve au Canada et serait  personnellement, par son  renvoi vers tout pays dont elle  a la nationalité ou, si elle n’a  pas de nationalité, dans lequel  elle avait sa résidence  habituelle, exposée :    

 

a) soit au risque, s’il y a des  motifs sérieux de le croire,  d’être soumise à la torture au  sens de l’article premier de la  Convention contre la torture;    

 

b) soit à une menace à sa vie  ou au risque de traitements ou  peines cruels et inusités dans  le cas suivant : 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la  protection de ce pays, 

(ii) elle y est exposée en tout  lieu de ce pays alors que  d’autres personnes originaires  de ce pays ou qui s’y trouvent  ne le sont généralement pas, 

(iii) la menace ou le risque ne  résulte pas de sanctions  légitimes — sauf celles  infligées au mépris des normes  internationales — et inhérents  à celles-ci ou occasionnés par  elles, 

(iv) la menace ou le risque ne  résulte pas de l’incapacité du  pays de fournir des soins  médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of  protection is a person in  Canada whose removal to their  country or countries of  nationality or, if they do not  have a country of nationality,  their country of former  habitual residence, would  subject them personally    

 

(a) to a danger, believed on  substantial grounds to exist, of  torture within the meaning  of Article 1 of the Convention  Against Torture; or    

 

(b) to a risk to their life or to a  risk of cruel and unusual  treatment or punishment if 

(i) the person is unable or,  because of that risk, unwilling  to avail themself of the  protection of that country, 

(ii) the risk would be faced by  the person in every part of that  country and is not faced  generally by other individuals  in or from that country, 

(iii) the risk is not inherent or  incidental to lawful sanctions,  unless imposed in disregard  of accepted international  standards, and 

(iv) the risk is not caused by  the inability of that country to  provide adequate health or  medical care.

 

LES QUESTIONS À TRANCHER

[20]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur quand elle s’est prononcée sur sa crédibilité. En particulier, il fait valoir que les conclusions de la Commission au sujet de la crédibilité soulèvent trois questions :

1.      Est-ce que la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables sur le manque de plausibilité?

2.      Est-ce que la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables sur la crédibilité?

3.      Est-ce que la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité qui se fondaient sur l’absence de documents corroborants?

Comme les deux premières questions se chevauchent énormément, je les examinerai simultanément.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[21]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a décidé au paragraphe 62 que la première étape de l’analyse destinée à arrêter la norme de contrôle consiste à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » : voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, le juge Binnie, paragraphe 53.

 

[22]           Comme j’en ai convenu dans Wu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 929, paragraphe 17, les décisions relatives à la crédibilité et à la plausibilité sont de nature factuelle. La jurisprudence postérieure à Dunsmuir a établi que la norme de contrôle appropriée applicable aux décisions factuelles est la raisonnabilité : voir aussi, par exemple, Saleem c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 389, paragraphe 13; Malveda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 447, paragraphes 17 à 20; Khokhar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 449, paragraphes 17 à 20, et mon jugement récent Dong c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 55, paragraphe 17.

 

[23]           La norme de contrôle est donc la raisonnabilité. Quand elle doit déterminer si la décision de la Commission est raisonnable, la Cour doit s’attarder « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et déterminer s'il y a « appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, paragraphe 47; Khosa, précité, paragraphe 59.

 

ANALYSE

Les questions 1 et 2 :             Est-ce que la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables sur le manque de plausibilité et sur la crédibilité?

 

 

[24]           Le demandeur souligne que la Commission a tiré plusieurs inférences relatives au manque de plausibilité quand elle a conclu qu’il n’était pas crédible. Plus particulièrement, elle a estimé qu’il n’était pas plausible que le demandeur n’ait jamais réclamé d’avocat, que lui et son cousin aient été traités de façon identique durant leurs sept arrestations et que le demandeur n’ait pas pris de mesures pour faire connaître les mauvais traitements que son cousin et lui avaient subis en détention ni pour protester à ce sujet.

 

[25]           Le demandeur fait valoir qu’aucune de ces conclusions sur la plausibilité n’est appuyée par les éléments de preuve présentés à la Commission. Celle-ci doit présumer que les allégations du demandeur d’asile sont véridiques à moins qu’il n’y ait des raisons de douter de leur véracité. Par contre, le demandeur souligne que la Commission peut conclure au manque de plausibilité seulement lorsque « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre » : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1131, paragraphe 7. En l’espèce, le demandeur estime que les éléments de preuve qu’il a fournis à la Commission ne débordaient pas le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre et, par conséquent, que les conclusions de la Commission relatives à la plausibilité n’étaient pas adéquatement étayées par la preuve.

 

 

[26]           Le fardeau de prouver le bien-fondé d’une demande d’asile repose sur le demandeur. La Commission est le principal juge des faits et est la mieux placée pour se prononcer sur la crédibilité des demandeurs, de sorte qu’elle peut tirer des inférences relatives à la crédibilité qui se fondent sur son opinion au sujet de la plausibilité. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Aguebor c. M.E.I. (1993), 160 N.R. 315, paragraphes 3 et 4:

¶3.       Il est exact, comme la Cour l'a dit dans Giron, qu'il peut être plus facile de faire réviser une conclusion d'implausibilité qui résulte d'inférences que de faire réviser une conclusion d'incrédibilité qui résulte du comportement du témoin et de contradictions dans le témoignage. La Cour n'a pas, ce disant, exclu le domaine de la plausibilité d'un récit du champ d'expertise du tribunal, pas plus qu'elle n'a établi un critère d'intervention différent selon qu'il s'agit de « plausibilité » ou de « crédibilité ». 

 

¶4.       Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

 

 

[27]           Dans ses motifs, la Commission a considéré le témoignage du demandeur sur ces points. À l’audience, elle lui a demandé pourquoi il n’avait jamais réclamé d’avocat alors qu’il savait y avoir droit légalement. Comme elle l’a écrit au paragraphe 8 de ses motifs, le demandeur « n’a pas expliqué pourquoi il n’avait jamais envisagé de faire appel à un avocat pendant ses périodes de détention ou ultérieurement ». La Commission a expressément tenu compte des réponses données par le demandeur quand elle lui a demandé pourquoi, à ces sept occasions, les autorités qui l’avaient arrêté auraient désobéi aussi gravement aux lois et comment lui et son cousin auraient pu être soumis précisément aux mêmes arrestations et aux mêmes traitements à sept reprises. Au paragraphe 8, elle s’exprime en ces termes :

¶8.       [...] Pour différents motifs, les explications du demandeur d’asile ne me convainquent pas. Il me semble tout d’abord que les documents dont je dispose reflètent la situation réelle en Turquie. Pour les besoins du rapport du Département d’État des États‑Unis et du document du Royaume-Uni intitulé Operational Guidance Note [note d’orientation opérationnelle], des avocats, des militants pour les droits de la personne et des observateurs veillant au respect de ces droits qui travaillent en Turquie ont été consultés. C’est pourquoi je tiens pour acquis que ces documents reflètent la situation réelle en Turquie et non une façade. Si le récit de seulement quelques‑unes des prétendues arrestations ne concordait pas avec les documents, il m’aurait été plus facile de considérer certaines anomalies comme crédibles. Or, comme il est susmentionné, le récit des sept arrestations du demandeur d’asile et de son cousin semble incohérent. Il est également difficile de juger crédible le fait que le demandeur d’asile n’a, à ses dires, jamais demandé à avoir recours à un avocat ni consulté d’avocat. Le demandeur d’asile se décrit comme un fervent militant des partis politiques gauchistes et un défenseur de la communauté alévie qui a manifesté contre la discrimination et les mauvais traitements, et les a dénoncés. Cependant, son cousin et lui ont été détenus illégalement à plusieurs reprises et il n’a jamais invoqué son droit de consulter un avocat. De plus, pas une fois, après avoir été libéré, il n’a protesté contre le traitement qui a été réservé à son cousin et à lui ni n’a tenté de mettre la population au courant.

 

 

[28]           Les motifs de la Commission montrent donc qu’elle a analysé le témoignage du demandeur et ses explications au sujet de ses actes. Il était loisible à la Commission de tirer des inférences d’après ses connaissances et le sens commun. Bien que la Cour soit d’accord avec le demandeur quand il affirme que la Commission n’aurait pas dû laisser sous-entendre qu’elle s’attendait à ce qu’il puisse expliquer pourquoi il avait été maltraité à plusieurs reprises par la police, les motifs de la Commission montrent qu’elle n’a pas écarté ni mal interprété les éléments de preuve dont elle disposait.

 

[29]           La Commission se reporte expressément aux éléments de preuve documentaires qui appuient la thèse du demandeur et mentionne précisément les explications données par ce dernier concernant certains points qui l’intéressaient. Il n’appartient pas à la Cour, lors du contrôle judiciaire, de réévaluer les éléments de preuve ni de substituer sa décision à celle de la Commission. En l’espèce, l’appréciation de la preuve par la Commission appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Les décisions de la Commission au sujet de la plausibilité et de la crédibilité sont raisonnables.

 

La question 3 :           Est-ce que la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité qui se fondaient sur l’absence de documents corroborants?

 

 

[30]           En ce qui concerne la preuve documentaire, le demandeur soutient en outre que la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable sur sa crédibilité en raison de l’absence de preuves documentaires appuyant sa demande d’asile. Ce dernier fait valoir que, si la preuve documentaire peut être utile pour soutenir une demande, son absence ne peut toutefois en soi en amoindrir la crédibilité. Il n’est pas obligatoire en droit pour le demandeur d’asile de corroborer son propre témoignage fait sous serment. En exigeant une preuve documentaire, la Commission imposait donc, à tort, un lourd fardeau de preuve au demandeur.

 

[31]           Le défendeur est d’avis que le demandeur, même s’il n’est pas tenu légalement de fournir des éléments de preuve corroborants, doit parvenir à établir le bien-fondé de sa demande de protection selon la prépondérance de la preuve. Étant donné les doutes de la Commission relativement à la crédibilité, le défendeur estime qu’il lui était raisonnable qu’elle cherche à obtenir la corroboration du récit du demandeur.

 

[32]           La Cour estime que la Commission peut effectivement tirer des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité si le demandeur ne parvient pas à corroborer ses allégations quand sa crédibilité est mise en doute : voir par exemple Muchirahondo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 546, paragraphe 18, et Juarez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 288, paragraphe 7.

 

[33]           Il est vrai que la Commission aurait pu être plus claire sur ce point, mais la Cour convient que, dans la présente affaire, la Commission avait des doutes sur la crédibilité du demandeur et qu’elle a donc demandé des éléments de preuve corroborants.

 

[34]           La Cour juge également qu’il était raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur aurait dû être en mesure de présenter au moins quelques documents étayant ses allégations.  La Commission estimait peu plausible que le demandeur ne puisse présenter aucun article des médias ni aucun autre document relativement à ses arrestations, aucun document du parti travailliste ou de ses membres appuyant son récit ni aucune lettre émanant d’un avocat ou de membres de la famille qui confirmaient l’arrestation de son cousin à l’aéroport quand il est retourné en Turquie avant l’audience. La Commission avait ceci à dire au paragraphe 9 :

¶9.       Le fait qu’il n’y a aucun document corroborant me préoccupe aussi. Je crois qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il existe certains documents qui attestent les allégations du demandeur d’asile, étant donné la nature de celles-ci.

 

 

[35]           La Commission a expliqué que, vu la propre description faite par le demandeur lui-même de la nature publique de ses activités, certains des nombreux articles des médias portant sur les manifestations et leurs suites auraient vraisemblablement dû parler de lui, soit en le nommant soit en mentionnant l’arrestation d’un photographe.

¶9.       [...] Compte tenu de la nature des événements, il est raisonnable de s’attendre à ce que le récit de la détention d’un photographe, même si son nom n’est pas mentionné, qui captait des images de l’arrestation soit relaté. Le demandeur d’asile a également allégué que son cousin, dont la demande d’asile était précédemment jointe à la sienne, a été arrêté à son retour en Turquie le 12 février 2010 et que personne n’a entendu parler de lui depuis. Il est difficile de croire qu’aucun membre de la famille ou ami du cousin, par exemple, n’ait informé les médias de l’arrestation, qui serait survenue à l’aéroport, au retour du cousin du Canada. De surcroît, le demandeur d’asile a indiqué que le Parti travailliste était au courant de la détention du demandeur d’asile et de son cousin, et des traitements qui leur étaient infligés. Aucune lettre émanant du parti ne corrobore ces incidents. Le parti n’a jamais protesté contre ce qui s’est produit, pas plus qu’il n’a parlé de ces incidents en public. L’absence totale de documents corroborants mine davantage la crédibilité du demandeur d’asile.

 

 

 

[36]           La Commission n’obligeait pas le demandeur à fournir en particulier l'un des éléments de preuve corroborants qu’elle mentionnait. Elle a plutôt conclu, comme elle l’a précisé, que l’absence de toute documentation quelle qu’elle soit était peu plausible. La Cour est d’avis que cette conclusion pouvait raisonnablement être tirée par la Commission. Quand celle-ci affirme que « l’absence totale de documents corroborants mine davantage la crédibilité du demandeur », cela ne signifie pas qu’elle utilise l’absence de preuve pour tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité. Elle reconnaissait plutôt que la présence de ce genre de preuve aurait pu grandement aider la cause du demandeur. Comme je l’ai dit plus haut, la Commission avait déjà tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité à partir du témoignage du demandeur.

 

 

[37]           Comme je l’ai mentionné plus haut également, la Commission a fait savoir que la demande posait principalement trois problèmes : la contradiction entre les arrestations décrites par le demandeur et la preuve documentaire présentée à la Commission; l’absence de documents corroborants; la non-plausibilité que le demandeur et son cousin aient été traités exactement de la même manière à sept occasions. C'est en tenant compte de ces trois principaux problèmes qu'elle a statué sur la demande d’asile.

 

[38]           La Commission se prononce comme suit au paragraphe 11 :

¶11.     Compte tenu de ces trois principaux problèmes et de l’absence d’explications raisonnables, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que les événements clés racontés par le demandeur d’asile ne se sont pas produits. Plus précisément, je suis d’avis que le demandeur d’asile n’a pas été arrêté ni détenu en Turquie du fait de son engagement envers la communauté alévie ou le Parti travailliste. Par conséquent, j’estime que le demandeur d’asile n’a pas réussi à prouver, selon la prépondérance des probabilités, la véracité des allégations importantes sur lesquelles il a fondé sa demande d’asile [...]

 

 

[39]           Il était raisonnablement loisible à la Commission de tirer cette conclusion sur la foi des éléments de preuve qui lui avaient été présentés.

 

CONCLUSION

[40]           La Cour estime qu’il était raisonnablement loisible à la Commission de se prononcer  comme elle l’a fait au sujet de la crédibilité du demandeur et de la plausibilité de son récit. La Commission a tenu compte des explications du demandeur, mais en bout de ligne, elle n’a pas été convaincue selon la prépondérance de la preuve. Les conclusions de la Commission étant raisonnables, la Cour n’a aucune raison d’intervenir dans sa décision.

 

QUESTION CERTIFIÉE

[41]           Les deux parties ont avisé la Cour que l’affaire ne soulève aucune question grave de portée générale qui devrait être certifiée en vue d’un appel. La Cour est d’accord.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2185-10

 

INTITULÉ :                                       Sezgin Karadeniz

                                                            c.

                                                            Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 24 novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 décembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elyse Korman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elyse Korman

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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