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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110131

Dossier : IMM-3072-10

Référence : 2011 CF 98

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Beaudry

 

ENTRE :

 

DORA AGUDIN SOTO

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), datée du10 mai 2010, selon laquelle la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[2]               La demande de contrôle judiciaire sera rejetée pour les raisons qui suivent.

Faits

[3]               La demanderesse est citoyenne de Cuba et de l’Espagne. Elle a 79 ans et souffre de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé. Lors de son audience devant la CISR, elle n’a témoigné que très brièvement et un représentant désigné veillait à ses intérêts. Son beau-fils a aussi témoigné.

 

[4]               La demanderesse a été persécutée à Cuba en raison de son appartenance au groupe social famille. Son beau-fils est un activiste politique opposé au régime de Castro. Il s’est enfui de Cuba et a été reconnu comme réfugié au Canada en 2002. Depuis ce temps, la demanderesse, demeurée à Cuba, n’a cessé d’être harcelée, discriminée, menacée et agressée; elle et sa fille ont été pointées publiquement comme traîtresses à la nation.

 

[5]               La demanderesse a quitté Cuba en février 2007 pour demander la protection du Canada.

 

[6]               La CISR a accepté la preuve concernant sa crainte de persécution envers Cuba.

 

[7]               La question déterminante était donc de savoir si la demanderesse avait établi une crainte raisonnable de persécution ou une crainte conformément à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) pour l’Espagne.

 

[8]               La commissaire a répondu non à cette question. Tout d’abord, elle a souligné que la demanderesse n’avait indiqué aucune crainte de persécution ni aucun risque mentionné à l’article 97 pour ce pays. Son beau-fils a témoigné que la demanderesse n’avait aucune crainte en Espagne qui serait reliée à sa crainte à Cuba. Sa crainte est plutôt au niveau de la possibilité de la détérioration psychologique et physique qu’elle vivra advenant un renvoi vers ce pays qu’elle ne connaît pas, et où elle n’a aucune famille.

 

[9]               Reconnaissant le fait que la demanderesse ne pourra pas bénéficier d'avantages sociaux parce qu'elle n'a jamais résidé en Espagne, ne relève pas de la persécution mais d'une application d'une loi générale selon la décideure.

 

[10]           La commissaire n'a pas accepté l'argumentation du procureur de la demanderesse à l'effet que les articles 98 et 99 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, pouvaient s'appliquer à cette dernière car elle ne pouvait se réclamer de la protection de l'Espagne à cause de son état. La CISR a estimé plutôt que bien que la maladie soit une circonstance indépendante de sa volonté, la demanderesse pouvait être représentée, assimilant sa situation à celle des enfants mineurs dont on s'attend à ce que les parents demandent la protection en leur nom.

 

[11]            En déclarant que la protection demandée doit avoir un lien avec une crainte mentionnée aux articles 96 et 97 de la LIPR, la commissaire s'est considérée sans pouvoir afin de tenir compte des considérations humanitaires existantes dans ce dossier.

 

[12]           Finalement, la CISR a constaté que les personnes qui sont citoyens de plusieurs pays doivent faire la preuve d'une crainte bien-fondé de persécution ou d’un risque prévu à l'article 97.

 

 

[13]           La demanderesse est d'opinion que ce sont des questions de droit qui sont soulevées ici et en conséquence la norme de contrôle devrait être celle de la décision correcte. De l'autre côté, le défendeur croit plutôt que ce sont des questions mixtes de droit et de fait et que la norme devrait être celle de la décision raisonnable. De toute façon, que la Cour considère qu'il s'agisse de la norme correcte ou raisonnable, les motifs à la base de la décision de la CISR rencontrent les deux normes en question.

 

[14]           La législation pertinente peut-être retrouver en annexe.

 

[15]           La demanderesse souligne qu'elle a rencontré son fardeau de preuve concernant sa crainte de persécution à l'endroit de Cuba car la CISR l'a reconnue au paragraphe cinq de sa décision (dossier du tribunal, page 2).

 

[16]           La question donc qui reste à déterminer est celle de savoir si cette dernière rencontre les dispositions des articles 96 et 97 de la LIPR concernant l'Espagne.

 

[17]            Dans un premier temps, elle soumet qu'elle a rempli son fardeau de preuve en ce qui concerne l'article 96(a) car elle « ne peut » se réclamer de la protection de l'Espagne en raison de son état de santé. Le fait que la commissaire au paragraphe 11 de sa décision, assimile la situation de la demanderesse à celle des enfants mineurs est une erreur de droit. En effet selon la demanderesse, prévoir qu’un représentant légal demande la protection pour elle est un ajout au texte de l'article 96(a) de la LIPR.

[18]           Dans un deuxième temps, à l'aide de l'arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, elle considère que d'exiger qu'elle fasse la preuve d'une crainte de persécution vis-à-vis l'Espagne constitue la deuxième erreur de droit. Selon elle, dans Ward, le juge La Forest a décidé à la page 751:

« En examinant la revendication d’un réfugié qui bénéficie de la nationalité de plus d’un pays, la Commission doit se demander si le demandeur ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de chaque pays dont il a la nationalité ». (je souligne)

 

[19]           Le juge La Forest a donc mis de l'emphase sur le mot « protection » et a aussi précisé que certaines dispositions de la Convention n’étaient pas reprises dans la législation du temps, notamment quant à la double nationalité :  Le paragraphe 2 de l’article 1(A)(2) de la Convention de 1951 n’a jamais été incorporé dans la loi sur l’immigration et il n’a donc pas strictement force exécutoire; cependant, il donne un sens approprié à l’expression « réfugié au sens de la Convention » sur ce point (Ward, page 751).

 

[20]           Le paragraphe 2 de l’article 1(A)(2) de la Convention se lit comme suit :

Dans le cas d'une personne qui a plus d'une nationalité, l'expression « du pays dont elle a la nationalité » vise chacun des pays dont cette personne a la nationalité. Ne sera pas considérée comme privée de la protection du pays dont elle a la nationalité, toute personne qui, sans raison valable fondée sur une crainte justifiée, ne s'est pas réclamée de la protection de l'un des pays dont elle a la nationalité.

                                                                                    (Je souligne)

 

[21]           La demanderesse fait aussi référence au para 98 du Guide des procédures et critères appliquées pour déterminer le statut de réfugié qui stipule entre autres que « Lorsqu’il ne peut se réclamer de cette protection, cela tient à des circonstances indépendantes de sa volonté… » pour indiquer qu'elle ne peut recevoir la protection de l'Espagne car ce pays ne lui offre pas une protection efficace à cause de sa législation au sujet des bénéfices sociaux concernant les personnes qui n'ont pas résidées sur son sol pendant une période minimale de cinq ans.

 

[22]           La demanderesse soulève aussi que l’annexe I de la Convention recommande aux gouvernements de prendre les mesures nécessaires pour la protection de la famille du réfugié et en particulier pour « assurer le maintien de l’unité familiale du réfugié, notamment dans le cas où le chef de la famille a réuni les conditions voulues pour son admission dans un pays ».

 

[23]           Enfin, la demanderesse soumet que l'interprétation restrictive de la CISR de l’article 97, ne tient pas compte de « toutes les circonstances y compris les circonstances particulières de la demanderesse » comme il est fait lors de l’évaluation du refuge interne.

 

[24]           Le défendeur plaide que la demanderesse devait démontrer une crainte bien fondée de persécution dans tous les pays dont elle a la citoyenneté, aux termes de l’article 96 de la LIPR, avant de réclamer la protection internationale.

 

[25]           Il cite la cause Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, [2005] 3 RCF 429, où la Cour affirme que :

[19] Il est acquis aux débats que la qualité de personne à protéger est refusée s'il est démontré qu'au moment de l'audience le demandeur a le droit, par de simples formalités, d'acquérir la citoyenneté (ou la nationalité, les deux termes étant employés de façon interchangeable dans ce contexte) d'un pays déterminé à l'égard duquel il n'a aucune crainte fondée d'être persécuté.

 

 

 

[20] Ce principe découle d'une longue suite de décisions commençant par les arrêts rendus par notre Cour dans les affaires Canada (Procureur général) c. Ward, [1990] 2 C.F. 667 (C.A.), et Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Akl (1990), 140 N.R. 323 (C.A.F.), dans lesquels il a été jugé que, si un demandeur d'asile possède la citoyenneté de plusieurs pays, il doit démontrer qu'il a raison de craindre d'être persécuté dans chacun des pays dont il a la citoyenneté avant de pouvoir demander l'asile dans un pays dont il n'est pas un ressortissant. Notre décision dans l'affaire Ward a été confirmée par la Cour suprême du Canada (au para 12 des présents motifs) et ce principe a finalement été consacré par la Loi, à l'article 96, qui parle de « tout pays dont elle a la nationalité ».

 

[26]           Il en va de même sous l’article 97 de la LIPR, la demanderesse devait démontrer un risque personnalisé concernant l'Espagne, ce qui n'a pas été fait ici car elle n’a jamais allégué une crainte de persécution, ni aucun risque selon les deux articles soient 96 ou 97.

 

[27]           Le défendeur se réfère aussi à la décision Covarrubias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 RCF 169, au para 41 où la Cour s'est prononcée sur l'exception prévue au sous-alinéa 97(1)b)(iv) « ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats ». La demanderesse ne peut pas demander la protection au Canada à cause de ses préoccupations au sujet de l'absence de bénéfices sociaux à son endroit par l'Espagne. Ceci ne constitue pas de la persécution ni au sens de l'article 96 ou 97 de la LIPR.

 

[28]           Les arguments de la demanderesse sont très habiles mais ne sont malheureusement pas supportés autant par la législation que par la jurisprudence.

 

 

[29]           Lorsque la CISR fait une analogie en mentionnant le cas des enfants qui peuvent être représentés pour revendiquer l'asile avec un représentant légal pour représenter la demanderesse, je ne suis pas d'avis que la commissaire a ajouté au texte de l'article 96 de la LIPR. En effet, lorsqu'une personne est incapable ou considérée incapable il faut lui désigner un représentant légal.

 

[30]           Quant à l'argument avancé par la demanderesse au sujet de la distinction des mots « protection » et « persécution », je crois que Williams de la Cour fédérale d'appel doit être suivi. La demanderesse me suggère de ne pas tenir compte de cette cause mais plutôt retenir l'arrêt Ward.

 

[31]           Williams a été rendu après la mise en vigueur de la LIPR. Le juge Décary est très clair au sujet des demandeurs qui possèdent plusieurs nationalités «… Le demandeur doit démontrer qu'il craint avec raison d'être persécuté dans chaque pays dont il a la nationalité avant de pouvoir demander l'asile dans un autre pays… ». (je souligne).

 

[32]           Cette cause est l'état du droit aujourd'hui et je ne vois pas comment je pourrais m'écarter de cette obiter. De plus, je dois dire que cette interprétation jurisprudentielle est en tout point conforme à l'esprit et à l'objet de la LIPR.

 

[33]           C'est pourquoi, il m'est impossible de conclure que la décision de la CISR est incorrecte ou déraisonnable. L'interprétation des articles pertinents de la LIPR par la commissaire ainsi que du Guide n'est entaché d'aucune erreur révisable.

 

[34]           Les conclusions et les motifs pour y arriver sont soutenus par la preuve. L'intervention de la Cour n'est donc pas souhaitable.

 

[35]            Je crois cependant que ce dossier devrait être traité sous l'angle de considérations humanitaires. Je suis persuadé et même convaincu que si une demande en ce sens était faite auprès des autorités compétentes, celles-ci n'hésiteraient aucunement à l'accueillir favorablement à cause des circonstances particulières présentent ici.

 

[36]           La demanderesse propose les questions suivantes pour être certifiées :

a.  Lorsqu'une personne possède une double nationalité et qu'il est admis qu'elle a une crainte de persécution dans l'un de ses pays :

i)                  Cette personne doit-elle démontrer une crainte de persécution dans son autre pays de nationalité ?

ii)                 Lorsqu'il est admis qu'elle-même ne peut demander la protection de son autre pays et qu'un renvoi dans son pays pourrait la condamner à la mendicité ou à une détérioration rapide et marquée de sa santé ou à une mort prématurée, cette personne doit-elle quand même demander la protection de son autre pays de nationalité par elle-même, ou si elle en est incapable, par un représentant ?

 

[37]           Le défendeur s'objecte avec raison à ces deux questions. D'une part la jurisprudence (Williams) a répondu à la première. Quant à la deuxième, il fait remarquer que rien de tel n'est admis. Je partage ces remarques.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n'est certifiée.

 

 

 

« Michel Beaudry »

Juge

 


ANNEXE

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (2001, ch. 27)

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3072-10

 

INTITULÉ :                                       DORA AGUDIN SOTO  c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 19 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                      le 31 janvier 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Le Brun

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Sylviane Roy

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michel Le Brun

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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